Tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ?

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Tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ?

Le 15 Jan 2016
Hamlet-Machine, mise en scène Marc Liebens, Paris, 1980. Photo © Claude Bricage
Hamlet-Machine, mise en scène Marc Liebens, Paris, 1980. Photo © Claude Bricage
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Brux­elles, le 11 novem­bre 1979.

Cher Bernard Dort,

Ham­let-Machine
Hein­er Müller
H… M…

Tout texte s’in­scrit dans un espace inau­guré par son titre et clô­turé par le nom de son auteur… Il ne me paraît pas gra­tu­it de com­mencer cette cor­re­spon­dance par le rap­proche­ment de ce qui se trou­ve, nor­male­ment, séparé par le texte.
H. M. se divise en deux.
N’est-ce pas une façon d’en­tr­er dans le vif du sujet ? Le sujet, dans le texte, n’est-il pas ques­tion­né à vif ?
D’ailleurs, au tout début du tra­vail dra­ma­tique, nous avons pen­sé que ce texte pou­vait être joué par un seul comé­di­en ou par 25 per­son­nes (si pas 25, 36, ou 5, ou 7…).
Ques­tion un peu académique : finale­ment, pour des raisons économiques, nous avons opté pour une par­ti­tion à deux voix : une voix d’homme et une voix de femme. Mais avec des moyens financiers, la ques­tion resterait val­able. Müller, il me sem­ble, met ici en cause, et d’une façon rad­i­cale, la notion même de dis­tri­b­u­tion : impos­si­ble, dans Ham­let-Machine, d’at­tribuer le rôle d’un per­son­nage à une per­son­ne de comé­di­en. S’il y a une voix d’homme et une voix de femme, d’en­trée de jeu, comme per­son­nages, elles se définis­sent par ce qu’elles ne sont pas/plus : « J’é­tais Ham­let… » c’est donc qu’il ne l’est plus ; « Je suis Ophélie que la riv­ière n’a pas gardée », tout le monde sait qu’une Ophélie qui ne serait pas noyée ne serait plus tout-à-fait une vraie Ophélie.

Le texte, d’ailleurs, est tra­ver­sé par toute une chaîne sig­nifi­ante qui inscrit l’écart entre le per­son­nage et le sujet par­lant. Il y a bien, sur le plateau, une per­son­ne de comé­di­en, avec sa voix, avec son corps, mais ce qui se dit, je pense, n’est pas la vérité d’un per­son­nage qui s’exprimerait. Quand l’homme est nom­mé par Müller, il s’ap­pelle « l’in­ter­prète d’Ham­let », et la femme, qui s’ap­pelle Ophélie, com­mence son dernier frag­ment par : « C’est Élec­tre qui par­le »… un per­son­nage de tragédie grecque.

Qui donc par­le et joue devant nous ?
Et ce qui est ver­tig­ineux, c’est que se situ­ant entre l’être (Ham­let) et ne l’être pas, le per­son­nage l’est davan­tage que s’il avait com­mencé par affirmer qu’il l’é­tait !
Oui, être ou ne pas être… Il me sem­ble que la ques­tion, ici, serait plutôt « être et ne pas être », comme quoi, Müller sait la fragilité (ou la non per­ti­nence) du champ ontologique, et qu’au­jour­d’hui, la ques­tion est plutôt de savoir com­ment on vit quand on est entre le mythe (le théâtre) et l’His­toire, entre la psy­ch­analyse (Album de famille) et l’écri­t­ure (Peste à Buda / Bataille pour le Groen­land), entre le désir (de jouer, puis d’écrire) et l’at­tente de son objet (une sit­u­a­tion révo­lu­tion­naire, un des­ti­nataire, un pub­lic).

