Ma ville est « un monde »

Entretien
Théâtre

Ma ville est « un monde »

Entretien avec Emmanuel Demarcy-Mota

Le 27 Juil 2011
Emmanuel Demarcy- Mota et ses comédiens lors des répétitions de CASIMIR ET CAROLINE. Photo Jean-Louis Fernandez

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Emmanuel Demarcy- Mota et ses comédiens lors des répétitions de CASIMIR ET CAROLINE. Photo Jean-Louis Fernandez
Article publié pour le numéro
Couverture du 109 - Le théâtre en sa ville
109

Bernard Debroux : Serais-tu d’accord de dire que le Théâtre de la Ville pour­rait être présen­té comme le lieu de l’expression de la mul­ti­plic­ité des arts dans la ville ? 

Emmanuel Demar­cy-Mota : Des arts vivants, oui, je suis d’autant plus d’accord que cela cor­re­spond à la déf­i­ni­tion qu’en a don­né Jean Mer­cure, le fon­da­teur du Théâtre de la Ville en 1968 : « l’art dans la diver­sité de ses formes, théâ­trales, choré­graphiques et musi­cales ». L’alliance des arts et des forces vitales de la créa­tion con­tem­po­raine, dans toutes les dis­ci­plines, fonde le car­ac­tère unique du pro­jet du Théâtre de la Ville, celui d’une tra­jec­toire que nous souhaitons défendre : un théâtre de notre temps, ouvert au monde entier et à ses inven­tiv­ités artis­tiques, résol­u­ment ancré sur l’accompagnement des artistes. C’est une idée impor­tante, non seule­ment parce qu’elle est fon­da­trice de l’identité du Théâtre de la Ville, mais aus­si parce qu’elle cor­re­spond à ce qui m’anime dans la direc­tion de ce lieu : un théâtre qui cherche à réfléchir sur l’identité de chaque dis­ci­pline, leur évo­lu­tion his­torique, et surtout les liens qui peu­vent se créer entre elles. C’est pourquoi je crois que ce que nous dévelop­pons aujourd’hui s’inscrit dans une con­ti­nu­ité de con­vic­tion, tout en cher­chant à inven­ter des dra­matur­gies plurielles. J’aime observ­er et accom­pa­g­n­er des mou­ve­ments artis­tiques divers, com­pren­dre com­ment le Théâtre peut être poreux à la danse, aux arts plas­tiques, com­ment les autres arts par­ticipent à l’art théâ­tral… C’est aus­si cela ma joie depuis deux ans. Il y a aus­si quelque chose qui vient de plus loin pour moi, dans mon goût pour la ques­tion des arts dans une ville, des liens entre des artistes et une ville. Si un théâtre arrive en lui-même à tra­vailler sur cette pen­sée, à l’accomplir et à la dévelop­per, alors il est, je crois, capa­ble d’inventer une aven­ture nou­velle à par­tir de son époque.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : On par­le beau­coup aujourd’hui d’hybridation des arts, de trans­dis­ci­pli­nar­ité…

