Un autre théâtre de la preuve

Théâtre
Réflexion

Un autre théâtre de la preuve

Le 22 Déc 2009
Olga Kokorina, Elina Lowensohn, Nathalie Richard, Graham F. Valentine et Alexandros Markeas dans LE CAS DE SOPHIE K. de Jean-François Peyret et Luc Steels, mise en scène de Jean-François Peyret, Tinel de La Chartreuse de Villeneuve Les Avignon, Festival d’Avignon 2005. Photo Pascal Gely, agence Bernand.
Olga Kokorina, Elina Lowensohn, Nathalie Richard, Graham F. Valentine et Alexandros Markeas dans LE CAS DE SOPHIE K. de Jean-François Peyret et Luc Steels, mise en scène de Jean-François Peyret, Tinel de La Chartreuse de Villeneuve Les Avignon, Festival d’Avignon 2005. Photo Pascal Gely, agence Bernand.

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Olga Kokorina, Elina Lowensohn, Nathalie Richard, Graham F. Valentine et Alexandros Markeas dans LE CAS DE SOPHIE K. de Jean-François Peyret et Luc Steels, mise en scène de Jean-François Peyret, Tinel de La Chartreuse de Villeneuve Les Avignon, Festival d’Avignon 2005. Photo Pascal Gely, agence Bernand.
Olga Kokorina, Elina Lowensohn, Nathalie Richard, Graham F. Valentine et Alexandros Markeas dans LE CAS DE SOPHIE K. de Jean-François Peyret et Luc Steels, mise en scène de Jean-François Peyret, Tinel de La Chartreuse de Villeneuve Les Avignon, Festival d’Avignon 2005. Photo Pascal Gely, agence Bernand.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 102-103 - Côté Sciences
102 – 103

REPRENDRE l’idée brechti­enne d’un « théâtre de l’ère sci­en­tifique », et du même coup « faire du théâtre » plutôt que « pro­duire des mis­es en scène » 1.Telle serait, sous forme con­den­sée, l’ambition de Jean-François Peyret lorsqu’il s’attaque à des mon­u­ments tels que Dar­win ou Galilée. Mais pour mieux com­pren­dre ce que visent ces pro­pos rap­portés, il con­vient d’abord de ne pas réduire trop vite « l’ère sci­en­tifique » à « l’âge atom­ique », ni la chose sci­en­tifique en général aux dis­posi­tifs con­tem­po­rains de la techno­science. Que la sci­ence n’intervienne pas seule­ment comme un objet de réflex­ion, lui-même dif­féren­cié en prob­lèmes sin­guliers (le vivant et la machine, par exem­ple), qu’elle ne se présente pas d’abord comme un thème dra­ma­tique mais qu’elle joue plus fon­da­men­tale­ment le rôle d’un opéra­teur capa­ble d’emporter le théâtre plus loin que lui-même, indique bien qu’il y va d’autre chose ici que d’une resti­tu­tion poé­tique des ques­tions et des trou­bles d’époque (« peurs et fan­tasmes », selon l’expression con­sacrée). La méth­ode de tra­vail mise en œuvre par Jean-François Peyret nous incite d’ailleurs à exam­in­er plus par­ti­c­ulière­ment le genre de con­nivence que peut entretenir un homme de théâtre avec le mode de pen­sée des hommes et des femmes de sci­ence, au-delà des motifs mythologiques asso­ciés aux fig­ures du Savant 2. Biol­o­gistes, math­é­mati­ciens ou physi­ciens : mobil­isés en chair et en os ou à tra­vers leurs écrits, ces sci­en­tifiques ne se con­tentent pas de nour­rir l’inspiration du dra­maturge par con­ver­sa­tions et textes inter­posés ; on se dit qu’ils doivent jouer le rôle d’aiguillon, d’échangeurs ou de dérailleurs, qu’ils incar­nent une espèce de principe d’instabilité qui empêche la petite machine théâ­trale de se fer­mer sur elle-même.

