Un théâtre en état d’alerte

Entretien
Théâtre

Un théâtre en état d’alerte

Entretien avec Jean-François Peyret réalisé par Georges Banu

Le 24 Déc 2009

A

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 102-103 - Côté Sciences
102 – 103

GEORGES BANU : Nous pou­vons engager cet entre­tien à par­tir de ce spec­ta­cle de référence qui reste LA NATURE DES CHOSES, à par­tir du texte de Lucrèce. Il me sem­ble qu’à ce moment-là s’engage, alors encore en com­pag­nie de Jean Jour­d­heuil, le défi de pas­sage du « côté des sci­ences » et de leur con­fronta­tion avec le plateau et, implicite­ment, la représen­ta­tion…

Jean-François Peyret : En sor­tant de TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, tu m’as dit que ce spec­ta­cle te rap­pelait le LUCRÈCE 1, et qu’il était réca­pit­u­latif, tes­ta­men­taire, autant dire. Je pou­vais en rester là et donc mourir tran­quille. J’y ai sérieuse­ment pen­sé. De fait, que ces deux spec­ta­cles qu’une ving­taine d’années sépar­ent aient un air de famille, au fond, je l’espère bien. J’aimerais penser qu’un fil plus ou moins vis­i­ble lie tous ces travaux, même si les modes de fab­ri­ca­tion ont changé : je tra­vaille seul et mon prob­lème n’est plus de porter au théâtre des textes non dra­ma­tiques, comme dans les années qua­tre-vingts. Mais il est vrai que, ne mon­tant pas des textes déjà écrits, ne sautant pas d’un auteur à l’autre, ou pas­sant du théâtre à l’opéra et retour, la cohérence éventuelle du tra­vail ne peut tenir à la per­ti­nence d’un réper­toire ; je suis mon petit bon­homme de chemin. Com­mencer à faire du théâtre, c’était une façon de me met­tre en marche, en route, en chemin, après mes foirades lit­téraires de la décen­nie d’avant où je fai­sais du sur­place, ham­léti­sant sur la ques­tion écrire ou ne pas écrire, m’adonnant pen­dant ce temps à dif­férents petits métiers lit­téraires : uni­ver­sité, édi­tion, jour­nal­isme. Main­tenant si ce chemin fait itinéraire qui se tient un peu, tant mieux. Un cri­tique doté d’un GPS dra­maturgique devrait pou­voir décrire l’itinéraire qui va de Lucrèce à Galilée. Pour le dire autrement, chaque spec­ta­cle est gros du suiv­ant, et c’est vrai depuis le pre­mier, LE ROCHER LA LANDE LA LIBRAIRIE, d’après les ESSAIS de Mon­taigne 2, spec­ta­cle matriciel (le LUCRÈCE est aus­si con­tenu dans le MONTAIGNE, de même que les ESSAIS sont bour­rés du DE RERUM NATURA) dont le TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE est un palimpses­te, la présence d’Oliver Per­ri­er dans les deux spec­ta­cles en témoignant. Mais on pour­rait aus­si bien dire que ce dernier spec­ta­cle con­tient tous les précé­dents, Mon­taigne, Lucrèce, – il fait même allu­sion à Müller –, sans par­ler bien sûr des plus récents. J’ajouterai seule­ment que le chemin n’existait pas et qu’il a fal­lu pass­er à tra­vers champs, c’est le cas de le dire. Pas un sen­tier de grande ran­don­née, dûment bal­isé ; j’ai sou­vent cru me per­dre. Trêve de métaphore : ce que ces spec­ta­cles ont en com­mun, c’est leur refus du mimé­tique, le rejet d’un théâtre d’imitation de la vie, avec fable et per­son­nages, leur ten­ta­tive, comme chez Lucrèce, toutes choses égales d’ailleurs, de con­fron­ter et de con­juguer la con­nais­sance et la lit­téra­ture, l’effort de penser et le désir de poésie. Barthes aurait pu par­ler d’un théâtre de la math­e­sis plutôt que de la mimè­sis. Un théâtre libéré du fardeau de la représen­ta­tion des hommes en train d’agir (les mar­quis­es qui sor­tent à cinq heures, les ventes pathé­tiques de ceri­saies), et qui est plutôt atten­tif, oui, à la « nature des choses », donc aus­si aux choses de la nature (cela nous con­duira à par­ler de la sci­ence), un théâtre qui est intrigué par l’aventure de la pen­sée… Et c’est une aven­ture trag­ique, ou c’est celle du trag­ique, mais non le trag­ique d’un héros par­ti­c­uli­er, mais celui de l’espèce humaine, avec ce pilote fou à bord, le cerveau, ce cerveau trop gros dont nous avons essayé de par­ler dans LES VARIATIONS DARWIN et qui est peut-être le per­son­nage prin­ci­pal de mon théâtre.

G. B.: Ce que tu dis sur l’itinéraire, plutôt sur la pour­suite d’un chemin pro­pre mar­qué par l’attrait pour ce qui se développe d’un spec­ta­cle à l’autre, me rend mélan­col­ique, moi, déplore mes égare­ments et l’impossibilité de choisir. Chez toi, la con­cen­tra­tion dont tu par­les m’invite tout de même à t’interroger sur le fait de faire ou de ne pas faire une dif­férence entre le théâtre de la pen­sée et le théâtre des idées ?