C’est Müller ici qui par­le : « En 1977, je con­nais mon des­ti­nataire moins qu’autre­fois ; aujour­d’hui, plus qu’en 1957, les pièces sont écrites pour les théâtres, non pour le pub­lic. Je ne vais pas me tourn­er les pouces jusqu’à ce qu’une sit­u­a­tion (révo­lu­tion­naire) vienne à se présen­ter. (…) Que reste-t-il ? Des textes soli­taires en attente d’his­toire. Et la mémoire trouée, la sagesse craque­lée des mass­es men­acées d’ou­bli immé­di­at. Sur un ter­rain où la leçon (Lehre) est ici pro­fondé­ment enfouie et qui en out­re est miné, il faut par­fois met­tre la tête dans le sable (boue, pierre) pour voir plus avant. Les tau­pes savantes ou le défaitisme con­struc­tif. »

J’aime beau­coup ce texte qui est comme le fonde­ment d’HamI­et-Machine. Le fonde­ment intel­lectuel de cette pro­fonde schiz­o­phrénie que racon­te la pièce de Müller. Si Hein­er Müller se divise en Ham­let et Machine, il se divise aus­si en inter­prète d’Ham­let et Ophélie-Élec­tre, en sujet jouant Shake­speare et en sujet écrivant… Ham­let, son pro­pre drame, et son pro­pre drame, c’est qu’il est dou­ble : « J’agite, étran­glé par l’en­vie de vom­ir, mon poing con­tre moi-même… », « mes rouleaux sont salive et cra­choir, couteau et plaie, dent et gorge, cou et corde ». Bref, on n’en sort pas d’être et de ne pas être, d’être le sujet et l’ob­jet…
D’être, aus­si, dés­espoir et jouis­sance. J’aime ce sujet qui ne se con­stru­it que de se détru­ire.
Dans le numéro que la revue Silex con­sacre à Ham­let, j’ai lu un arti­cle de Gilles Lep­ovet­sky inti­t­ulé « Jouis­sance d’Ham­let ». ll par­le du per­son­nage de Shake­speare, mais c’est tout un pro­gramme pour celui de Müller. Ham­let jouit pro­fondé­ment du théâtre — c’est bien con­nu — et de la ruse (à pro­pos de la mis­sion en Angleterre, avec Flosenkrantz et Guildern­stein), celle-là même à laque­lle Müller fait allu­sion au début de la pièce… comme la clef du texte, mais don­née en anglais, avec les mots de Shake­speare ( !).

I’m good Ham­let
(…)
Deux­ième clown dans le print­emps com­mu­niste
Some­thing is rot­ten in this age of hope
Lets delve in earth and blow her at the moon.

« Les tau­pes ou le défaitisme con­struc­tif ».
Jouis­sance aus­si de Müller, à retourn­er les sim­u­lacres, à racon­ter le réc­it – devenu – impos­si­ble du héros que l’Histoire ne porte plus et que le Mythe récupère seule­ment pour cette furieuse attente qui se joue sur le Théâtre.
Jouir du manque à jouir… mais de la pos­si­bil­ité de le dire et de le jouer. Il me sem­ble qu’avec Müller, nous sommes au coeur de la ques­tion sur la représen­ta­tion. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il fait un Ham­let-Machine et non un Oth­eI­Io-Machine, je pense. Parce que la ques­tion sur la représen­ta­tion, c’est dans Ham­let qu’elle se joue, tout le monde le sait. Mais elle se pose en ter­mes d’impact sur le pub­lic ; Müller, lui, la déplace.
Il me sem­ble que le tour de force de Müller dans ce texte, c’est d’ar­riv­er, avec un texte éclaté, sans doute, mais fort, intense et beau, à par­ler le manque de parole, à racon­ter le manque d’His­toire, à jouer l’im­pos­si­ble du jeu, etc…
Autrement dit, il n’y a aucun rap­port mimé­tique entre ce qui se représente et ce qui est représen­té, il y a hétérogénéité totale entre le sig­nifi­ant et le référent, entre le théâtre et la vie (au plan des signes et du lan­gage), et cepen­dant, le rap­port entre les deux est là, très fort puisque c’est en faisant du théâtre qu’on dit qu’on ne peut plus en faire.
Il n’écrit pas un texte céli­bataire qui ne ren­ver­rait qu’à lui-même, auto-référen­tiel ; au con­traire, il décrit (et le terme est bien impro­pre, mais je n’en ai pas d’autre sous la machine) com­ment c’est le mécan­isme de I’Histoire lui-même qui finit par pro­duire cette auto-référen­tial­ité si présente aujour­d’hui. En d’autres ter­mes, Müller ne fait pas du post-mod­ernisme, il l’in­scrit dans l’His­toire. En cela, il me paraît pro­fondé­ment brechtien, dialec­tique­ment brechtien…
Là-dessus, je vous passe la parole, parce que, si vous pensez cela
aus­si, vous avez plus que moi tous les mots pour le dire !

