Deschamps/Deschiens ou les bricolages de la petite bourgeoisie ordinaire

Deschamps/Deschiens ou les bricolages de la petite bourgeoisie ordinaire

Le 12 Mai 1989
Philippe Duquesne et Jean-Marc Bihour dans LES FRÈRES ZÉNITH de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff. Photo Boutin.
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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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AU FUR ET À MESURE que crois­sent suc­cès pub­lic et pop­u­lar­ité médi­a­tique, Jérôme Deschamps et sa com­pag­nie subis­sent dans leur pays, de la part des « décideurs » — pro­gram­ma­teurs, cri­tiques dra­ma­tiques et autres éval­u­a­teurs pro­fes­sion­nels — une désaf­fec­tion inverse­ment pro­por­tion­nelle à l’adu­la­tion (par­fois exces­sive) brusque­ment mon­tée en graine au début des années 80, c’est-à-dire encre LA FAMILLE DESCHIENS au Théâtre des Quartiers d’Ivry (1979) et LA VEILLÉE au TNP de Villeur­banne (1985). Auraient-ils donc, dans ce dernier spec­ta­cle, com­mis un crime de lèse­ pro­tecteur en s’at­taquant à l’im­age sacrée de l’an­i­ma­teur socio-cul­curel ? Ou bien se seraient-ils ren­dus coupables, après ces quelques suc­cès con­fi­den­tiels réservés aux abon­nés du ser­vice pub­lic, d’élargir leur audi­ence en inau­gu­rant avec C’EST DIMANCHE une nou­velle chaîne cul­turelle de télévi­sion (« la Sept sur FR 3 », en mai  1987), de se voir attribuer le Molière du meilleur spec­ta­cle musi­cal en 1988 pour LES PETITS PAS, ou pire encore d’avoir osé réalis­er avec suc­cès sur Canal+, à une grande heure d’é­coute, un sketch quo­ti­di­en con­nu sous le titre générique — ô sac­rilège — de ce même spec­ta­cle (les DESCHIENS) recon­nu jadis par le pre­mier quar­teron d’afi­ciona­dos aujour­d’hui déçus et méprisants ?

Médi­ati­sa­tion exces­sive, diront sim­ple­ment les plus éli­tistes par­mi les puri­tains. Ces détracteurs zélés, adeptes incon­di­tion­nels du ser­vice pub­lic et de sa mytholo­gie, auront prob­a­ble­ment oublié qu’au moment où Jean Vilar déci­da de les coopter sur les scènes du Palais des Papes et de Chail­lot, Maria Casarès et Gérard Philipe étaient de grandes vedettes du ciné­ma pop­u­laire, et que lorsque le spec­ta­teur du TNP s’é­mou­vait des mal­heurs de Rodrigue et de Loren­zo, c’est aus­si Fan­fan la Tulipe et le jeune François du DIABLE AU CORPS que son cœur applau­ dis­sait… Com­pro­mis­sion avec des cap­i­taux privés, diront d’autres — comme si seul l’ar­gent pub­lic était pro­pre et pur!… Ou encore, et peur-être plus grave : con­ces­sion dém­a­gogique au rire gras de la France pro­fonde. Il est vrai que la France bien pen­sante, oubliant avec pudeur que ses ancêtres étaient gaulois, n’en finit pas, depuis le XVIIème siè­cle, de régler des comptes avec le rire, sa « nature » et son « essence ». En dépit des efforts dés­espérés de quelques uni­ver­si­taires gal­vanisés par les travaux de Van Gen­nep, Bakhtine et Gaignebec, l’in­tel­li­gentsia française reste dans son ensem­ble bien pru­dente et bien imper­méable aux joies archaïques et pri­maires de la farce, du car­naval, et du grotesque. Héri­tière des dik­tats de Boileau qui déni­ait à Scapin le droit de fig­ur­er au même rang de dig­nité qu’Al­ces­te, la pen­sée cul­turelle unique, juste-milieu, con­sen­suelle et « poli­tique­ment cor­recte », tient tou­jours à dis­tance l’im­pro­vi­sa­tion scabreuse et son cortège aléa­toire de lazz­is, de mas­ca­rades, de bas­ton­nades, d’in­jures, d’ac­ci­dents lan­gagiers et d’ex­al­ta­tion joyeuse du« bas matériel et cor­porel. » Le plus drôle, c’est qu’une celle pudi­bon­derie laïque, aujour­d’hui hégé­monique dans les milieux cul­turels, rejoigne à l’é­gard de Jérôme Deschamps le dis­cours de cen­sure et d’ex­com­mu­ni­ca­tion récem­ment tenu par le Saint Siège à l’é­gard de Dario Fo, cet autre grand saltim­banque incor­rect et inclass­able, adoré du pub­lic pop­u­laire, tou­jours écartelé entre tréteau forain et petit écran.

« On n’ad­met pas volon­tiers, dit Jean-Loup Riv­ière, — et la remar­que vaut aus­si bien pour LES PRÉCIEUSES RIDICULES — qu’il y ait autant de pen­sée, autant de « philoso­phie » dans LE MARIAGE FORCÉ que dans LE MISANTHROPE » (CONVERSATIONS SUR « DOM JUAN » AVEC JACQUES LASSALLE, P.OL. 1994). Et pour­tant tel est bien ici l’en­jeu de notre pro­pos : ten­ter de mon­tr­er qu’au-delà des juge­ments de valeur fondés sur la hiérar­chie des gen­res et des publics, l’œu­vre théâ­trale de Jérôme Deschamps — à ce jour une perire ving­taine de spec­ta­cles réu­nis par un com­mun imag­i­naire aus­si sin­guli­er que cohérent — relève non seule­ment d’un théâtre pop­u­laire au-dessus de tout soupçon dém­a­gogique, mais égale­ment d’un théâtre d’arc qui, en dépit de son lacon­isme et de sa pré­dom­i­nance visuelle, soit aus­si, selon la belle for­mule d’Antoine Vitez, un théâtre « des idées ».

