Les spectacles de Claude Régy sont connus pour leur austérité et peuvent sembler parfois difficiles d’accès : tons de voix très bas, luminosité ténue, textes à la trame narrative quasi inexistante ou totalement éclatée, jeu de comédiens mesuré, ralenti, épuré… Et pourtant, lorsqu’on pénètre l’univers inaccessible – parce qu’aux antipodes de nos habitudes de perception à l’occidentale – c’est pour une vertigi- neuse, et peut-être tyrannique, descente au cœur de la représentation.
Représentation qui tient, dans l’originalité de ses codes, tant au niveau du jeu des comédiens que dans le traitement de l’espace, à ce que l’on pourrait appeler – néologisme d’universitaire ! – un langage « marionnet- tique ». Il participe largement à la fascination exercée par ces spectacles, caractérisés par un artifice exacerbé, irritant ou envoûtant. Comme par hasard, Claude Régy a été l’un des premiers, en France, à reconsidérer l’œuvre de Maeterlinck, et à la revaloriser comme à la source des écritures dramatiques contemporaines. Or, les drames de l’auteur qu’il choisit de mettre en scène sont deux des trois « pièces pour marionnettes » – INTÉRIEUR, LA MORT DE TINTAGILES, ALLADINE ET PALOMIDES. Les raisons subversives de cette appellation « pour marionnettes » vont trouver dans les expérimentations menées par Régy, tout au long de sa carrière, des solutions à la présence contestée de l’homme sur la scène. Ce qui est demandé à l’acteur, c’est d’adopter un système d’interprétation comparable, dans son décalage et sa maîtrise, à celui des marionnettes…
Claude Régy évoque sa première véritable rencontre avec le théâtre de marionnettes, lors d’une représentation de bunraku, donnée à l’Odéon dans le cadre du Théâtre des Nations, en 1968. La découverte en France des spectacles de nô, kabuki, ga-gaku, et bunraku fut pour nombre de praticiens (Dullin, Claudel, Barrault et bien d’autres…) une véritable révélation.
Aux prémices de sa carrière de metteur en scène, Régy découvre d’abord le nô : le plateau en tant qu’espace sacré, purifié avant chaque représentation ; les acteurs réputés surgir du royaume des morts, apparitions matérialisées sur une passerelle reliant les deux mondes aux espaces-temps distincts, la vie et la mort. Ces considérations sont à des lieues de la pensée occidentale, et dans le spectacle de nô les temps se mêlent, dans un seul et même courant, bouleversant nos codes de représentation traditionnels. Le bunraku constitue un choc plus grand encore : de grandes marionnettes, près d’un mètre de haut, très prégnantes (géantes dans son souvenir!) manipulées à vue par trois hommes à la présence affirmée mais intégrée à la représentation. Ce que retient le metteur en scène, c’est la dissociation des éléments scéniques (objet et corps, personnage et parole – donnée par un récitant, représentation et musique – issue de l’orchestre) pour cependant une réunion homogène dans une œuvre à l’expressivité démultipliée.
C’est une expérience au même titre que les spectacles de Brecht qu’il découvre à la même époque, voire dès les premiers festivals internationaux de théâtre, au Sarah Bernardt. Dans des aspirations et idéaux de rupture avec les codes naturalo-réalistes, la venue de ces troupes étrangères a fourni un système de références pour le coup renouvelé, mais différemment interprété par les metteurs en scène de la nouvelle génération.
Parallèlement à ces expériences « pratiques », Claude Régy rencontre les grands écrits théoriques. Ceux de Craig et d’Appia bien sûr, et pour le premier le fameux texte : L’ACTEUR ET LA SUR-MARIONNETTE. On y revient. Il exprime le rejet du jeu conventionnel et des travers du comédien, cabotinage, égocentrisme, gratuité des effets. Ce sont encore les mêmes aspirations anti-naturalistes mais aussi celles d’un art aux éléments réunifiés.
En prenant connaissance de l’œuvre de Maeterlinck et de ses partis pris, Régy y voit le même type de révolution avortée que celle, lyrique, entamée par Wagner. Maeterlinck a écrit des choses de l’invisible et des mouvements de la conscience ; il évoque l’ombre, la lumière, les éléments impalpables, abstraits et ses drames furent pourtant, de son vivant, mis en scène d’une manière on ne peut plus terre-à-terre et matérialiste.
Nouvelle révélation pour Régy, nouveau croisement de sensibilités. Il trouve chez le poète belge « une ombre propice », une ombre qui fait voir et entendre plus, qui laisse supposer les choses comme émanations des personnages. Que le poète destine ses pièces aux marionnettes, cela finit de piquer une curiosité déjà encline à ce type de questionnements …
Ce que Craig ou Maeterlinck avaient perçu dans la marionnette, pas vraiment dans ses formes traditionnelles ou folkloriques mais ce qui en avait été rapporté d’Asie, sur un plan théorique, Régy et quelques autres, à la veille des années soixante-dix, vont pouvoir le vérifier sur la scène. Le bunraku (comme le nô ou le kabuki) constituera dès lors une influence latente, participant à l’aboutissement – au vingtième siècle – du dédoublement et de la réarticulation du langage dramatique et scénique.
