Beckett via Kleist — Considérations sur la mécanique du vivant

Beckett via Kleist — Considérations sur la mécanique du vivant

Notes sur une mise en espace du « Dépeupleur » de Samuel Beckett

Le 19 Nov 2000
Laurent Poitrenaux dans LE DÉPEUPLEUR de Samuel Beckett, mise en espace Anne Longuet-Marx, février 2000.
Laurent Poitrenaux dans LE DÉPEUPLEUR de Samuel Beckett, mise en espace Anne Longuet-Marx, février 2000.

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Laurent Poitrenaux dans LE DÉPEUPLEUR de Samuel Beckett, mise en espace Anne Longuet-Marx, février 2000.
Laurent Poitrenaux dans LE DÉPEUPLEUR de Samuel Beckett, mise en espace Anne Longuet-Marx, février 2000.
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Premier tableau. Hiver 1801.

Kleist incré­d­ule, s’entretient avec le pre­mier danseur de l’Opéra de la ville, qui lui con­fie éprou­ver un plaisir intense à observ­er des mar­i­on­nettes au théâtre dressé sur la place du marché. S’ensuit un échange qui démon­tre dans une sim­plic­ité mor­dante, le mécan­isme infail­li­ble qui con­duit à la justesse et à la vérité du geste. Le danseur attire tout d’abord l’attention sur la grâce de cer­tains mou­ve­ments des plus petites poupées.

Chaque mou­ve­ment a son cen­tre de grav­ité : non pas une mul­ti­tude de fils mais un cen­tre qu’il suf­fit de diriger de l’intérieur de la fig­ure. Chaque fois que le cen­tre de grav­ité se déplace en ligne droite, les mou­ve­ments décrivent des courbes et l’ensemble entre dans une sorte de mou­ve­ment ryth­mique qui n’est pas sans ressem­bler à la danse.

Il suf­fit, explique le danseur, de diriger de l’intérieur de la fig­ure le cen­tre de grav­ité, de manière à ce que la ligne décrite soit sim­ple et mys­térieuse, pour trou­ver le chemin de l’âme, car la ligne « n’est rien d’autre » que le chemin qui mène à l’âme du danseur !

La mar­i­on­nette répond alors à toutes les exi­gences qui prési­dent à l’art de la danse : mesure, mobil­ité, légèreté, et une dis­tri­b­u­tion des cen­tres de grav­ité plus con­forme à la nature.

Elle a un con­sid­érable avan­tage sur le danseur vivant, un avan­tage négatif, il est vrai, d’être sans affec­ta­tion : elle ne fait jamais de manières.

À l’inverse l’affectation appa­raît chez le danseur au moment où l’âme se trou­ve en un point tout autre que le cen­tre de grav­ité du mou­ve­ment.

Et après avoir pris deux exem­ples de danseurs chez qui l’âme est logée dans les reins ou dans le coude (« c’est effroy­able à voir »), le danseur coupe ain­si : « De telles erreurs sont inévita­bles depuis que nous avons mangé du fruit de l’Arbre de Con­nais­sance. Mais le Par­adis est ver­rouil­lé […] il nous faudrait donc faire le tour du monde pour voir s’il n’est peut-être pas rou­vert par der­rière. »

La mar­i­on­nette dénuée de toute con­science (laque­lle peut provo­quer chez le danseur les plus grands désor­dres de la van­ité dans une recherche dés­espérée de la grâce), seule peut rivalis­er avec Dieu. Enfin il déclare : « Plus la réflex­ion paraît faible et obscure, plus la grâce est sou­veraine et ray­on­nante. La grâce revient quand la con­science est passée par un infi­ni. »

Pre­mière con­sid­éra­tion : il y aurait donc dans la manière dont la mar­i­on­nette frôle le sol « comme un dieu », une extra­or­di­naire leçon sur le regard, sur la con­science du mou­ve­ment, et sur le pas­sage de l’intérieur vers l’extérieur, en un mot sur le mys­tère du mou­ve­ment. Quelle fonc­tion a un geste dans une séquence ? Com­ment s’enchaîne-t-il du précé­dent au suiv­ant dans une logique du mou­ve­ment général ? Qu’est-ce qui rend pos­si­ble la grâce sans jamais la garan­tir ?

Ques­tions qui intéressent autant Pas­cal et Port-Roy­al qu’un danseur ou qu’un acteur : souci de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, du détail et de l’articulation à l’ensemble, et du pas­sage de l’un à l’autre.

Second tableau. Hiver 2000.

Tra­vail sur un texte con­tem­po­rain qui traite non pas du vivant de la mécanique mais de la mécanique du vivant : ce que Samuel Beck­ett trace dans LE DÉPEUPLEUR (1968 – 1970) n’est pas autre chose que le relevé scrupuleux du pas­sage du mou­ve­ment à l’immobilité et de l’immobilité au mou­ve­ment dans une pro­gres­sion con­tin­ue tra­ver­sant des sujets enfer­més dans un cylin­dre.

