Théâtre moderne d’Afrique noire : crever aujourd’hui ou réinventer une renaissance, un nouveau mode de vie…”

Théâtre moderne d’Afrique noire : crever aujourd’hui ou réinventer une renaissance, un nouveau mode de vie…”

Le 26 Juin 1995

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Théâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives Théâtrales
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FAIRE DU THÉÂTRE aujourd’hui en Afrique de manière com­péti­tive à l’échelle inter­na­tionale est d’emblée révo­lu­tion­naire, car il faut bous­culer trop de choses, accepter de pass­er pour un van­i­teux sinon un ven­du qui s’éloigne du « théâtre pop­u­laire », aux yeux des frères qui en font en ama­teurs, pénible­ment et avec amer­tume, sans grand espoir de s’en sor­tir, où pour un « fou pré­ten­tieux à qui clouer le bec », aux yeux de cer­taines autorités qui refusent de voir réus­sir le con­traire de ce qu’ils affir­ment : « les arts et le spec­ta­cle en par­ti­c­uli­er ne sont pas une urgence. Il faudrait d’abord chercher le développe­ment, finir de régler ses prob­lèmes de survie au quo­ti­di­en, et attein­dre le niveau de la civil­i­sa­tion des loisirs. ». Or à l’év­i­dence la faim, la survie, les loisirs et la manière de les gér­er sont avant tout une ques­tion de cul­ture.
Alors, faire du théâtre avec une visée pro­fes­sion­nelle et inter­na­tionale devient, pour l’environnement immé­di­at, une preuve par neuf d’une filouterie, d’un aco­quine­ment avec Les nan­tis. L’on ne perd donc pas de temps pour chercher à en com­pren­dre les mécan­ismes ! On cat­a­logue, indexe et acca­ble de rumeurs les plus fan­tai­sistes, cen­sées liq­uider toute vel­léité de con­tin­u­a­tion, les Com­pag­nies et les Ensem­bles qui ten­tent cette expéri­ence. Mais mir­a­cle ! Ils ne se découra­gent pas ! Pourquoi ?
C’est que pour eux, il s’agit d’une ques­tion de vie ou de mort : créer ou crev­er ! Créer les con­di­tions pour tra­vailler assez, pou­voir au moins nom­mer son désir, au moins don­ner forme à son rêve. Créer des infra­struc­tures nulle part prévues dans les lég­is­la­tions et les bud­gets, créer un pub­lic, bref, recréer une autre vision du monde. Ou crev­er ! Étouf­fer de non-dits, de manque de for­mu­la­tion et de mod­èles. Crev­er de médi­ocrité !
Plusieurs groupes africains ont cepen­dant ten­té cette expéri­ence, las de l’amateurisme, de tourn­er en rond, et de se lim­iter au per­mis et au bien­séant au moment même où rien ne sied plus à per­son­ne. Com­ment crier au monde son ras-le-bol ? Com­ment touch­er l’autre ?
Les créa­teurs ressen­taient la néces­sité d’une parole directe adressée aux âmes et con­sciences, sans inter­mé­di­aire. Les formes les plus rit­uelles de l’art, le théâtre notam­ment, pou­vaient répon­dre au nou­veau besoin d’ex­pres­sion com­mu­nau­taire, à l’in­star de l’Afrique anci­enne… 

Sony Labou Tan­si et le Roca­do Zulu Théâtre de Braz­zav­ille, Con­go : le théâtre parole-arme, la parole neuve 

Sony Labou Tan­si décide de faire de son art, la parole-arme con­tre l’inertie et le mutisme qui envahissent la jeunesse droguée par les « mots d’or­dre » des années 70. Sec­ouer par une parole qui intrigue, qui ne « colle » pas, par des his­toires « illogiques », des « noms de choses et de gens pas com­muns » comme dans les grandes épopées mvèt, dites par des gens qui zéza­yent ou zozo­tent comme un chant d’ivrogne, une parole à bal­ay­er par peur de con­t­a­m­i­na­tion ou à enreg­istr­er dis­crète­ment comme des mots mag­iques volés à un puis­sant prêtre.
Sony Labou Tan­si a dû fonder le Roca­do Zulu Théâtre, tout inven­ter, mis­sions et amis, frères et sœurs, une famille lourde et solide sur les épaules comme une armure, un garde-fou !
Il a fal­lu for­mer jeunes et vieux à oser jouer, par­ler, rire et se moquer à nou­veau, ne serait-ce que de soi-même, pour pou­voir envis­ager un « recom­mence­ment ». Réap­pren­dre à s’aven­tur­er, à explor­er, à trou­ver. Et Le Roca­do Zulu Théâtre voulait mon­tr­er à tra­vers le monde que la vie n’é­tait pas finie en Afrique, que la vie s’y con­ce­vait et s’y vivait mal­gré tout, pour peu que l’on ne perde pas Le con­tact avec cette parole, ce regard et ce con­tact directs qui font le théâtre.
Sony Labou Tan­si a écrit des textes inou­bli­ables comme LA CONSCIENCE DE TRACTEUR, LA PARENTHÈSE DE SANG, JE SOUSSIGNÉ CARDIAQUE, et a aus­si mon­té des pièces éton­nantes telles QUI À MANGÉ MADAME D’AVOINE BERGOTHA, ANTOINE M’A VENDU SON DESTIN, Mot VEUVE DE L’EMPIRE, etc.
Aujourd’hui, émi­nent homme poli­tique dans son pays, Sony se débat pour que la créa­tion de sa com­pag­nie ne s’ar­rête pas. Hélas, l’hydre de la poli­tique politi­ci­enne acca­pare les éner­gies et, même quand Sony affirme que « la poli­tique est chose bien trop sérieuse pour la laiss­er entre les mains des incon­scients », il sait que la parole qui con­tin­uera à forcer les voies de l’évolution, n’est pas celle de ses dis­cours, mais bien celle de son art­théâtre qui de toute façon en Afrique est for­cé­ment poli­tique aujourd’hui, néces­sité vitale de change­ment des sociétés. (1 

