PAS ÉVIDENT d’écrire au sujet de Martine. Pas évident, étant donné qu’un pan entier de son travail et de sa vie – les deux étant inextricablement liés – m’est inconnu. Si mon souvenir est bon, nous nous sommes rencontrés en septembre 2001. C’est Sabine qui me présenta Martine un ou deux jours après les attentats, dans un hall, en face des abattoirs, où j’expérimentais pour la première fois le travail de création au sens fort, c’est-à-dire en partant de mes propres intuitions. Nous sommes devenus amis et aujourd’hui nous plaisantons de pas mal de sujets peu avouables tout en partageant des discussions très sérieuses sur d’autres sujets qui ne le sont parfois pas du tout. Si Martine n’éprouve aucune difficulté à disserter autour de Bob et Bobette, puis à aborder, la minute d’après, la peinture des primitifs flamands ou des questions à caractère disons métaphysique, c’est que son sens du discernement produit au shaker et sans discontinuer des cocktails alliant gravité et autodérision. En définitive, elle sait que Bob et Bobette, les primitifs flamands et la métaphysique, tout ça, c’est du même tonneau. Nous avons beau être amis et discuter de tout, il n’en reste pas moins que je demeure relativement intimidé face à sa ténacité et à son parcours artistique. Comment a‑t-elle réussi à traverser ces années en continuant à créer sans se laisser abattre, sans sombrer dans le cynisme et, au final, à transformer une colère saine en art ? Cet exploit qui, bien qu’il tienne de la survie, mériterait un prix spécial de longévité à celle qui, trop lucide pour accorder le moindre crédit aux jurys et aux récompenses, vous le renverrait probablement à la gueule, avec raison. Et pourtant, être un artiste dans notre fédération chérie et y durer, tout en restant vivant, exige d’être sérieusement amarré. Ceux qui connaissent Martine savent qu’elle est, néanmoins, très capable de toucher le fond et de s’y claquer le moral. Mais, à chaque coup, et avec je ne sais quelle force de caractère, le phénix renaît de son cendrier. Alors, telle un pompier turc – comble du fumeur – ou telle la DULLE GRIET de Brueghel l’ancien, le chardon au fu sil et son butin dans les pattes, elle repart à la conquête des enfers. Et si, par égarement, une armée de démons en venait à hisser le pont-levis afin de contrer son assaut alors, pour sûr, ils seraient faits comme des rats.
On dit qu’il existe deux types d’artistes, ceux qui creusent le même trou toute leur vie, et ceux qui travaillent des champs différents, pratiquant une sorte de rotation culturale et donnant, par là même, l’illusion de se renouveler à chaque forme. Martine fait indubitablement partie de la première catégorie, même s’il me semble qu’au final ces deux types de pedigree se rejoignent parfaitement tant la somme des travaux procure toujours une sorte de relevé relativement drastique de l’identité de son auteur. Cependant, je ne me risquerais pas à aborder cet aspect de la question : de Martine je ne connais que la dernière période de création qu’elle nomme Transmission et qui a encore court aujourd’hui. J’ai pris le train en marche très tard et ce à partir de CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE. C’est durant l’été 2003 que j’ai assisté à la création de ce spectacle. Martine y était au plus proche d’elle-même, travaillant une œuvre intime à découvert, créant dès l’ouverture du spectacle une étonnante variation sur la Genèse. La faute originelle y correspondait à la mégarde de la Petite qui avait fait choir, dans la cuvette des toilettes, un rouleau de papier-cul. Pourtant, j’aurais du mal à parler de CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE avec précision, n’ayant, pour ainsi dire, jamais vu le spectacle comme les spectateurs ont pu le voir. En effet, c’est perché à une dizaine de mètres au-dessus du gradin de la Balsamine, coincé sur une passerelle, avec pour tâche de manipuler une poursuite, que j’ai passé le plus clair de mon temps, répétitions et représentations comprises. Le faisceau de ce projecteur tantôt figurait une étoile filante qui, suite à quelques rebonds, s’effaçait sur la surface lunaire du plateau, tantôt il était ce qu’il était : un moyen de faire apparaître brusquement, à la façon des cabarets, le Père, la Petite, le Grand ou la Fille. Au niveau des cintres, je n’ai pas tout vu ou alors de biais, mais l’énergie proprement hallucinante de Martine durant le travail et la relation serrée qu’elle entretenait avec Véronique qui la jouait elle, et dont Héloïse incarnait le modèle réduit, tout cela demeurait très palpable. Je dois avouer, même si