Bien. À vous,

Michèle Fabi­en

 


 

Brux­elles, le 18 décem­bre 1979.

Cher Bernard Dort,

J’at­tendais une let­tre, et je reçois votre livre…
J’en profite pour vous remerci­er, d’autant qu’il y est ques­tion d’Hamlet. Je regarde la table des matières, et je trou­ve un titre : « Ham­let partout ». p. 321. Je m’y reporte, et je lis :

1 . Ce n’est pas (…) un hasard si, cette année (1977), le théâtre est revenu, avec prédilec­tion, à Shake­speare et, dans |’oeu­vre de celui-ci, à la pièce où le jeu entre le théâtre et la réal­ité, entre l’in­di­vidu et l’his­toire est le plus ouvert et le plus ambigu. J’en­tends, bien sûr, Ham­let.
2. Le Ham­let (…) de Lioubi­mov, nous par­le d’une réal­ité que nous con­nais­sons bien : celle d’une société où le pou­voir prend toutes les formes pos­si­bles, même celle du social­isme, pour per­pétuer
l’op­pres­sion.
3. Celui de Ben­no Besson dans une dra­maturgie de Hein­er Müller et de Matthias Lang­hoff (…) est la comédie d’un homme jeune se heur­tant aux décom­bres d’une société sclérosée et s’y brisant,
4. et celui de Peter Zadek, à Bochum, dans une usine désaf­fec­tée, une ter­ri­ble et inter­minable (…) his­toire de clowns et de fous, une farce bur­lesque et sanglante où Polo­nius est inter­prété par une femme, où les smok­ings alter­nent avec les pour­points et où le Grand Guig­nol côtoie le slap-stick et la tragédie — un Ham­let en quelque sorte mis en scène par Ham­let lui-même.

Fin de cita­tion (numéroté par moi).

Et tout à coup, je sais ce que je ne savais pas : il me devient évi­dent que Hein­er Müller met en jeu sa pro­pre mémoire de spec­ta­teur. Et puis, j’ajoute que sur sa frus­tra­tion de dra­maturge qui ne peut jamais lire qu’une seule pièce dans un seul texte, il écrit ici qua­tre théâtres dif­férents. Trois théâ­tral­ités pour Ham­let, une pour Ophélie : c’est la même écri­t­ure théâ­trale (ou à peu près) qui se répar­tit en deux frag­ments.
Tou­jours déjà mères ou putains, sans grands renou­velle­ments, les femmes ne lais­sent guère de traces « pro­duc­tives » dans les mémoires des spec­ta­teurs. Mais je n’avais pas l’in­ten­tion de vous par­ler du per­son­nage d’OphéI­ie dans cette let­tre-ci.

Et main­tenant, qua­tre « points » à par­tir du texte de Müller, je les numérote aus­si, parce que je vois un rap­port entre eux et ce que vous écrivez, mais il s’ag­it d’une sim­ple cor­re­spon­dance et non d’une équiv­a­lence terme à terme.

1 . Ham­let-Machine
2. « Dois-je, puisque c’est la cou­tume, enfon­cer un bout de fer dans la viande la plus proche ou celle d’après pour m’y agrip­per puisque la terre tourne ».
3. « Le décor est un mon­u­ment. Il représente, agran­di cent fois, un homme qui a fait date. Son nom est inter­change­able. L’e­spérance ne s’est pas réal­isée… » Extrait du frag­ment 4 inti­t­ulé « Peste à Buda. Bataille pour le Groen­land ».
4. ll faut relire le frag­ment 3, celui inti­t­ulé Scher­zo.
Celui qui nous a fait le plus souf­frir !

