À son sujet

Théâtre
Portrait

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Le 23 Nov 2012
SALON DES REFUSÉS - SANS JURY, NI RÉCOMPENSE - épisode 1, de Claude Schmitz, Théâtre la Balsamine, septembre 2011. Photo Hichem Dahes.
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SALON DES REFUSÉS - SANS JURY, NI RÉCOMPENSE - épisode 1, de Claude Schmitz, Théâtre la Balsamine, septembre 2011. Photo Hichem Dahes.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 115 - Martine Wijckaert - La Balse
115

PAS ÉVIDENT d’écrire au sujet de Mar­tine. Pas évi­dent, étant don­né qu’un pan entier de son tra­vail et de sa vie – les deux étant inex­tri­ca­ble­ment liés – m’est incon­nu. Si mon sou­venir est bon, nous nous sommes ren­con­trés en sep­tem­bre 2001. C’est Sabine qui me présen­ta Mar­tine un ou deux jours après les atten­tats, dans un hall, en face des abat­toirs, où j’expérimentais pour la pre­mière fois le tra­vail de créa­tion au sens fort, c’est-à-dire en par­tant de mes pro­pres intu­itions. Nous sommes devenus amis et aujourd’hui nous plaisan­tons de pas mal de sujets peu avouables tout en partageant des dis­cus­sions très sérieuses sur d’autres sujets qui ne le sont par­fois pas du tout. Si Mar­tine n’éprouve aucune dif­fi­culté à dis­sert­er autour de Bob et Bobette, puis à abor­der, la minute d’après, la pein­ture des prim­i­tifs fla­mands ou des ques­tions à car­ac­tère dis­ons méta­physique, c’est que son sens du dis­cerne­ment pro­duit au shak­er et sans dis­con­tin­uer des cock­tails alliant grav­ité et autodéri­sion. En défini­tive, elle sait que Bob et Bobette, les prim­i­tifs fla­mands et la méta­physique, tout ça, c’est du même ton­neau. Nous avons beau être amis et dis­cuter de tout, il n’en reste pas moins que je demeure rel­a­tive­ment intimidé face à sa ténac­ité et à son par­cours artis­tique. Com­ment a‑t-elle réus­si à tra­vers­er ces années en con­tin­u­ant à créer sans se laiss­er abat­tre, sans som­br­er dans le cynisme et, au final, à trans­former une colère saine en art ? Cet exploit qui, bien qu’il tienne de la survie, mérit­erait un prix spé­cial de longévité à celle qui, trop lucide pour accorder le moin­dre crédit aux jurys et aux récom­pens­es, vous le ren­ver­rait prob­a­ble­ment à la gueule, avec rai­son. Et pour­tant, être un artiste dans notre fédéra­tion chérie et y dur­er, tout en restant vivant, exige d’être sérieuse­ment amar­ré. Ceux qui con­nais­sent Mar­tine savent qu’elle est, néan­moins, très capa­ble de touch­er le fond et de s’y cla­quer le moral. Mais, à chaque coup, et avec je ne sais quelle force de car­ac­tère, le phénix renaît de son cen­dri­er. Alors, telle un pom­pi­er turc – comble du fumeur – ou telle la DULLE GRIET de Brueghel l’ancien, le chardon au fu sil et son butin dans les pattes, elle repart à la con­quête des enfers. Et si, par égare­ment, une armée de démons en venait à hiss­er le pont-levis afin de con­tr­er son assaut alors, pour sûr, ils seraient faits comme des rats.

