DEPUIS LA PARUTION de l’ALBUM DU THÉÂTRE UBU pour les dix ans de la compagnie qui en réalité en fêtait douze (1982 – 1994), les choix esthétiques de Denis Marleau ont considérablement évolué. Sans rien renier de ce goût déterminé des avant-gardes qui, via Jarry et son personnage fétiche, continue de justifier le nom de la compagnie, la déconstruction jusqu’à l’absurde des formes et du langage semble avoir aujourd’hui cédé le pas, dans la quête de l’artiste-philosophe inclassable qu’est Denis Marleau, à la mise en soupçon, jusqu’au vertige, de la démultiplication des images ainsi que de la représentation dans ce qu’elle a de plus énigmatique : les jeux dialectiques, comme chat et souris, de la présence et de l’absence. De cette évolution rendent compte entre autres dans le présent sommaire les contributions respectives de Robert Levesque, Colette Godard, Brunella Eruli, Georges Banu et Jean François Chassay.
Étrange, voire étranger de part et d’autre de l’Océan Atlantique, Denis Marleau l’est par sa double appartenance : à l’Amérique du Nouveau Monde avec ses recherches plastiques, musicales, sonores, ses installations héritées de l’underground et de tous les « off-off » new-
yorkais, ses performances et ses happenings qui renouent parfois dans l’humour avec le canular et les délires potachiques ; à l’Europe du Vieux Continent aussi, dont il subsume en sa conscience toutes les avancées idéologiques et esthétiques : de l’Aufklärung et des Lumières à l’absurde beckettien et à sa mise en crise du personnage et du récit, en passant par le symbolisme, l’expressionnisme, et toutes les autres avant-gardes en «-isme » des années vingt : formalisme, futurisme, cubisme, dadaïsme, surréalisme, voire jusqu’aux très maîtrisés jeux de langage de Queneau, de Perec et de l’Oulipo.