Un petit monde (le Monde) répar­ti en chercheurs, non-chercheurs, voire vain­cus qui sont des ex-chercheurs, nomades et séden­taires, cir­cu­lent ou s’arrêtent, grimpent vers les nich­es ou renon­cent à l’échelle « morts pour l’échelle » quoique ce désir per­du de s’élever puisse ressus­citer à tout moment. Cha­cun est en puis­sance de devenir l’autre à des degrés divers de désir et de renon­ce­ment, d’abattement, d’abandon, lequel n’est jamais assuré, défini­tif. Enfin une croy­ance tra­verse les habi­tants du cylin­dre, celle d’une issue pos­si­ble.

Autrement dit, Beck­ett pro­pose le théâtre de la puis­sance vitale ( Alain Badiou ) dans toute sa vari­abil­ité, entre l’exploration obstinée et le pre­mier fléchisse­ment dans une sorte de relevé sis­mique du mou­ve­ment des corps et des âmes, « si cette notion [ l’humain ? ] est main­tenue. »

Sec­onde con­sid­éra­tion : il se trou­ve que pour entr­er dans cet espace méta-plas­tique, le recours à Kleist est illu­mi­nant. En effet, si l’on veut ren­dre plas­tique l’espace men­tal pro­posé, il faut com­pren­dre qu’on ne peut présen­ter le cylin­dre que comme un espace à la fois clos, fini, désigné, mais aus­si, grâce à l’avancée du texte qui se déroule, comme une mise au point de plus en plus com­plexe de ce qui se décou­vre et qui est voisin de l’infini.

Laurent Poitrenaux dans LE DÉPEUPLEUR de Samuel Beckett, mise en espace Anne Longuet-Marx, février 2000.

On sait que David War­rilow avait choisi de fig­ur­er les habi­tants du cylin­dre par de minus­cules per­son­nages qu’il déplaçait sur une table. L’effet était évidem­ment le con­traste entre la taille des fig­ures et celle de l’acteur, et la fron­tière mar­quée entre le dedans et le dehors, le cen­tre et le regard sur le cen­tre (l’acteur / mar­i­on­net­tiste agis­sant, manip­u­lant).

Laurent Poitrenaux dans LE DÉPEUPLEUR de Samuel Beckett, mise en espace Anne Longuet-Marx, février 2000.

Faisant tra­vailler Lau­rent Poitre­naux, j’ai pu véri­fi­er deux choses con­cer­nant le texte et le jeu : la pre­mière est que le texte parvient non seule­ment à ren­dre le mou­ve­ment voisin de l’immobilité mais aus­si à présen­ter l’espace intérieur du cylin­dre comme le seul espace de la scène. D’où l’idée que l’acteur qui décrit l’espace men­tal d’un fais­ceau de lumière se retrou­ve à la fin du texte dans le cylin­dre lui-même, tel le dernier, si c’est un homme, et si la notion est main­tenue !

Laurent Poitrenaux dans LE DÉPEUPLEUR de Samuel Beckett, mise en espace Anne Longuet-Marx, février 2000.
Lau­rent Poitre­naux dans LE DÉPEUPLEUR de Samuel Beck­ett, mise en espace Anne Longuet-Marx, février 2000.

Autrement dit le mar­i­on­net­tiste est devenu la mar­i­on­nette, non seule­ment dans une super­po­si­tion par­faite du dedans et du dehors, mais dans la con­gru­ence de deux plans : celui du geste de la mon­stra­tion pour faire voir, du mou­ve­ment qui sert, dans l’espace du cylin­dre, la pro­gres­sion de la réflex­ion et le plan du monde désigné. C’est ce mou­ve­ment qui con­duit à la con­gru­ence de l’extérieur à l’intérieur.

La sec­onde obser­va­tion con­cerne directe­ment le texte de Kleist : l’expérience qui a été la mienne, est qu’on ne pou­vait avancer dans le texte qu’à la manière des mar­i­on­nettes, c’est-à-dire seule­ment de l’intérieur de chaque séquence (espace, lumière, son) en appui d’un cen­tre de grav­ité à l’autre, sans lâch­er ce fil intérieur qui relie l’espace men­tal à l’espace réel.

Un texte d’exploration de la puis­sance vitale se développe alors comme ces fleurs japon­ais­es du thé de Proust qui n’auraient déplu ni à Kleist ni à Beck­ett, telle la quin­tes­sence du cen­tre de grav­ité et de la grâce, c’est-à-dire de la mémoire pour le futur.

Mais qu’éveillent d’autre ces chif­fons ani­més par le génie du désir de vivre cette ligne ? Cette ligne sim­ple et mys­térieuse.

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Anne Longuet-Marx
Anne Longuet-Marx est maître de conférences à l’université à Paris et auteur.Plus d'info
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