« On essaye de parler d’un monde qui tourne mal, mais nous, nous allons plutôt bien »

« On essaye de parler d’un monde qui tourne mal, mais nous, nous allons plutôt bien »

Entretien avec Armel Roussel

Le 14 Mai 1989
Yoan Blanc et Karim Barras dans LES EUROPÉENS de Howard Barker, mise en scène Armel Roussel. Photo Philippe Baste. (Photo de répétition).
Yoan Blanc et Karim Barras dans LES EUROPÉENS de Howard Barker, mise en scène Armel Roussel. Photo Philippe Baste. (Photo de répétition).

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Yoan Blanc et Karim Barras dans LES EUROPÉENS de Howard Barker, mise en scène Armel Roussel. Photo Philippe Baste. (Photo de répétition).
Article publié pour le numéro
Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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MIKE SENS : Tu viens juste de démar­rer les répéti­tions des EUROPÉENS avec ta com­pag­nie Utopia pour la pro­duc­tion au Théâtre Varia dans le cadre du Kun­sten Fes­ti­val des Arts à Brux­elles. Qu’est-ce qui t’as guidé dans ton tra­vail dra­maturgique durant cette pre­mière phase ?

Armel Rous­sel : Une phrase de Julia Kristé­va : « Il y a dans l’ab­jec­tion de ces vio­lences et obscures révoltes de l’être con­tre ce qui le men­ace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exor­bi­tant, jeté à côté du pos­si­ble. ( … )» En relisant la pièce m’est apparu soudaine­ment son côté humain, alors que j’avais tou­jours vu d’abord son côté poli­tique. Les per­son­nages sont rich­es et com­plex­es, et je me suis demandé ce qui pou­vait les reli­er cous. Et ce pour­rait être cette notion d’ab­jec­tion. Ce sont cous des per­son­nages abjects. Même chez les plus petits per­son­nages, ceux que l’on ne voie qu’une scène. Et l’ab­jec­tion est poussée jusqu’à un point de vue psy­ch­an­a­ly­tique. On peut lire la pièce de manière poli­tique unique­ment, on peut aus­si la lire en ne se con­cen­trant que sur l’hu­main, et quand on la lit en imagi­ nant qu’elle a été écrite par un psychana­lyste, ça marche aus­si com­plète­ment. C’est très trou­blant.

M. S.: À par­tir de cette notion les per­son­nages com­men­cent à pren­dre corps ?

A. R.: Kristé­va explique ce qu’est « l’ab­jec­tion per­son­nelle » ; et on pour­rait l’ap­pli­quer à cha­cun des per­son­nages et la dévelop­per, pour cer­tains la men­ace sem­ble venir du dedans, pour d’autres ce sera du dehors. L’ab­jec­tion peut pass­er par le rejet de soi, le rejet de l’autre, de l’autre sexe, de l’o­rig­ine, des par­ents.

L’ab­jec­tion est une notion très impor­tance pour LES EUROPÉENS, il s’ag­it de savoir quelle est la lim­ite de leur con­di­tion de vivre. Quand Starhem­berg va chez les mis­éreux et dit : « Je l’ai attrapé en fla­grant délie, la gueule dans le bide du cadavre », c’est le som­met de l’ab­jec­tion, c’est la con­fronta­tion à la mort iden­ti­fiée qui est le con­traire de la mort sig­nifiée.

M. S.: Com­ment se passe le tra­vail avec les comé­di­ens ?

A. R.: Avant de tra­vailler en équipe, je fais des ren­con­tres indi­vidu­elles avec les comé­di­ens, je les vois deux ou trois fois cha­cun, et on dis­cute unique­ment de leur per­son­nage. Chez Bark­er cout est telle­ment com­plexe, qu’il est impos­si­ble à la sim­ple lec­ture de voir les par­cours indi­vidu­els. En faisant cela, il nous est apparu une cohérence totale du tra­jet des per­son­nages. Une cohérence qui pré­sup­pose que les per­son­nages ont con­tin­ué à vivre dans leur temps d’ab­sence sur scène. Quand les per­son­nages revi­en­nent, ils one vécu quelque chose pen­dant le laps de temps écoulé où ils n’é­taient pas sur scène.

