Pour Giorgio Strehler
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Pour Giorgio Strehler

Le 10 Mai 1989
Article publié pour le numéro
Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
57
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DANS CE GRAND AMPHITHÉÂTRE de la Sor­bonne où nous ne sommes loin ni du Pont Neuf où se dres­saient les tréteaux des théâtres de foire, ni de l’Opéra Comique où les Ital­iens, comme on les appelait alors, atti­raient le tout Paris, aucun de ces acteurs n’au­rait pu penser avoir accès. Aujour­d’hui, bien tris­te­ment, grâce à Gior­gio Strehler, cet inter­dir est levé. Car que fut-il sinon « un ital­ien à Paris » ? Son théâtre dans cet entre-deux s’est accom­pli, va-et-vient qui l’a con­duit de Jou­vet au Pic­co­lo et de Goldoni à l’Odéon. Il avait fini par con­stituer une « ital­ian­ité française » comme dis­ait Bernard Dore, son ami, dont les pre­miers textes parus dans la célèbre revue Théâtre pop­u­laire ont large­ment ceu­vré à la répu­ta­tion du Pic­co­lo. Aujour­d’hui nous devons aus­si lui ren­dre hom­mage ! Mais cous deux sont absents. Et seul survit le sou­venir de leur pas­sion pour le théâtre comme « généra­teur de social­ité », leur com­bat pour un théâtre sol­idaire, et jamais soli­taire. Le cre­do strehle­rien voulait que « le théâtre soit une manière de l’homme d’être avec l’homme ».

« Seuls les poètes one une voca­tion » dis­ait-il. Il a fondé son ceu­vre sur cette con­vic­tion, mal­gré le regret de ne pas avoir trou­vé son poète à lui. Strehler qui affir­mait son impuis­sance à se livr­er à la pre­mière per­son­ne a fait du texte l’oc­ca­sion d’une lec­ture cri­tique et d’un aveu dis­simulé. Il défendait la « com­préhen­sion sen­si­ble » de l’es­sai qui ren­voie à la France de Mon­taigne et érige l’œu­vre mon­tée en fil­tre de la sub­jec­tiv­ité. Mais sa voie se pré­cisa aus­si grâce à l’Alle­magne d’où venait Brecht dont la ren­con­tre le trans­for­ma et lui per­mit de pro­pos­er des chefs-d’œu­vres scéniques où s’est accom­plie la syn­thèse exem­plaire encre le pro­jet brechtien et l’én­ergie strehléri­enne. Il se place au cœur de ce tri­an­gle de la mise en scène gui se dessi­na dans les années 50 encre Paris, Berlin et Milan.

Strehler a trou­vé dans le monde du XVIIIe son ter­ri­toire élec­tif où dis­tance et prox­im­ité se réc­on­cilient. Les per­son­nages de Goldoni, qu’il suc exal­ter plus que nul autre, émer­gent dans l’in­ter­stice entre hier et aujour­d’hui, inter­stice habité par la con­science du temps. Le maître des éclairages qu’il était, fut le pre­mier à intro­duire l’ex­péri­ence des saisons qui se suc­cè­dent et du jour qui décline jusqu’à l’ob­scu­rité donc sou­vent la rampe est entourée. Elle aspire con­stam­ment des per­son­nages épanouis d’abord dans les lumières chaudes du plateau, foy­er d’une exis­tence agitée et d’un plaisir de jeu extrême. Au pub­lic d’au­jour­d’hui ces per­son­nages per­me­t­tent la recon­nais­sance, mais col­orée par la mélan­col­ie d’une éloigne­ment léger… l’é­cart tem­porel ne rend pas étrangers les hommes et les femmes qui s’agi­tent à Chiog­gia ou sur un campiel­lo véni­tien. Ils sont nos proches. Strehler nous a appris à les aimer, mal­gré leurs égare­ments pas­sagers. La scène strehléri­enne, en effet, n’a jamais fait de nous des juges, mais tou­jours des témoins. Témoins séduits par l’hu­man­ité que le met­teur en scène de génie parvient à engen­dr­er. « Je fais du théâtre parce que l’on y fait de l’hu­main chaque soir » aimait-il répéter.