Pourquoi cette lec­ture à la fois kitch et grotesque d’un Ham­let devenant femme, donc putain, et dansant avec Hor­a­tio pen­dant que brille le can­cer du sein d’une madone ? Et aus­si, com­ment met­tre en scène ce frag­ment qui ne con­tient que trois répliques et dont les indi­ca­tions scéniques racon­tent tout un théâtre, voire tout un opéra (un décor de philosophes morts… une galerie — bal­let de femmes mortes…) Tout un opéra avec toute une his­toire, celle d’un intel­lectuel nou­veau qui se fait hon­nir par la vieille uni­ver­sité, et dont la tra­jec­toire s’achève dans la dérélic­tion — devenir putain — et dans la pétri­fi­ca­tion — « immo­bil­i­sa­tion sous le para­pluie ».

À lui tout seul, ce frag­ment est la matrice de tout un spec­ta­cle, totale­ment dif­férent, dans sa théâ­tral­ité, de tout ce qui précède et de tout ce qui le suit ; dans Peste à Buda, il n’y a plus guère de théâ­tral­ité. Et pour­tant, on peut le lire aus­si comme la con­tin­u­a­tion directe du tra­jet du per­son­nage qui, ne voulant plus être Ham­let¹, ira jusqu’au bout de l’a­mi-rôle et devien­dra femme — pour être sûr, sans doute, d’échap­per au sché­ma oedip­i­en de Shake­speare ! — dans une relec­ture à la fois grotesque et dérisoire de la pièce de Shake­speare. Son dégoût est sans doute aus­si fort que celui du doc­teur Jiva­go, l’in­tel­lectuel human­iste dont Müller se moque au début du frag­ment 4, mais qui a quand même le dernier mot : il relit Ham­let — ou le racon­te — comme le réc­it absurde de la pour­ri­t­ure vers quoi tend toute vie et, fen­dant les têtes de Marx, Lénine et Mao, c’est lui qui provoque ce cauchemar de l’époque glaciaire. ll y a, sem­ble-t-il, comme l’amorce d’un jeu de microstruc­tures ; ceci pour sig­naler en pas­sant, que la pièce n’est nulle­ment un délire, mais un texte d’une con­struc­tion très sophis­tiquée.

Mais naturelle­ment, l’ac­teur, lui, pour savoir quoi jouer n’a que faire des micro-struc­tures et la ques­tion de l’enjeu du jeu s’est posée dans Scher­zo d’une façon plus aiguë que dans les autres frag­ments. Il nous est apparu très vite, et pas seule­ment pour des raisons finan­cières, que nous ne pou­vions pas « matéri­alis­er » sur le plateau les images du texte. À quoi cela pou­vait-il bien servir de mon­tr­er le cer­cueil, la madone au can­cer du sein, Hor­a­tio et son para­pluie, des fig­u­rants pro­fesseurs d’u­ni­ver­sité qui auraient lancé leurs livres sur Ham­let ? Les didas­calies de Müller sont plus poé­tiques que fonc­tion­nelles, la représen­ta­tion men­tale qui s’opère à par­tir du lan­gage n’est pas la même que celle qui s’opère à par­tir de l’im­age. Le dire et le mon­tr­er ne provo­quent pas les mêmes réso­nances, les mêmes con­no­ta­tions. Bref, par­ti­sans comme nous le sommes d’une écri­t­ure scénique autonome qui dis­sémine le sens et ne redou­ble pas celui du texte, l’idée de faire fonc­tion­ner les indi­ca­tions scéniques comme telles ne nous a guère effleurés ; Scher­zo, quelle que soit sa forme, c’est du texte, à dire et à jouer.

Par ailleurs, la ques­tion de la déri­sion du per­son­nage ne nous quit­tait pas ; liée à celle du théâtre cri­tique. Ne plus inscrire sur le plateau le point de vue — de type méta­textuel – du met­teur en scène, puisqu’il est ici en empathie avec celui de l’au­teur ; ne pas non plus illus­tr­er un texte qui risque, au mieux de se faire redou­bler, au pire, de se voir réduit par un jeu con­tin­gent. Certes, l’histoire de Müller n’est pas la nôtre, mais cela ne sig­ni­fie pas qu’elle ne nous con­cerne pas, que nous ne pre­nions pas en compte les ques­tions et l’it­inéraire de ce per­son­nage qui se con­stru­it au théâtre sous nos yeux. ll fal­lait jouer sur et avec le temps théâ­tral, c’était refuser d’é­clair­er le début à la lumière de la fin, c’é­tait intéri­oris­er le temps matériel de la représen­ta­tion, c’était pren­dre en compte, totale­ment, chaque moment du proces­sus (brechtien, non ?). Et puis, même si nous ne sommes pas tra­ver­sés par le mur de Berlin, même si nous n’avons pas vécu le stal­in­isme dans notre vie quo­ti­di­enne, cela n’empêche pas que nous soyons con­cernés par le rap­port du per­son­nage à l’héroïsme épique, à la psy­ch­analyse, au grotesque, à l’ab­surde, à la dérélic­tion, à Shake­speare, à l’His­toire.