L’im­péra­trice par exem­ple, je la voy­ais plus comme une reine de cartes qu’autre chose, et en faisane ce tra­vail-là, on se rend compte que c’est un per­son­nage impor­tant, peut-être même plus impor­tant que l’empereur Léopold, et on s’aperçoit qu’elle par­le unique­ment à Starhem­berg ou de Starhem­berg. Tout d’un coup on voit que cout se répond, une ques­tion posée trou­ve sa réponse cinquante pages plus loin, et coure la pièce est con­stru­ire de cerce façon là.

M. S.: Serait-elle comme une caisse de réso­nance pour Starhem­berg ?

A. R.: Par exem­ple, l’im­péra­trice lors de sa dernière inter­ven­tion dans la scène 3 du ler acte dit à Starhem­berg : « Il faut inven­ter l’Eu­ropéen mai menant, à par­tir des morceaux cassés. Coller la tête à l’utérus et ain­si de suite. » Et Starhem­berg lui répond pen­dant la scène 8 : « Je veux fab­ri­quer un nou­v­el homme et une nou­velle femme mais seule­ment à par­tir des morceaux de l’an­cien mod­èle. Le nou­v­el homme et la nou­velle femme insis­r­eraient sur leur nou­veauté absolue. »

Et l’im­péra­trice répond, comme s’il n’y avait pas eu cinq scènes entre les deux répliques : « Je ne pense pas, Starhem­berg, que eu aies vrai­ment saisi le car­ac­tère de l’époque, vous ne trou­vez pas) Je pense que l’Eu­rope a besoin de roco­co et d’un peu de jazz ! »

M. S.: Ver­tig­ineux !

A. R.: En ayant fait la total­ité des par­cours, la pièce ne nous sem­blait plus quelque chose d’ob­scur. Mon adap­ta­tion resserre la quan­tité de per­son­nages, il n’y a que neuf comé­di­ens, et ils ont tous des tra­jec­toires forces. Il y a aus­si une notion de des­tin très présence pour cha­cun d’en­tre eux. Après avoir fait ensem­ble une semaine de tra­vail à la table, on a relu la pièce et, très éton­nam­ment, ce qui nous avait sem­blé un chaos ter­ri­ble qui devait dur­er trois heures, nous est apparu clair, flu­ide : un spec­ta­cle de deux heures. Comme si cet objet étranger était devenu nôtre.

M. S.: J’ai eu la même impres­sion en traduisant la pièce. Il faut dü temps pour ren­tr­er dans l’u­nivers bark­e­rien.

A. R.: Bark­er déroute parce qu’il brise les con­ven­tions. Et en même temps, il ne donne pas de répons­es. Il insin­ue des choses et puis il casse ce qu’il vient d’insin­uer. C’est donc une pièce de choix, c’est à dire : une pièce où il faut faire des choix à l’in­térieur de sa struc­ture même afin de pou­voir la met­tre en plateau.

Sans ces choix, à mon avis, elle ne tient pas sur scène. Et c’est là que ça devient intéres­sant et déli­cat : il faut faire en sorte que les choix ne soient pas des répons­es, il faut sauve­g­arder l’am­biguïté tout en choi­sis­sant. Par exem­ple encre Starhem­berg et la vieille femme dont on ne sait pas si c’est sa mère véri­ta­ble ou pas. On a décidé de dire que c’é­tait sa vraie mère. Pourquoi cette con­fu­sion ?

Je suis intime­ment per­suadé qu’il s’ag­it d’une rela­tion d’inces­te encre Starhem­berg et sa mère. C’est clair quand l’im­péra­trice entre et dit : « Madame, votre mag­nétisme a plus d’ef­fet sur cet homme que toutes les cinq cents cham­bres du Kaiser­hof. Je trou­ve que votre fils est un porc remar­quable. » Je fais le choix de dire : il y a inces­te, mais ce choix-là, je ne peux pas le mon­tr­er, parce que si je le mon­tre, j’en­lève. Ce qu’il faut, c’est que je le sig­ni­fie. Quand l’im­péra­trice entre, elle doit sur­pren­dre quelque chose, une rela­tion, un rap­port, une sen­sa­tion, qui lui dis­ent à elle tout de suite qu’il y a inces­te, mais elle ne doit pas les sur­pren­dre en train de faire l’amour.

Pro­pos recueil­lis à Brux­elles le 4 mars 1998 par Mike Sens, et retran­scrits par Julie Bir­mant.

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#57
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