B. D. : …d’interdisciplinarité… de syn­er­gies…

E. D.-M. : Ce sont des caté­gories un peu sco­las­tiques. Hybri­da­tion, pourquoi pas… J’aime le mot théâtre, j’aime le mot danse et j’aime le mot musique. Et dans le même mou­ve­ment, je revendique une extrême atten­tion à ce que j’ai appelé « les inter­sec­tions », et que nous défendons, pré­cisé­ment pour ren­dre vis­i­ble cet « art des inter­sec­tions ». Je me réjouis par­ti­c­ulière­ment de partager avec d’autres artistes la volon­té de mod­i­fi­er les fron­tières entre les arts, en inven­tant chaque fois de nou­velles modal­ités et de nou­velles formes de leurs ren­con­tres. Un artiste authen­tique, je crois, est tout a fait capa­ble de refonder sa dis­ci­pline. Mon père, auteur-met­teur en scène, m’a don­né le goût de l’espace, du temps de l’écriture scénique. Ma mère, comé­di­enne por­tu­gaise, m’a appris l’amour d’une langue, d’un poème. J’ai été élevé dans ce rap­port à l’art. Mon ado­les­cence est passée par une ouver­ture à toutes les formes de théâtre et de danse. Je pense à EINSTEIN ON THE BEACH de Bob Wil­son ou aux spec­ta­cles de Tadeusz Kan­tor, aux bal­lets de Mau­rice Béjart, de Mer­ce Cun­ning­ham… Pour moi c’est une évi­dence que le théâtre ne veut pas dire unique­ment le texte ; que la danse ne veut pas dire unique­ment le bal­let clas­sique. Il n’y a pas qu’unthéâtre, il y a des théâtres. Par exem­ple, dans le dernier spec­ta­cle de Patrice Chéreau, RÊVE D’AUTOMNE de Jon Fos­se que nous avons présen­té, la ques­tion qui se pose sur les corps vivants ou morts est cen­trale. Et en un sens, à tra­vers l’arrivée muette de Michelle Mar­quais au début du spec­ta­cle, habil­lée de blanc, pieds nus, on peut rêver à une trace de Pina Bausch. J’ai tou­jours cher­ché, déjà lorsque je dirigeais la Comédie de Reims, à éten­dre cette « con­stel­la­tion des sin­gu­lar­ités », tou­jours pen­sé que la per­méa­bil­ité entre les arts devait être inter­rogée, parce qu’elle est une ques­tion posée à l’art scénique, à l’art vivant. Autant de sujets qui me pas­sion­nent. Quand à la ques­tion des « caté­gories », je pense qu’elle doit d’abord être ren­voyée à l’artiste lui- même, plus qu’au pro­gram­ma­teur. Si on par­le avec Jan Fab­re, est-ce qu’il fait du théâtre ou est-ce qu’il fait de la danse quand il fait telle œuvre ? Lui-même répond que cela dépend des pro­jets. Et il ne veut pas que ce soit mis en inter­dis­ci­pline ou en mélange des gen­res. Il dit : « non ça c’est du théâtre », « ça c’est de la danse ». Parce que la con­cep­tion qu’il a du théâtre, lui aus­si, n’est pas restreinte à la présence ou non du texte, du mou­ve­ment, l’acteur ou du danseur. Donc ça débor­de, si je puis dire. Il est intéres­sant de remar­quer qu’en France, au Por­tu­gal, en Angleterre, en Alle­magne, une nou­velle généra­tion d’artistes sem­ble être à nou­veau encline à des expéri­ences col­lec­tives, à par­tir du plateau plus que du seul texte. Ce que Witkiewicz appelait dans les années trente « la logique interne du devenir scénique ». Si on évoque Va Wölfl, le choré­graphe et plas­ti­cien alle­mand qui est venu cette sai­son pour la pre­mière fois au Théâtre de la Ville, c’est un artiste, for­mé aux arts plas­tiques et qui se situe, aujourd’hui, comme choré­graphe. Mais c’est bien le lien entre arts plas­tiques et choré­graphiques qui est vivant chez lui.

S. M.-L. : Jusqu’à quel type de formes es-tu prêt à ouvrir le Théâtre de la Ville ? Parce qu’on y voit du théâtre de mar­i­on­nettes, des formes qui emprun­tent au cirque, etc. Est-ce qu’il y a vrai­ment une poli­tique d’ouverture à toutes les formes ? Y com­pris dites « mineures » ?