La ques­tion est donc de savoir ce qui s’inscrit sur un plateau de la con­nivence d’un auteur et d’un met­teur en scène.
Je réponds en vrac : le temps, la musique, le corps, le texte. La pièce maitresse du frag­ment est un tan­go : la musique se joue au rythme nor­mal, mais les corps ralen­tis­sent la danse au max­i­mum. Je dis les corps, parce qu’il s’ag­it d’un homme et de trois femmes tous habil­lés du même smok­ing. Comme des per­son­nages dis­sous, comme pour trac­er une ten­sion entre le corps et la représen­ta­tion par le cos­tume ; quelque chose d’un théâtre a dis­paru, je pense, au prof­it de l’inscription sur le plateau de quelque chose qui ne représente rien d’autre que soi-même. Les déam­bu­la­tions, ralen­ties elles aus­si, qui entourent le tan­go ne sont pas là non plus pour représen­ter autre chose que des corps qui se dépla­cent dans un espace théâ­tral éclairé au néon et qui, si cela se trou­ve, peu­vent éventuelle­ment par­ler dans l’om­bre. Comme s’il n’y avait plus rien à éclair­er qui soit sûr…
Pourquoi ne pas jouer notre ten­ta­tion à nous de la dérélic­tion ? Et puis, lais­sons donc ouverte la ques­tion de savoir ce qu’Hamlet a dans la tête quand il dit : « Je veux être une femme ». Ce que je peux vous affirmer, c’est que le texte s’en­tend et que la danse se regarde ; comme au théâtre…

Pour nous, il était impor­tant d’inscrire le spec­ta­teur dans le dou­ble réseau de ce qui est vu et de ce qui est dit, qu’il se situe à l’in­térieur ou au-dehors, il est obligé, je crois, d’inventer sa pro­pre posi­tion de spec­ta­teur de théâtre.
Et puis, ce smok­ing, vête­ment bour­geois de soirée et de céré­monie, c’est une façon de désign­er que nous savons que l’Histoire de Müller n’est pas exacte­ment la même que la nôtre, mais c’est une façon aus­si d’in­scrire la nôtre en rela­tion avec la sienne, tout en évi­tant d’en écrire une qui serait là à la place d’une autre refoulée, occultée, déri­sion­née, exaltée… que sais-je ? tout ce qu’on peut faire avec l’Histoire !

Voilà. J’aimerais qu’en un autre temps, on par­le un peu de la femme, mais aujour­d’hui, j’en reste là, parce que j’at­tends vos propo­si­tions ;
j’e­spère tout de même vous avoir don­né envie de venir voir le spec­ta­cle !

Bien ami­cale­ment,

Michèle Fabi­en
P.S.(1) ll est frap­pant de con­stater que toute la dynamique de la pre­mière par­tie Album de famille se des­sine à par­tir d’un per­son­nage qui, refu­sant d’être Ham­let, va tout faire pour ne l’être pas : il ren­tre à temps pour l’en­ter­re­ment de son père, du Roi, dont il sait, lui, que c’est un exploiteur, il per­turbe la céré­monie, il accepte que l’as­sas­sin « sail­lisse » la veuve, il se moque du fan­tôme de son père dont il sait qu’il n’a rien à lui dire (le fan­tôme, d’ailleurs, est un rôle muet), il demande qu’Ho­r­a­tio change de rôle, il fait l’amour avec sa mère… Être aus­si fidèle­ment infidèle, c’est un peu une sorte de per­for­mance… Ne pas être Ham­let à ce point, c’est l’être bien davan­tage.