Si cette intu­ition se con­fir­mait, il faudrait mon­tr­er pré­cisé­ment com­ment un cer­tain régime de cir­cu­la­tion de pen­sées et d’affects échap­pés de l’activité sci­en­tifique – res­saisie à tra­vers ses moments d’invention, de doute ou de détente rêveuse – vient con­trari­er les habi­tudes d’un théâtre mod­erne encore fon­da­men­tale­ment aris­totéli­cien, autrement dit gou­verné par la logique de la fable, ordon­né aux cohérences linéaires et aux syn­thès­es psy­chologiques. Car il y a autant de naïveté à se représen­ter la sci­ence comme un mon­u­ment glacé, étranger à l’errance et à la pas­sion, réduit à une pro­ces­sion d’abstractions et de pro­to­coles tech­niques, qu’à s’imaginer qu’il suf­fit de boule­vers­er le dis­posi­tif de la scène, de bris­er les lignes nar­ra­tives ou de dis­tribuer partout des sujets clivés ou des dis­cours diva­gants, pour échap­per d’un coup à la forme du drame tra­di­tion­nel. Même le chaos a sa poé­tique. Pour ouvrir le théâtre selon d’autres lignes, ce que Brecht et Artaud avaient ten­té par des voies dif­férentes, il devient néces­saire de l’aborder comme une machine, capa­ble de se branch­er sur d’autres… À con­di­tion bien sûr que ces dernières ne soient pas des usines à gaz (la Poli­tique, le Corps, la Sci­ence). Entre un bon drame bour­geois et un « théâtre d’idées » han­té par le démon de l’allégorie, il n’est pas cer­tain qu’on gagne au change.

Il ne serait pas dif­fi­cile de pour­suiv­re sur ce ton, mais pour être tout à fait franc, et pour mieux pré­cis­er du même coup ce qui m’intéresse ici, je dois un aveu au lecteur. Le voici : le théâtre n’est pas mon affaire. C’est un fait, je ne peux m’autoriser d’aucune expéri­ence de spec­ta­teur un tant soit peu con­sis­tante. J’ai peu de goût, en général, pour les textes mis en scène, et donc aus­si pour les pièces de théâtre, du moins lorsque vient le moment de les voir jouées. J’ai lu les trag­iques grecs avec ent­hou­si­asme, mais je n’ai fait que les lire. Inverse­ment, mes meilleurs sou­venirs de théâtre – il m’en reste tout de même quelques-uns – me ren­voient à des auteurs que je n’ai jamais lus pour eux-mêmes en dehors du con­texte sco­laire : Molière m’apparaît aus­si essen­tielle­ment joué que Sopho­cle ou Beck­ett me sem­blent essen­tielle­ment écrits. Et le Petit organon m’est plus fam­i­li­er qu’aucune des pièces de Brecht. Qu’on ne voie dans cet aveu aucune coquet­terie : je vous par­le d’un point aveu­gle. Sans doute le philosophe en moi a‑t-il peu d’indulgence pour la langue de bois qui accom­pa­gne, comme une rumeur, la pro­duc­tion dra­ma­tique ordi­naire. Mélange grandil­o­quent de plat­i­tudes psy­chologiques et d’effusion boy-scout, il n’y est ques­tion que de « présence », d’«intensité d’expérience », de « partage » et d’«échange ». L’agacement sus­cité par ce reg­istre pathé­tique et ses tours de langue ne fait pour­tant que con­firmer une méfi­ance plus générale. Au fond, du théâtre, une seule chose m’apparaît dans le reg­istre de l’évidence et de la néces­sité ; c’est le comique. Mais comme je le préfère au ciné­ma, il est clair que quelque chose m’échappe.