Souley­mane Koly et l’Ensem­ble Koté­ba d’Abidijan, Côte d’Ivoire : un théâtre de corps et de voix à la parole pop­u­laire 

Souley­mane Koly, lui, est retourné vers ses tra­di­tions malinké pour trou­ver une expres­sion sus­cep­ti­ble de délivr­er les jeunes de ces peurs de dire sous peine de repré­sailles, qui con­duisent au courage de tuer et qui minent la jeunesse africaine, surtout celle des faubourgs et des bidonvilles, sou­vent dés­co­lar­isée, traquée par la police, sans espoir de trou­ver un emploi et la dig­nité du tra­vail bien fait, con­damnée à la délin­quance, à la drogue et à la crim­i­nal­ité.
Et il a trou­vé ! Le Koté­ba, théâtre satirique et pop­u­laire qui dénonce les tares de la société aux beaux soirs des semailles et des récoltes chez les malinké, pro­tège les jeunes des repré­sailles. Tout indi­vidu quel que soit son rang, peut être remis en cause publique­ment par l’art du Koté­ba, et ne peut y répon­dre que par le même art, tout de même moins dan­gereux que les armes… Pen­dant le Koté­ba, on rit et pleure, l’on chante et danse, l’on joue des per­cus­sions et des rôles, avec une parole vive et atten­dris­sante, enjouée et impi­toy­able, réal­iste et onirique tout à la fois.
C’est vrai que c’est une ques­tion de vie ou de mort, cette notion de voie, de mod­èle, d’idéal ou d’ob­jec­tif àquoi se con­sacr­er ! Que faire pour une jeunesse qui ne con­naît d’elle-même que l’image api­toyée des rich­es sur un con­ti­nent hon­teux, endet­té jusqu’à la sep­tième généra­tion, sans autre espoir de s’en sor­tir que de se couler, se mouler dans l’im­age des autres. ? L’idée la plus sim­ple, la plus petite chance de faire quelque chose par soi-même quitte à en crev­er devient alors un vrai sen­tier ini­ti­a­tique. Un nou­veau « com­mence­ment ». For­mer, reformer, recréer des mots, des images, les vol­er si néces­saire, les digér­er pourquoi pas ?Les autres nous volent bien tout et se l’ap­pro­prient sans ver­gogne !
DIDI PAR-ICI, DIDI PAR-LÀ, EH DIDI, YAKO, ADAMA CHAMPION, FANIKO et TOUS UNIS DANS NOS WAX nais­sent de la nou­velle con­science de pos­séder une langue à soi, sus­cep­ti­ble d’ex­primer sa pro­pre expéri­ence ; la troupe vogue sur les scènes des cinq con­ti­nents. Des petites gamines effarées se trans­for­ment en danseuses, chanteuses et choré­graphes d’avenir. Des gamins anal­phabètes rédi­gent, jouent et met­tent en scène. Des dis­ques et cas­settes avan­cent sur les marchés des hit-parades, des mod­èles d’e­spoir et de com­bat­iv­ité tien­nent des mil­liers de jeunes debout, soucieux de ne pas se laiss­er mourir. 

Une esthé­tique théâ­trale par­lant d’une parole pop­u­laire de pre­mier niveau, sophis­ti­quant et com­plé­tant sa forme par un tra­vail rigoureux du corps et de la voix se des­sine à l’horizon et fait déjà des adeptes. Elle com­plète et ouvre des per­spec­tives à des travaux antérieurs de recense­ment et de per­pé­tu­a­tion des chants et dans­es tra­di­tion­nelles menés par les tra­di­tion­al­istes comme Rose Marie Guiraud et autres bal­lets nationaux. Un art de vivre en découle pour ces jeunes désor­mais con­scients de leur rôle de pio­nniers et de phares ! Les préjugés, les ségré­ga­tions ajoutent au besoin d’ef­forts sur le sen­tier de la quête et à la néces­sité vitale de créer ses pro­pres solu­tions…

Werewere Lik­ing et le groupe Ki-Yi M’Bock d’‘Abidjan, Côte d’Ivoire : un théâtre mode de vie 

Quant à nous, au vil­lage Ki-Vi, nous avons choisi de pra­ti­quer le théâtre comme la forme d’art vivant nous per­me­t­tant de rassem­bler autour d’un même pro­jet, d’une même œuvre, le plus grand nom­bre de créa­teurs de divers­es dis­ci­plines. Écrivains, acteurs, chanteurs, musi­ciens, per­cus­sion­nistes, danseurs, pein­tres, sculp­teurs, déco­ra­teurs, styl­istes et cou­turi­ers, met­teurs en scène et choré­graphes, cha­cun appor­tant sa créa­tiv­ité, son intel­li­gence, sa sen­si­bil­ité et son engage­ment total. 

