Premier tableau. Hiver 1801.
Kleist incrédule, s’entretient avec le premier danseur de l’Opéra de la ville, qui lui confie éprouver un plaisir intense à observer des marionnettes au théâtre dressé sur la place du marché. S’ensuit un échange qui démontre dans une simplicité mordante, le mécanisme infaillible qui conduit à la justesse et à la vérité du geste. Le danseur attire tout d’abord l’attention sur la grâce de certains mouvements des plus petites poupées.
Chaque mouvement a son centre de gravité : non pas une multitude de fils mais un centre qu’il suffit de diriger de l’intérieur de la figure. Chaque fois que le centre de gravité se déplace en ligne droite, les mouvements décrivent des courbes et l’ensemble entre dans une sorte de mouvement rythmique qui n’est pas sans ressembler à la danse.
Il suffit, explique le danseur, de diriger de l’intérieur de la figure le centre de gravité, de manière à ce que la ligne décrite soit simple et mystérieuse, pour trouver le chemin de l’âme, car la ligne « n’est rien d’autre » que le chemin qui mène à l’âme du danseur !
La marionnette répond alors à toutes les exigences qui président à l’art de la danse : mesure, mobilité, légèreté, et une distribution des centres de gravité plus conforme à la nature.
Elle a un considérable avantage sur le danseur vivant, un avantage négatif, il est vrai, d’être sans affectation : elle ne fait jamais de manières.
À l’inverse l’affectation apparaît chez le danseur au moment où l’âme se trouve en un point tout autre que le centre de gravité du mouvement.
Et après avoir pris deux exemples de danseurs chez qui l’âme est logée dans les reins ou dans le coude (« c’est effroyable à voir »), le danseur coupe ainsi : « De telles erreurs sont inévitables depuis que nous avons mangé du fruit de l’Arbre de Connaissance. Mais le Paradis est verrouillé […] il nous faudrait donc faire le tour du monde pour voir s’il n’est peut-être pas rouvert par derrière. »
La marionnette dénuée de toute conscience (laquelle peut provoquer chez le danseur les plus grands désordres de la vanité dans une recherche désespérée de la grâce), seule peut rivaliser avec Dieu. Enfin il déclare : « Plus la réflexion paraît faible et obscure, plus la grâce est souveraine et rayonnante. La grâce revient quand la conscience est passée par un infini. »
Première considération : il y aurait donc dans la manière dont la marionnette frôle le sol « comme un dieu », une extraordinaire leçon sur le regard, sur la conscience du mouvement, et sur le passage de l’intérieur vers l’extérieur, en un mot sur le mystère du mouvement. Quelle fonction a un geste dans une séquence ? Comment s’enchaîne-t-il du précédent au suivant dans une logique du mouvement général ? Qu’est-ce qui rend possible la grâce sans jamais la garantir ?
Questions qui intéressent autant Pascal et Port-Royal qu’un danseur ou qu’un acteur : souci de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, du détail et de l’articulation à l’ensemble, et du passage de l’un à l’autre.
Second tableau. Hiver 2000.
Travail sur un texte contemporain qui traite non pas du vivant de la mécanique mais de la mécanique du vivant : ce que Samuel Beckett trace dans LE DÉPEUPLEUR (1968 – 1970) n’est pas autre chose que le relevé scrupuleux du passage du mouvement à l’immobilité et de l’immobilité au mouvement dans une progression continue traversant des sujets enfermés dans un cylindre.
Un petit monde (le Monde) réparti en chercheurs, non-chercheurs, voire vaincus qui sont des ex-chercheurs, nomades et sédentaires, circulent ou s’arrêtent, grimpent vers les niches ou renoncent à l’échelle « morts pour l’échelle » quoique ce désir perdu de s’élever puisse ressusciter à tout moment. Chacun est en puissance de devenir l’autre à des degrés divers de désir et de renoncement, d’abattement, d’abandon, lequel n’est jamais assuré, définitif. Enfin une croyance traverse les habitants du cylindre, celle d’une issue possible.
Autrement dit, Beckett propose le théâtre de la puissance vitale ( Alain Badiou ) dans toute sa variabilité, entre l’exploration obstinée et le premier fléchissement dans une sorte de relevé sismique du mouvement des corps et des âmes, « si cette notion [ l’humain ? ] est maintenue. »
Seconde considération : il se trouve que pour entrer dans cet espace méta-plastique, le recours à Kleist est illuminant. En effet, si l’on veut rendre plastique l’espace mental proposé, il faut comprendre qu’on ne peut présenter le cylindre que comme un espace à la fois clos, fini, désigné, mais aussi, grâce à l’avancée du texte qui se déroule, comme une mise au point de plus en plus complexe de ce qui se découvre et qui est voisin de l’infini.
On sait que David Warrilow avait choisi de figurer les habitants du cylindre par de minuscules personnages qu’il déplaçait sur une table. L’effet était évidemment le contraste entre la taille des figures et celle de l’acteur, et la frontière marquée entre le dedans et le dehors, le centre et le regard sur le centre (l’acteur / marionnettiste agissant, manipulant).
Faisant travailler Laurent Poitrenaux, j’ai pu vérifier deux choses concernant le texte et le jeu : la première est que le texte parvient non seulement à rendre le mouvement voisin de l’immobilité mais aussi à présenter l’espace intérieur du cylindre comme le seul espace de la scène. D’où l’idée que l’acteur qui décrit l’espace mental d’un faisceau de lumière se retrouve à la fin du texte dans le cylindre lui-même, tel le dernier, si c’est un homme, et si la notion est maintenue !
Autrement dit le marionnettiste est devenu la marionnette, non seulement dans une superposition parfaite du dedans et du dehors, mais dans la congruence de deux plans : celui du geste de la monstration pour faire voir, du mouvement qui sert, dans l’espace du cylindre, la progression de la réflexion et le plan du monde désigné. C’est ce mouvement qui conduit à la congruence de l’extérieur à l’intérieur.
La seconde observation concerne directement le texte de Kleist : l’expérience qui a été la mienne, est qu’on ne pouvait avancer dans le texte qu’à la manière des marionnettes, c’est-à-dire seulement de l’intérieur de chaque séquence (espace, lumière, son) en appui d’un centre de gravité à l’autre, sans lâcher ce fil intérieur qui relie l’espace mental à l’espace réel.
Un texte d’exploration de la puissance vitale se développe alors comme ces fleurs japonaises du thé de Proust qui n’auraient déplu ni à Kleist ni à Beckett, telle la quintessence du centre de gravité et de la grâce, c’est-à-dire de la mémoire pour le futur.
Mais qu’éveillent d’autre ces chiffons animés par le génie du désir de vivre cette ligne ? Cette ligne simple et mystérieuse.