 


 

Paris, le mar­di 18 décem­bre 1979

Chère Michèle Fabi­en,

Beau­coup de retard à répon­dre à votre let­tre H.M., et ce ne sera pas une réponse : quelques réflex­ions — ou diva­ga­tions (je pense à un titre, de Valéry, je crois, « mau­vais­es pen­sées et autres »)? — en marge de votre let­tre, d’une relec­ture de Ham­let-machine et d’un arti­cle de The­ater heute (10/79) : « Es ist ein eigen­tüm­lich­er Appa­rat- Ver­such über Hein­er Müllers Ham­let­mas­chine » de Genia Schulz et Hans-Thies Lehmann. Je n’ai même pas eu le temps de lire le vol­ume de glos­es (170 pages con­tre 8 de Hein­er Müller) qui, sous la direc­tion de Theo Gir­shausen, a déjà été con­sacré à Ham­let-machine… Tant pis : je m’aven­ture.

Par­tons d’un fait : Shake­speare n’est pas, ou n’est plus, notre con­tem­po­rain. Il par­lait d’un monde qui change, qui tourne sur ses gonds, qui devient autre, pour le meilleur ou pour le pire. Il inven­tait un théâtre à la mesure de ce change­ment. Tout puis­sant ou impuis­sant. Évidem­ment, il était partagé entre un passé mythique et un présent dif­fi­cile, dan­gereux, chao­tique mais, si j’ose dire, cer­tain.

Nous n’en sommes plus là, aujour­d’hui. Notre passé (la lutte anti-fas­ciste, la Résis­tance, la Révo­lu­tion…) est déchu. Et notre présent, incer­tain, indéchiffrable. Cepen­dant, nous con­tin­uons d’être han­tés par le désir (et la peur) d’un grand change­ment. Donc, nous jouons encore Shake­speare.

Nos deux façons de jouer Shake­speare :

ou retrou­ver le rêve d’un grand théâtre d’his­toire. D’un théâtre où se con­fron­tent l’in­di­vidu et la société, le jeu et la néces­sité, la magie et la souf­france. Peut-être d’un théâtre épique, mais dégagé du corset berlin­er-ensem­blien. Par exem­ple, La Tem­pête et surtout Le Roi Lear de Strehler. Peut-être aus­si, dif­férem­ment, le Comme il vous plaira de Peter Stein. Bref, encore et mal­gré tout, un théâtre de la con­nais­sance (y com­pris de la con­nais­sance du théâtre).

ou jouer notre éloigne­ment de Shake­speare. Le théâtre dérisoire et/ou forcené de l’im­pos­si­ble (aujour­d’hui) change­ment. Et voici que nos Ham­let se dédou­blent, se détriplent, que nos Ophélie se mul­ti­plient, que des miroirs de théâtre ne font plus que refléter le théâtre, que les mots (des mots traduits) s’emmêlent et s’an­nu­lent… quitte à laiss­er la parole, un court moment, à des comé­di­ens d’au­jour­d’hui se racon­tant une blague de la Chi­noise. Je pense, bien sûr, au Ham­let de Mes­guich, mais, les miroirs excep­tés, peut-être y avait-il de cela aus­si dans celui (que je n’ai pas vu) de Peter Zadek — un Ham­let mis en scène par un pro­tag­o­niste dégradé en per­son­nage de boule­vard (à ce que j’ai pu en lire)?

Hein­er Müller, lui, fait l’un et l’autre — et autre chose. Car il ré-écrit Ham­let. Et il annule l’un par l’autre. La grande visée his­torique et la déri­sion théâ­trale. Il les mélange, les téle­scope. Son texte est un ter­ri­ble digest de Ham­let et de notre temps. Quelque chose comme une sanglante « com­pres­sion ».

Trois instances dans Ham­let-machine : le per­son­nage (le Ich ou le je), l’his­toire (la machine), le théâtre (peut-être le mon­u­ment ; aus­si « l’ar­mure vide, hache dans le casque », l’ar­mure ter­ri­ble).