Dans les con­textes citadins de notre con­ti­nent affaib­li, jamais l’ex­pres­sion « l’u­nion fait la force » n’a autant eu de rai­son d’être ; le manque de poli­tique cul­turelle val­orisante pour les créa­teurs, d’infrastructures de créa­tion et de struc­tures d’aide à la créa­tiv­ité ou de pro­mo­tion des œuvres de l’esprit, force à inven­ter des solu­tions dont la pre­mière nous sem­ble être la sol­i­dar­ité… 

Notre esthé­tique théâ­trale répond à une néces­sité vitale, à notre com­mune aspi­ra­tion de créer de belles choses par nous-mêmes, mal­gré nos faibles moyens, de faire de cette créa­tiv­ité notre pro­fes­sion et d’en vivre digne­ment… 

Il s’agit donc pour nous, avant de créer des spec­ta­cles qui expri­ment notre créa­tiv­ité à tous, d’in­ven­ter quo­ti­di­en­nement les con­di­tions qui per­me­t­tent cette créa­tiv­ité, un style de for­ma­tion adap­té à nos besoins, les pos­si­bil­ités de tra­vailler suff­isam­ment pour attein­dre un niveau com­péti­tif, les cir­cuits de dif­fu­sion de ce tra­vail, donc des publics, mais surtout, les moyens de notre exis­tence au quo­ti­di­en pour ren­dre tout cela pos­si­ble. C’est cer­taine­ment parce que notre théâtre nous con­fronte con­stam­ment à la réal­ité quo­ti­di­enne qu’il a dû se pra­ti­quer comme un art de vie. 

Notre vie, nous nous efforçons de la rêver nous-mêmes comme une utopie, c’est-à-dire libérée de tout ce qui bloque notre con­ti­nent aujourd’hui : l’ig­no­rance de nos pro­pres cul­tures et de notre his­toire, le manque de remise en ques­tion des cou­tumes désor­mais inef­fi­caces et de réé­val­u­a­tion de nos acquis, le blocage de cir­cu­la­tion des éner­gies africaines à l’intérieur de l’Afrique, la trop grande dépen­dance de nos moin­dres ini­tia­tives à des aides extérieures. 

Nous pen­sons qu’en nous atte­lant à con­tourn­er ou résoudre ces prob­lèmes à notre petite échelle au quo­ti­di­en, nous rap­pro­chons l’u­topie de la réal­ité. 

Voilà pourquoi, nous avons voulu que notre vil­lage soit panafricain, c’est-à-dire rassem­ble des cul­tures de divers­es orig­ines africaines, les sor­tant du cadre trib­al ou nation­al pour en faire une cul­ture con­ti­nen­tale, à l’état micro­cos­mique d’un vil­lage urbain, certes. Mais nous vivons notre vil­lage comme la cel­lule pri­maire d’un mou­ve­ment des­tiné à provo­quer ou à per­me­t­tre d’en­vis­ager la nais­sance ou la relance d’une cul­ture nou­velle à l’échelle con­ti­nen­tale, d’au­tant que nous essayons de dif­fuser au max­i­mum nos créa­tions en Afrique comme sur tous les autres con­ti­nents. 

Nous tenons compte du fait que les médias africains dif­fusent surtout ce qui est pro­duit ou cap­té par les médias étrangers et essayons d’u­tilis­er ces faib­less­es de manière à en faire des atouts au ser­vice de notre mou­ve­ment. Nous ten­tons à pal­li­er le prob­lème de l’ig­no­rance de nos cul­tures et de notre his­toire en nous achar­nant à une recherche à tra­vers les tra­di­tions orales des uns et des autres, à tra­vers les pro­duc­tions artis­tiques des dif­férents peu­ples déjà recen­sées et con­signées dans les musées et les livres etc. C’est pourquoi nous avons nous-mêmes Créé un musée pour par­ticiper à la con­ser­va­tion de notre pat­ri­moine cul­turel, qui est la pre­mière école de notre regard. 

Le théâtre africain dis­pose ain­si d’une matière con­crète et très riche qui nous éloigne des théâtres de mas­tur­ba­tion et des dés­espérantes ron­des abstraites « intel­lec­tu­al­isantes » des civil­i­sa­tions trop repues qui ne savent plus trop à quoi vouer leur com­bat, et à quelque chose, mal­heur est bon­heur comme on dit chez nous ! 

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Écrit par Werewere Liking
Née au Camer­oun, Werewere Lik­ing est instal­lée en Côte d’Ivoire. Elle est met­teur en scène et écrivain, auteur...Plus d'info
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