VOICI DEUX SPECTACLES que tout oppose, voici deux spectacles qui laissent des traces, voici deux expressions de « l’excès » au théâtre sans que cet excès ne soit explicite. Aucune radicalité extérieure, aucun symptôme directement provocateur, aucun confort contestataire ! Et pourtant de pareils rendez-vous ne sont pas fréquents. Ici, le théâtre, par sa présence même, rend exigeant l’échange, alerte le public, marque de son sceau la mémoire. On ne sort pas indemne de telles soirées, on les porte avec soi comme le souvenir d’une installation de Kieffer ou de Boltanski. Ce n’est pas le détail d’une solution, le talent d’un interprète, le génie d’un écrivain qui s’imposent mais l’acte dans son intégralité. Il est là, lourd de sens, rempli d’émotions, unique et immobile. Paraître dans la rubrique « en marge », n’empêche pas ces deux spectacles, OBSERVER et TROISIÈME GÉNÉRATION1, de se trouver depuis quelques mois au « centre » du spectateur que je suis. Ils sont complémentaires sur le plan des moyens comme sur celui de la posture adoptée ; ils débordent les limites du théâtre tout en le plaçant au cœur de l’histoire. La forme inventée ne se replie pas sur elle-même, mais surgit des conflits extrêmes dont elle semble être l’émanation scénique.
Le spectacle de Bruno Meyssat, OBSERVER, invité au théâtre de Gennevilliers, a pour point de départ la tragédie d’Hiroshima. Elle a engendré, nous nous en rappelons, des cris et des soupirs, que l’on pense à HIROSHIMA MON AMOUR, aux reportages, aux poèmes, et aux expositions où les mots comme les images n’ont cessé de clamer l’horreur de la bombe. Des consciences furent perturbées, celle de son père, Oppenheimer et, plus encore, celle du pilote qui la lança et ne parvint jamais à retrouver la paix avec lui-même. Tout cela remonte loin et Bruno Meyssat cherche et réussit à restituer le mouvement lent, indéfectible de la mémoire où se sont déposées les traces du cauchemar. Ici il n’y a plus de place pour le mot. Tout est silence. Tout est matière qui renvoie à la gravité ineffaçable de l’expérience, tout écoute la logique fragmentaire d’un passé lourd comme du plomb, épars et brisé. Toute rhétorique de la souffrance écartée, toute gesticulation pathétique censurée, le spectacle nous convie à une cérémonie de la douleur muette. Il m’a rappelé le célèbre film des années soixante, LA FEMME DES SABLES : rien de plus oppressant que la douleur interdite de son, réduite à des déplacements somnambuliques et des sursauts de tendresse tacite. La puissance d’absorption de cet univers qui se meut selon une logique invalide de paroles devient extrême : il nous aspire et, sans toujours déceler le sens de ses énigmes, nous suivons ses apparitions comme dans un rêve tout en éprouvant le sentiment d’une dignité responsable ; comme dans une cérémonie sans faste ni pleurs, quelque part dans un cimetière de campagne, ou comme dans un tableau de Giotto où la présence physique des corps épais, voûtés, repliés sur eux-mêmes disent la débâcle qu’engendre la mort du Christ.
- L’auteure et metteure en scène israélienne Yael Ronen a réuni en « work in progress » des comédiens allemands, palestiniens et israéliens de cette « troisième génération » qui doit vivre avec l’héritage de la Shoah, de l’Holocauste, du conflit au Proche Orient, entre culpabilité et souvenir. DRITTE GENERATION est une coproduction de la Schaubühne de Berlin et du Théâtre National
Habimah de Tel Aviv. ↩︎