Dans INTÉRIEUR, le premier texte de Maeterlinck que Régy va mettre en scène en 1985, au TGP, l’auteur décrit la famille, perçue par la fenêtre au travers des rideaux… La transposition sur scène va considérer l’ensemble du plateau comme la pièce où évoluent ces personnages, le cadre de scène devenant une fenêtre aux dimensions surréalistes. En revanche, les deux « récitants » qui commenteront les événements de façon parallèle, se trouvent rejetés côté public, dans l’ombre de la longue bande constituée par le proscenium. Pendant les vingt premières minutes de prologue, les interprètes de la famille évoluent sur la scène, vaquant à des occupations incertaines, sans qu’une seule parole soit dite, dans le silence et l’ignorance de leur histoire. Un long plan-séquence en somme, sans texte, où la présence seule de ces personnages, pour le coup mystérieux, se révèle fascinante. Quand, ensuite, après cette longue période silencieuse, la parole est prise, on ne l’entend plus de la même façon. D’autre part, durant tout le spectacle, ces personnages de la famille restent des personnages muets, qui miment, mais de façon non littérale, une histoire racontée par deux figures finalement extérieures au drame, dans des espaces-temps différents. Ils ont le mutisme, jusque dans leur expressivité, de marionnettes.
La distinction des corps dans l’espace et du texte, pour une mise en relation étudiée à rebours (en dehors de tout réalisme), est un procédé spécifique au bunraku et dont le metteur en scène se souvient comme d’une caractéristique remarquable. De même que la décomposition du mouvement, en gestes très économes, très lents, très longs, y est étudiée en vue de produire d’autres significations que le geste réaliste. Référence latente, on la retrouve en filigrane dans l’approche bien particulière du metteur en scène.
Plus de dix ans plus tard, en 1996, retour au poète belge avec LA MORT DE TINTAGILES. Toujours sans utiliser la moindre marionnette, Régy avance dans la recherche de ces nouveaux codes de représentation qui hantaient Maeterlinck – tout comme Craig d’ailleurs.
Il va réaliser avec l’aide du scénographe Daniel Jeanneteau et de l’éclairagiste Dominique Bruguière, un travail en profondeur sur l’ombre et la lumière. La perception des comédiens tend, par l’utilisation des ombres, à celle d’une forme de plus en plus marionnettique.
L’équipe reprend le principe de rideau métallique blanc en fond de scène, déjà utilisé dans JEANNE D’ARC AU BÛCHER (Opéra Bastille, 92). Les réflexions de lumière qu’il permet créent des ombres très fortes devant sur le plateau. Il y avait à nouveau un premier plan, au niveau du proscenium, constitué d’une longue passerelle (18 mètres de large) sur laquelle se profilaient les silhouettes dont le réfléchissement du rideau blanc latté marbrait le visage comme un masque étrange. À contre-jour, les interprètes composaient des figures plates avec un léger relief, comme une aura indéfinissable. L’ombre, figure détournée de l’homme, s’associe ici à la décomposition du mouvement et à la posture, artifice d’un bras légèrement replié, attitude enrayant l’imitation d’un soi-disant naturel.
Dans ces deux mises en scène, la rémanence des images est aussi liée à la présence très précise du cadre… images prégnantes parce qu’extrêmement cadrées, comme le castelet tend à le faire pour la marionnette, en vue d’adapter un plateau aux dimensions parfois non appropriées et d’intensifier l’espace de représentation. Encore une fois, ce sont là des considérations qui préoccupent beaucoup Claude Régy : la place importante de la scénographie dans ses spectacles, la manipulation du lieu qu’elle engage à chaque fois et l’espace specta- toriel qu’elle met en place, le prouvent.
Maeterlinck dénonçait dans le théâtre le paradoxe d’une double représentation, celle du drame et celle de la scène, qui s’annuleraient, par incompatibilité de l’abstraction de l’une avec le concret de l’autre. C’est en cela que la présence de l’homme serait impossible, trop puissante de vie pour servir le symbole. Régy propose pourtant – en traitant le comédien comme la marionnette, et cela n’a rien de péjoratif – le détour de l’artifice, sans le face-à-face brutal de la représentation (littéralité de la transposition).
On a pu voir cette saison dans les deux pièces créées à Nanterre-Amandiers, le travail du metteur en scène s’orienter de plus en plus vers un traitement très étudié de l’ombre, dans un espace par ailleurs extrêmement défini (l’ombre ne gomme pas d’éventuelles imperfections!). L’éclairage devient aussi subtil que dans les plus complexes des formes de théâtre noir (dont Philippe Genty nous a offert de savoureuses expérimentations). Dans DES COUTEAUX DANS LES POULES, de l’auteur David Harrower, les comédiens sont comme dépossédés de leurs ombres propres et de leurs ombres portées, pour devenir eux-mêmes figures d’ombre.
L’écart repéré par Claude Régy dans le théâtre de marionnettes, entre l’objet, le manipulateur et le texte, ou à un autre niveau, entre l’inanimé, le vivant et la fiction, cet écart est poussé très avant dans ses mises en scène, qui bouleversent de fait, parfois douloureusement, nos habitudes de perception. La scénographie du prochain spectacle MELANCHOLIA THÉÂTRE, rencontre abrupte d’un espace de lumière et d’un espace d’ombre, entre déséquilibre et harmonie, confirmera sans doute encore cette orientation.
À la question d’une utilisation plus concrète, dans l’avenir, de la marionnette comme instrument dramatique, le metteur en scène répond à la négative. C’est un art qui nécessite un apprentissage spécifique qu’il n’a pas suivi. Mais il voit dans la liberté de ses codes (transposables comme on l’a vu au niveau du jeu et du traitement des corps dans l’espace) une véritable façon de faire évoluer le langage de la scène.
Cela tendrait à prouver qu’au delà de l’objet, de l’outil, de la chose concrète, la marionnette constitue peut-être, avant tout, un langage.