Enfances

D’une enfance catholique et bour­geoise passée à Neuil­ly sous le signe du scoucisme, il n’y a pas grand chose à dire, si ce n’est qu’elle est éclairée par deux per­son­nal­ités déter­mi­nantes. Un oncle comé­di­en,  Hubert Deschamps, acteur dans la com­pag­nie ani­mée par Jean-Pierre Gre­nier et Olivi­er Hussenot, trans­met à son neveu quelque chose de l’héritage artis­tique et moral de Léon Chancer­el et des Comé­di­ens Routiers, c’est-à-dire aus­si, plus loin­taine­ment, de l’aven­ture bour­guignonne de Jacques Copeau et de ses anciens élèves du Vieux­ Colom­bier. Quant à une cou­sine du côté mater­nel, elle a épousé un cer­tain Jacques Tatis­cheff dit Jacques Tati, cinéaste issu du music hall, réfor­ma­teur du ciné­ma comique français, obser­va­teur minu­tieux de la réal­ité quo­ti­di­enne, inven­teur, avec son Mon­sieur Hulot, d’un per­son­nage d’hurlu­ber­lu naïf, et anti­con­formiste, écartelé comme le Char­lot de Chap­lin entre la plate banal­ité de l’homme ordi­naire et une involon­taire extrav­a­gance, riche de fan­taisie poé­tique. Auteur de quelques rares longs métrages, le réal­isa­teur de MON ONCLE, antic­i­pant les lamen­ta­tions des ama­teurs de renou­veau per­ma­nent, con­fiera à son jeune cousin qu’un « artiste n’a que deux  ou trois idées orig­i­nales à apporter, le reste n’é­tant que vari­a­tions. »

Les ado­les­cences théâ­trales de Jérôme Deschamps se pour­suiv­ent ensuite au lycée Louis-le-Grand, au sein du groupe théâ­tral ani­mé par Patrice Chéreau et Jean-Pierre Vin­cent, avec entre autres, en 1964, les représen­ta­tions des SCÈNES POPULAIRES de Hen­ry Mon­nier et du FUENTE OVEJUNA de Lope de Vega. Puis vient l’heure de la for­ma­tion, avec L’É­cole de la rue Blanche, puis le Conser­ vatoire Nation­al, pro­mo­tion 1973 — celle de Jacques Villeret, Richard Berry, Patrice Ker­brat, Jean-François Balmer, ain­si que d’un cer­tain Daniel Mes­guich qui, cette année-là, dans le cadre des travaux d’élèves, dans un Con­ser­va­toire péd­a­gogique­ment rénové par les récentes nom­i­na­tions de Jacques Ros­ner, Antoine Vitez, Pierre Debauche et Mar­cel Bluw­al, attribue à Jérôme Deschamps le rôle de l’ar­pen­teur K. dans son adap­ta­tion du CHÂTEAU de Kaf­ka.

Mais la ren­con­tre déter­mi­nante, à cette époque, est sans aucun doute celle d’An­toine Vitez qui l’en­gage dès 1973 dans M = M (LES MINEURS SONT MAJEURS), une pièce de Xavier Pom­meret écrite en hom­mage aux ouvri­ers grévistes mas­sacrés à Four­mies le 1er mai 1891. Il le réen­gagera ensuire en 1976 pour le rôle de De Ciz dans PARTAGE DE MIDI de Claudel alors qu’il est pen­sion­naire à la Comédie-Française, puis l’an­née suiv­ante, à Ivry, pour la créa­tion d’IPHIGÉNIE HÔTEL de Michel Vinaver.

Nour­ri au dis­cours artis­tique et idéologique extrême­ment exigeant d’An­toine Virez, Jérôme Deschamps pour­ra lui pro­pos­er pour Ivry — ain­si qu’à Jack Lang pour Chail­lot (donc Vitez est alors le con­seille artis­tique) — les esquiss­es bal­bu­tiantes de ses pre­mières créa­tions : BABOULl­FICHE ET PAPAVOJNE (1973), duo de clowns beck­et­tiens avec faux nez inter­prété de con­cert avec Jean-Claude Durand ; BLANCHE ALICATA (1977), mono­logue conçu comme une par­o­die de mélo­drame, avec Dominique Val­adié dans le rôle de la fille-mère éplorée ; et surtout LA FAMILLE DESCHIENS au Théâtre des Quartiers d’Ivry (1979), trio mas­culin où pour la pre­mière fois appa­rais­sent le papi­er peint défraîchi, les blous­es, les pous­settes, l’outre à gros rouge, la purée sur le camp­ing gaz, la musique d’An­dré Roos (avant même l’ac­cordéon de Michèle Guigon et les com­po­si­tions à la fois pop­u­laires et savantes de Philippe Rouèche) et le nom de Macha Makeieff au générique du spec­ta­cle …

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Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
#57
mai 2025

Howard Barker

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