Deux par­cours :

celui d’Ophélie « que la riv­ière n’a pas gardée » et qui « va dans la rue, vêtue de (son) sang ». Mais qui fini­ra Élec­tre, « immo­bile dans cet embal­lage blanc (…) des ban­delettes de gaze de bas en haut» ;

celui de Ham­let-inter­prète de Ham­let : du drame de Ham­let, com­primé jusqu’à l’inces­te, à l’emprisonnement final dans l’ar­mure, une fois fendues les têtes de Marx, Lénine et Mao, un moment méta­mor­phosés en « trois femmes nues ». Donc, le retour à l’époque glaciaire.
Avec le dou­ble épisode cen­tral : celui des révoltes et du retire­ment dans son pro­pre corps, « seul avec mon sang ».

Et, pour les deux, l’ab­sence de mod­èle shake­spearien : « Mon drame n’a pas eu lieu. Le man­u­scrit s’est per­du. Les comé­di­ens ont accroché leurs vis­ages au clou dans le ves­ti­aire. Dans son trou, le souf­fleur pour­rit. Les cadavres des pes­tiférés empail­lés dans la salle ne remuent pas des mains ».

Et la dis­pari­tion du per­son­nage, du sujet, de l’au­teur : « Mise en pièces de la pho­togra­phie de l’au­teur ».

Ham­let-machine : non plus le drame d’un per­son­nage aux pris­es avec les autres, l’his­toire ou/et le théâtre, mais le drame même du sujet dévoré par (ou dévo­rant) les autres, l’his­toire et, en fin de compte, le théâtre. Le théâtre refuge du crime ?

À ce point, je retrou­ve, bien sûr, la déf­i­ni­tion lap­idaire des pièces didac­tiques par Hein­er Müller : « Des textes soli­taires en attente d’his­toire ».

Ham­let-machine, alors, un texte soli­taire qui n’at­tend plus l’his­toire, qui n’at­tend plus rien, puisqu’il a tout dévoré — et lui-même : j’en­tends le sujet, le Ich – dernière instance de tout théâtre -, puisqu’il s’est can­ni­ba­lesque­ment dévoré lui-même.

Pour attein­dre (retrou­ver ?) l’époque glaciaire et l’im­mo­bil­ité des stat­ues ou des armures.

Reste toute­fois la voix — ces deux voix (car il y a en a bien deux : l’homme et la femme. Je ne conçois pas un Ham­let-machine — ou une Ham­let-machine — joué(e) par un seul comé­di­en. Ni par 25).

Et le fait de pou­voir dire, crier. Et crier à un pub­lic. Ou seule­ment à un spec­ta­teur ?
Peut-être est-ce ce que Hein­er Müller appelle un « avis de recherche ».

« Avis de recherche » de Shake­speare et d’un grand théâtre/histoire — dis­parus. Toute­fois, ils ont lais­sé des traces : celles, pré­cisé­ment, que Hein­er Müller a assem­blées, com­primées et brouil­lées ici.

Et une parole brève, pressée : celle (dou­ble) d’un (dou­ble) sujet sus­pendu (la corde au cou) entre l’histoire et le théâtre.

Puisque vous en revenez à Brecht, je ne peux faire moins que vous imiter : peut-être, est-ce là, aujourd’hui encore, un pro­jet brechtien — en ce qu’il est cri­tique de l’histoire et cri­tique du théâtre. Mais chez Hein­er Müller, la cri­tique s’est faite cri. Et voilà Artaud…

Mais je doute d’avoir dit quelque chose — et répon­du à votre attente.

Bernard Dort

Voilà donc — mais ce n’est pas une let­tre (à qui est — elle adressée ?), plutôt des bribes de notes (mais pour quoi?).
Voyez si vous pou­vez en faire quelque chose.
Je quitte Paris demain, jusqu’au 29.
Je doute de pou­voir pour­suiv­re cette (fausse) cor­re­spon­dance. Qu’en pensez-vous ?

Ami­cale­ment

Bernard Dort
18/12/79

La seconde partie de cette correspondance sera publiée sur le blog le vendredi 22 janvier 2016.
couv AT3
Ce texte a été publié dans le numéro 3 d'Alternatives théâtrales en février 1980.
couv AT63

Le numéro 63 d'Alternatives théâtrales est consacré à Michèle Fabien.
Non classé
Théâtre
Heiner Müller
Numéro 3
104
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Antoine Laubin
Antoine Laubin
Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.Plus d'info
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