Un peu con­sternés tout de même, des amis qui me veu­lent du bien m’objectent fréquem­ment qu’il faut juger sur pièces, voir ce que les dra­maturges font plutôt que ce qu’ils dis­ent. On m’explique avec beau­coup de patience qu’entre le texte et la per­for­mance, il y a juste­ment le théâtre : son dis­posi­tif, le jeu qu’il organ­ise entre la let­tre et la voix, l’idée et le corps. Et comme je demande à voir, il arrive qu’on m’y con­duise de force : on me sort… C’est ain­si que j’ai ren­con­tré Jean-François Peyret. Le mon­tage du CAS DE SOPHIE K. en four­nis­sait le pré­texte. Un ami com­mun, Dork Zabun­yan, tenait à me présen­ter l’homme de théâtre, parce que, dis­ait-il, son tra­vail touchait à Poin­caré, et plus générale­ment à la sci­ence.

Il se trou­ve que la sci­ence, en tant que philosophe, était dev­enue depuis quelque temps mon affaire. Notre pre­mière con­ver­sa­tion devait naturelle­ment tourn­er autour des math­é­ma­tiques ; il y fut ques­tion plus générale­ment du théâtre comme d’un exer­ci­ce d’«intelligence arti­fi­cielle » capa­ble de sug­gér­er d’étranges rac­cords d’idées, de machin­er des affects nou­veaux. D’abord un peu méfi­ant, je n’ai pas eu de mal à enten­dre ce lan­gage, qui est aus­si celui de la philoso­phie telle que je la conçois. Le mot même de « théâtre » ces­sait de faire écran. « Je ne monte pas de pièce », m’expliquait d’ailleurs Jean-François Peyret, évo­quant un « lab­o­ra­toire de représen­ta­tions » qui procèderait par agence­ment de matéri­aux – textes et images, biographèmes et mythèmes, démon­stra­tions, représen­ta­tions médi­a­tiques, sou­venirs rap­portés, let­tres échangées.

Ce brouillon de Paul Dirac (à gauche) a été publié dans l’article de Paul A. M., Florida State University, Tallahassee. By permission of the Florida State University Libraries.
Ce brouil­lon de Paul Dirac (à gauche) a été pub­lié dans l’article de Paul A. M., Flori­da State Uni­ver­si­ty, Tal­la­has­see. By per­mis­sion of the Flori­da State Uni­ver­si­ty Libraries.
Ce brouillon d’Henri Poincaré (à droite) a été publié dans l’article de Scott Walter intitulé «Henri Poincaré’s Student Notebooks, 1870-1878», Philosophia Scientiæ 1, 1996, 1-17.
Ce brouil­lon d’Henri Poin­caré (à droite) a été pub­lié dans l’article de Scott Wal­ter inti­t­ulé « Hen­ri Poincaré’s Stu­dent Note­books, 1870 – 1878 », Philosophia Sci­en­tiæ 1, 1996, 1 – 17.

Le tra­vail de com­po­si­tion théâ­trale con­sis­terait à ren­dre sen­si­ble un ordre de coex­is­tence entre tous ces frag­ments hétérogènes. Ain­si la « fig­ure » de Galilée, héros de la sci­ence mod­erne, véri­ta­ble insti­tu­tion cul­turelle, a sa place à côté d’une let­tre sur les con­fi­tures de sa fille Vir­ginie, placée au cou­vent. Avant d’activer les réflex­es cri­tiques et d’identifier les con­tra­dic­tions qui tra­vail­lent le dis­cours d’autolégitimation de la sci­ence, il faut se ren­dre atten­tif au fait même de cette coex­is­tence, et aux manières dont elle peut s’organiser dans l’espace et le temps d’une « représen­ta­tion ». Si TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE se donne aus­si comme un remon­tage ou un com­men­taire radi­ographique de LA VIE DE GALILÉE, c’est en organ­isant un espace de vari­a­tion autour de l’Urtext brechtien, et surtout en l’exhibant comme tel, en surlig­nant volon­taire­ment toutes les pris­es, tous les rac­cords qui témoignent de la fab­ri­ca­tion d’un spec­ta­cle de théâtre adéquat au spec­ta­cle lui-même si com­plexe, si strat­i­fié, si hétérogène, de la sci­ence mod­erne.

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Elie During
Né en 1972, maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris Ouest - Nanterre,...Plus d'info
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