J.-F. P.: Que tu fass­es référence au théâtre des idées ne me sur­prend pas… J’avoue n’avoir jamais très bien cher­ché à com­pren­dre ce que Vitez entendait par le théâtre des idées, ni les con­séquences que ce mot d’ordre a eues sur le théâtre qu’il fai­sait. Évidem­ment, je sais bien que le théâtre des idées n’est pas un théâtre à idées, celui qui servi­rait des idées sur son plateau pour les illus­tr­er ou les vul­garis­er, des idées préal­able­ment mûries dans le cerveau des philosophes ou des curés. Je sais surtout que le théâtre, parce qu’il est vivant, spec­ta­cle vivant, comme on dit, ne tra­vaille pas sur ou avec des idées mais sur ou avec des mots et des corps, des mots qui passent par les corps, qui entrent dans des corps et en ressor­tent, et que cette opéra­tion, input/output, n’est pas inno­cente. Surtout, je me méfie des idées parce qu’elles font écran à la réal­ité quand elles ne ser­vent pas de drogues de sub­sti­tu­tion à cette réal­ité. J’ai eu des idées pen­dant une péri­ode de ma vie, dis­ons, du milieu des années soix­ante à la fin des années soix­ante-dix, des idées marx­istes, ten­dance Brecht. Je ne les renie pas, con­traire­ment à d’autres, mais c’était des idées, rien que des idées ; mon cerveau était com­mandé par un ou plusieurs algo­rithmes et manip­u­lait ces idées comme une machine ferait, mais je, moi, ne les pen­sais pas (je souligne), je les « com­putais ». Toutes les machines ne pensent pas. Brecht, au con­traire, on ne peut pas dire qu’il ne pen­sait pas ; c’était quand même un grand dialec­ti­cien.

Peu importe aujourd’hui ; il en résulte que je me méfie des idées : elles ont une ten­dance à devenir fix­es. Elles ont une valeur d’échange (on échange des idées, l’horreur!), alors qu’on peut par­ler d’usage de la pen­sée. De fait, le théâtre m’a aidé à me débar­rass­er des idées, à me dés­in­tox­i­quer, à faire le vide (c’est mon côté ori­en­tal), comme si la scène per­me­t­tait d’éprouver, j’aime ce mot, la pen­sée, par une sorte d’ascèse, un exer­ci­ce, dirait un stoï­cien. Est-ce parce que les corps résis­tent aux mots ? Qu’un corps et même, con­traire­ment à ce qu’on pour­rait croire, un corps de comé­di­en, ne peut pas n’importe quel mot. Que peut un corps ? Ques­tion de philosophe, mais aus­si d’homme de théâtre… On y com­prend, au théâtre (en tout cas dans un cer­tain théâtre, – je ne vais pas jouer lou ravi du plateau –), que penser, ce n’est pas avoir des idées. Des idées, tout le monde peut s’en faire, peut en ven­dre (sou­venons-nous des tuis de Brecht, ils pul­lu­lent aujourd’hui sur les plateaux de télévi­sion), des idées sur le pro­grès, la lutte des class­es, Dieu, le réchauf­fe­ment de la planète, la fra­ter­nité (ça se vend bien et puis ce n’est pas bien méchant), la sauve­g­arde de la nature, la défense de l’humain, que sais-je ? Oui, que sais-je?… Mais penser, c’est un mou­ve­ment, sou­vent un mou­ve­ment con­tre les idées, un mou­ve­ment vivant, si je puis me per­me­t­tre ce qua­si-pléonasme, un mou­ve­ment tou­jours au présent, comme est tou­jours au présent ce qui se passe au théâtre, c’est tou­jours aus­si en train de com­mencer. On se met à penser, on est en train de penser ; les idées, on les a eues ou on se fait avoir par elles. Un mou­ve­ment inchoat­if ? Peut-être. Penser avec ou par le théâtre, pour moi, ce n’est pas me faire une opin­ion (sou­vent, hélas ! syn­onyme de l’idée);j’ai l’impression de penser par le théâtre, quand, dans mon méti­er, j’ai de la matière vivante devant moi, sur laque­lle je peux expéri­menter, de la matière vivante, c’est-à-dire des corps et qui par­lent. Quand je fais du théâtre, je sens que mon cerveau pense (je dis ça mod­este­ment, je n’ai que trop con­science des per­for­mances lim­itées dudit organe) et pour autant je n’ai pas la moin­dre idée, je ne sais pas com­ment dire ça. Au théâtre, on fait corps avec la pen­sée ; si on y réflé­chit, c’est le con­traire de l’incarnation. Le corps qui se fait pen­sée ? Ce n’est pas le verbe qui s’incarne, c’est la bidoche qui pense. Ça me plaît assez.

G. B.: Com­ment inter­préterais-tu l’écartèlement entre ces axes de recherche qui porte surtout sur le proces­sus de la pen­sée, sur sa dynamique, et le fait que dans ton théâtre il y a tou­jours ou presque des fig­ures pré­cis­es, telles que Tur­ing, Dar­win, Galilée… Elles cristallisent plutôt…

J.-F. P.: Axe, le mot me va, parce qu’on tourne autour d’un axe. Il est peut-être meilleur que ceux de prob­lème ou de matière à penser que j’aurais plutôt employés. Mais je ne par­lerais pas d’écartèlement parce que, par hasard, par chance, diraient les Anglais, il arrive que ces axes de recherche, ces ques­tions qui m’agitent et que j’essaie d’agiter, sans doute pour m’en débar­rass­er, arrivent à moi par ce que tu appelles juste­ment des fig­ures. Plutôt : je tombe sur elles, une sorte de séduc­tion.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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