E. D.-M. : Je n’aime pas l’expression « formes mineures ».

S. M.-L. : Moi non plus, mais il est courant d’opposer les arts « mineurs » aux arts « majeurs ».

E. D.-M. : Tant que c’est vivant, je prends ! Je laisse ce qui serait mort. Or rien de plus vivant que les mar­i­on­nettes, le cirque. Si un acte artis­tique est à l’origine… Et je peux penser, avec Kleist ou même avec Vitez, que les mar­i­on­nettes ne sont en rien un art mineur. Et si on abor­de la ques­tion des dif­férentes formes, de la mar­i­on­nette… je crois qu’il est intéres­sant de revenir aus­si à la ques­tion des espaces et des lieux. La recon­struc­tion du Théâtre de la Ville en 1968 est influ­encée par le col­loque de Roy­au­mont de 1963, « le lieu théâ­tral dans la société mod­erne ». Jean Mer­cure avec les deux archi­tectes Fab­re et Per­ot­tet et le scéno­graphe René Alliot souscrivent à l’idée d’un néces­saire aban­don de l’architecture théâ­trale clas­sique, dite « à l’italienne » et recherchent des formes nou­velles. Jean Mer­cure dit que si l’on veut plusieurs dis­ci­plines artis­tiques dans un même lieu et inven­ter un pro­jet de théâtre pop­u­laire, il faut sup­primer la « ségré­ga­tion du pub­lic » dans la salle et per­me­t­tre une scéno­gra­phie con­tem­po­raine. Démoc­ra­ti­sa­tion de la salle et ouver­ture de la scène. En créant un espace unique regroupant la salle et la scène pas­sant par la sup­pres­sion du cadre de scène et la créa­tion d’un grand gradin de mille places. Tout cela cor­re­spond à une idée démoc­ra­tique de l’art théâ­tral, reliée à la vision poli­tique d’un théâtre qui occupe une place impor­tante dans sa ville. Ces deux points sont joints : la ques­tion de l’architecture du Théâtre de la Ville et la diver­sité des formes. Les travaux qui sont faits ici en 1967 – 68 datent de quelques années avant ceux de Chail­lot. Ce sont les mêmes archi­tectes qui vont con­tribuer à inven­ter la MC93 de Bobigny, le Théâtre de Sartrou­ville et plus tard le Théâtre Nation­al de la Colline. C’est toute une pen­sée, qui est spé­ci­fique à l’architecture théâ­trale à Paris. Tout ça est organ­isé par une volon­té par laque­lle le Théâtre de la Ville va s’inscrire dans l’Histoire récente. C’est assez fasci­nant…

B. D. : Un lieu de théâtre est por­teur de mémoire. Le Théâtre de la Ville est aus­si le théâtre de Sarah Bern­hardt, le lieu où s’est déroulé le Théâtre des Nations. J’ai pen­sé à ce rap­port à la mémoire en me dis­ant que cela t’avait peut-être guidé dans ton choix d’inviter le Berlin­er Ensem­ble dans le cadre des Chantiers d’Europe

E. D.-M. : Le choix pre­mier était aus­si de retrou­ver sur le grand plateau, face à mille per­son­nes, le théâtre en langues étrangères (qui en était absent depuis les années qua­tre-vingt et la mise en scène des NÈGRES de Genet par Peter Stein). La volon­té de faire enten­dre aujourd’hui la part poé­tique des langues sur un plateau, en invi­tant la trilo­gie de Guy Cassiers sur le pou­voir, trois spec­ta­cles en néer­landais, aux ter­mes desquels nous nous amu­sions à enten­dre les spec­ta­teurs dire : « c’est une très belle langue, le néer­landais ! » Je crois pro­fondé­ment que si, sur une scène de théâtre, réson­nent plusieurs langues – sans que la langue nationale de ce théâtre cesse d’être célébrée, bien sûr – l’expérience humaine n’en est que plus riche, plus poli­tique et je le dis avec force, plus poé­tique ! Quant au Théâtre des Nations, bien sûr, cela fait par­tie de la prob­lé­ma­tique. Le Théâtre des Nations a été un lieu de for­ma­tion, de décou­verte pour toute une généra­tion, un lieu de pen­sée sur le théâtre et les arts en même temps que sur le monde. Lorsque nous avons par­ticipé au lance­ment du livre PARIS CAPITALE MONDIALE DU THÉÂTRE, LE THÉÂTRE DES NATIONS d’Odette Aslan, Ari­ane Mnouchkine a rap­pelé com­bi­en cela avait été fon­da­teur pour elle d’être spec­ta­trice au moment du Théâtre des Nations. De décou­vrir de grandes troupes étrangères, d’appréhender des esthé­tiques incon­nues, de con­naître une autre par­tie du monde à tra­vers l’art théâ­tral ou choré­graphique.

Ana Das Cha­gas et Pierre Niney dans BOULI ANNÉE ZÉRO de Fab­rice Melquiot, mise en scène Emmanuel Demar­cy-Mota, Théâtre des Abbess­es, octo­bre 2011. Pho­to Jean-Louis Fer­nan­dez.

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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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