Strehler n’a jamais douté de la scène qu’il a su ériger mieux que quiconque en car­refour de la cul­rnre et du quo­ti­di­en. Ici seule­ment les comé­di­ens par­venus au som­mer de leur dévo­tion au spec­ta­cle passent avec fougue de la gestuelle des pêcheurs aux cita­tions de Chardin, et de l’acharne­ment des dis­putes au raf­fine­ment de Guar­di. Il fut le valet du monde et du théâtre, ses deux maîtres.

Avec Tchekov et Shake­speare, Strehler com­mença le grand cycle des adieux. Adieu à l’en­fance embaumée dans la cham­bre rem­plie de jou­ets que Lioubov et Gaev quit­tent à jamais, adieu au pou­voir donc Lear se défait pour se retrou­ver pur devant la mort, enfin adieu à l’il­lu­sion que Prospéro aban­donne en libérant Ariel et en brisant à jamais sa baguette mag­ique. Le met­teur en scène, deve­nait son alter ego, prêt à quit­ter lui aus­si son art dont il avait épuisé les secrets. Strehler met­tait en scène la fin, fin somptueuse des maîtres et des artistes. Son théâtre deve­nait tes­ta­men­taire.

Exas­péré par les attaques des poli­tiques, Strehler envis­ageait, en début d’an­née, d’ou­vrir le nou­veau Pic­co­lo avec Mozart, le seul à même, m’a-t-il dit, de le blanchir des caches gui l’avaient tant sali. « Mozart, au sec­ours ! » cria presque le maître dont l’ap­pel ne fur qu’à moitié enten­du … il ne parvînt pas à achev­er COSI FAN TUTTE.

« Mozart, de quoi mou­rut-il ? se demandait Strehler. « De musique ?» Et lui, de quoi mou­rut-il ? « De théâtre ».

Strehler a voulu faire de Mozart l’oc­ca­sion d’une renais­sance, mais lorsqu’il s’est agi de célébr­er la mémoire du Pic­co­lo qu’il fon­da, avec Pao­lo Gras­si, voici cinquante ans, il se fia à son ancien amour pour Arle­quin. Il le ressus­ci­ta, de nou­veau, pour faire l’éloge du théâtre et de ses exploits, mais cette fois-ci par une sorte d’é­trange pressen­ti­ment, Arle­quin évanoui ne réap­pa­raît pas comme jadis en deus ex machi­na et ne se pro­file pas non plus en ombre chi­noise … cette fois-ci la nuit, précédée d’un orage, tombe sur lui. Elle l’en­gloutit et lui inter­dit le retour. Comme si Strehler savait déjà que c’é­tait son dernier ARLEQUIN. l’œu­vre ultime rejoint l’œu­vre du début et le cer­cle se ferme sur un demi-siè­cle de théâtre.

Aujour­d’hui Strehler dis­paru, c’est Fer­ru­cio Soleri, inter­prète his­torique d’Ar­le­quin gui vient recevoir les insignes du pres­tigieux titre. Le met­teur en scène et son dou­ble. Ain­si, la mort du maître rend encore plus sur­prenante une céré­monie impens­able deux siè­cles aupar­a­vant : Arle­quin à la Sor­bonne. Et ceci grâce à Strehler qui aujour­d’hui s’est retiré en nous léguant cet Arle­quin qui, pour quelques temps encore, garde vivant le bon­heur de son théâtre.

Dis­cours pronon­cé pour la remise du titre de doc­teur hon­oris causa à Gior­gio Strehler par l’U­ni­ver­sité de la Sor­bonne nou­velle, Paris II. 

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