c’est assez anecdotique, qu’un de mes seuls grands faits d’armes durant cette création est d’avoir réussit à renverser un cendrier rempli à ras, du haut de ma passerelle, à dix mètres au-dessus du gradin, précisément sur la tête de Martine dirigeant ses acteurs. Les quelques secondes de cette pluie de cendres qui précédèrent un « Putain ! Quel est le connard qui ma jeté un cendrier sur la gueule » furent longues, douloureuses. À la dernière, Martine m’écrivit sur une carte à propos de cette poursuite et de l’idiot qui la manipulait : « l’œil du cyclope » suivit d’un lapidaire « Merci ! ». Quoiqu’il en soit, son écriture de plateau et son écriture tout court forçait à l’admiration, tant celle-ci était précise, ciselée, millimétrée et intriquée avec grâce à LA PASSION SELON SAINT JEAN de Bach. Ce spectacle comme les suivants – je les ai tous vus depuis – acquérait par sa plasticité une dimension totale et un caractère quasi opératique. Comme peu de metteur en scène en communauté française s’y risquent, Martine pratique, en compagnie de quelques fidèles collaborateurs, un théâtre où tous les aspects de la machinerie théâtrale sont mis à contribution. Les partitions scéniques qu’elle élabore sont travaillées au couteau et contiennent, dès l’écriture, une véritable complexité formelle englobant l’ensemble des paramètres de la représentation. Il s’agit, en somme et pour faire court, d’un travail de scénarisation d’une précision inouïe.
En regardant aujourd’hui quelques images de TRILOGIE à travers des vidéogrammes ou des photographies, on mesure à quel point son travail est cohérent et puissant. Bien entendu, ces traces sont ce qu’elles sont : un agglomérat de morceaux captés, de fragments épars ou, au mieux, des éclats qui indiquent des territoires qui furent sublimes mais, à ce jour et jusqu’à nouvel ordre, enfouis. Et pourtant, il suffit d’un coup d’œil pour y retrouver les mêmes motifs plastiques qui résonnent d’un spectacle à l’autre, indiquant à qui voudrait encore en douter que tout ceci constitue bien un ensemble solide, un bloc compact, en un mot une œuvre. Un jour, il faudrait tout de même qu’un programmateur relativement bien monté – pour ne pas dire couillu – décide de montrer ça côte à côte, afin que le spectateur d’aujourd’hui ou de demain puisse mesurer la force et l’étendue de cet ouvrage. TRILOGIE fut créée avec, entre chaque volet, deux voire trois ans d’intervalle et il est, de fait, difficile de cerner avec fraîcheur l’ensemble de ce travail tant la mémoire du spectateur joue son rôle, assemblant ce qui a été, agençant les images et les récits, les transformant et les recyclant suivant un processus inconscient, intime et fluctuant. Bien sûr, le théâtre est un art vivant qui répond aux mêmes lois que le vivant dans son ensemble et, en ce sens, il faut s’y soumettre avec rage. Mais si on est en droit de se frapper l’intégrale d’une filmographie afin de vérifier un détail, de parfaire la connaissance partielle qu’on aurait d’une œuvre littéraire ou plus simplement d’écouter pour la première fois un enregistrement, on devrait également pouvoir avoir l’opportunité de découvrir, côte à côte, ces trois spectacles-là.
Martine jouit, et c’est non sans une certaine ironie que j’utilise le terme, d’un manque de reconnaissance hallucinant. Nous avons très régulièrement des discussions à ce sujet et ce constat n’a rien de partisan, il est tout simplement objectif. C’est un problème plus large que les prix, c’est l’étrange mise au ban d’une artiste.
Les raisons en sont multiples et la plupart ne tiennent pas à son travail mais plutôt à une position qui, de loin, semble être celle d’une louve solitaire. Il est vrai que Martine est peu capable de jouer le jeu des réseaux, de produire des ronds de jambe ou encore de construire des stratégies concernant sa carrière, enfin tout le bazar qu’on exige d’un aspirant artiste aujourd’hui sans le lui demander : c’est-à-dire de se révéler compétitif, concurrentiel, exportable, de rester jeune et, surtout, à la mode. Peut-être que Martine n’a pas fait tout ce qu’il fallait faire – et ce pour autant qu’il faille le faire – mais il reste que son travail, lui, est remarquable et, à cet endroit, il est déprimant de constater qu’il fait peu – pour éviter de dire pas – écho au niveau des institutions. En fait, tout cela dépasse la question du goût. On peut détester ce qu’elle crée, mais nier qu’elle est une véritable auteure – il y en a si peu ! – développant depuis plus de trente ans un regard aigu et un point de vue éminemment singulier sur le monde relève tout de même du bizarre.