On dit qu’il existe deux types d’artistes, ceux qui creusent le même trou toute leur vie, et ceux qui tra­vail­lent des champs dif­férents, pra­ti­quant une sorte de rota­tion cul­tur­ale et don­nant, par là même, l’illusion de se renou­vel­er à chaque forme. Mar­tine fait indu­bitable­ment par­tie de la pre­mière caté­gorie, même s’il me sem­ble qu’au final ces deux types de pedi­gree se rejoignent par­faite­ment tant la somme des travaux pro­cure tou­jours une sorte de relevé rel­a­tive­ment dras­tique de l’identité de son auteur. Cepen­dant, je ne me ris­querais pas à abor­der cet aspect de la ques­tion : de Mar­tine je ne con­nais que la dernière péri­ode de créa­tion qu’elle nomme Trans­mis­sion et qui a encore court aujourd’hui. J’ai pris le train en marche très tard et ce à par­tir de CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE. C’est durant l’été 2003 que j’ai assisté à la créa­tion de ce spec­ta­cle. Mar­tine y était au plus proche d’elle-même, tra­vail­lant une œuvre intime à décou­vert, créant dès l’ouverture du spec­ta­cle une éton­nante vari­a­tion sur la Genèse. La faute orig­inelle y cor­re­spondait à la mégarde de la Petite qui avait fait choir, dans la cuvette des toi­lettes, un rouleau de papi­er-cul. Pour­tant, j’aurais du mal à par­ler de CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE avec pré­ci­sion, n’ayant, pour ain­si dire, jamais vu le spec­ta­cle comme les spec­ta­teurs ont pu le voir. En effet, c’est per­ché à une dizaine de mètres au-dessus du gradin de la Bal­samine, coincé sur une passerelle, avec pour tâche de manip­uler une pour­suite, que j’ai passé le plus clair de mon temps, répéti­tions et représen­ta­tions com­pris­es. Le fais­ceau de ce pro­jecteur tan­tôt fig­u­rait une étoile filante qui, suite à quelques rebonds, s’effaçait sur la sur­face lunaire du plateau, tan­tôt il était ce qu’il était : un moyen de faire appa­raître brusque­ment, à la façon des cabarets, le Père, la Petite, le Grand ou la Fille. Au niveau des cin­tres, je n’ai pas tout vu ou alors de biais, mais l’énergie pro­pre­ment hal­lu­ci­nante de Mar­tine durant le tra­vail et la rela­tion ser­rée qu’elle entrete­nait avec Véronique qui la jouait elle, et dont Héloïse incar­nait le mod­èle réduit, tout cela demeu­rait très pal­pa­ble. Je dois avouer, même si c’est assez anec­do­tique, qu’un de mes seuls grands faits d’armes durant cette créa­tion est d’avoir réus­sit à ren­vers­er un cen­dri­er rem­pli à ras, du haut de ma passerelle, à dix mètres au-dessus du gradin, pré­cisé­ment sur la tête de Mar­tine dirigeant ses acteurs. Les quelques sec­on­des de cette pluie de cen­dres qui précédèrent un « Putain ! Quel est le con­nard qui ma jeté un cen­dri­er sur la gueule » furent longues, douloureuses. À la dernière, Mar­tine m’écrivit sur une carte à pro­pos de cette pour­suite et de l’idiot qui la manip­u­lait : « l’œil du cyc­lope » suiv­it d’un lap­idaire « Mer­ci ! ». Quoiqu’il en soit, son écri­t­ure de plateau et son écri­t­ure tout court forçait à l’admiration, tant celle-ci était pré­cise, ciselée, mil­limétrée et intriquée avec grâce à LA PASSION SELON SAINT JEAN de Bach. Ce spec­ta­cle comme les suiv­ants – je les ai tous vus depuis – acquérait par sa plas­tic­ité une dimen­sion totale et un car­ac­tère qua­si opéra­tique. Comme peu de met­teur en scène en com­mu­nauté française s’y risquent, Mar­tine pra­tique, en com­pag­nie de quelques fidèles col­lab­o­ra­teurs, un théâtre où tous les aspects de la machiner­ie théâ­trale sont mis à con­tri­bu­tion. Les par­ti­tions scéniques qu’elle éla­bore sont tra­vail­lées au couteau et con­ti­en­nent, dès l’écriture, une véri­ta­ble com­plex­ité formelle englobant l’ensemble des paramètres de la représen­ta­tion. Il s’agit, en somme et pour faire court, d’un tra­vail de scé­nar­i­sa­tion d’une pré­ci­sion inouïe.

En regar­dant aujourd’hui quelques images de TRILOGIE à tra­vers des vidéo­grammes ou des pho­togra­phies, on mesure à quel point son tra­vail est cohérent et puis­sant. Bien enten­du, ces traces sont ce qu’elles sont : un agglomérat de morceaux cap­tés, de frag­ments épars ou, au mieux, des éclats qui indiquent des ter­ri­toires qui furent sub­limes mais, à ce jour et jusqu’à nou­v­el ordre, enfouis. Et pour­tant, il suf­fit d’un coup d’œil pour y retrou­ver les mêmes motifs plas­tiques qui réson­nent d’un spec­ta­cle à l’autre, indi­quant à qui voudrait encore en douter que tout ceci con­stitue bien un ensem­ble solide, un bloc com­pact, en un mot une œuvre. Un jour, il faudrait tout de même qu’un pro­gram­ma­teur rel­a­tive­ment bien mon­té – pour ne pas dire couil­lu – décide de mon­tr­er ça côte à côte, afin que le spec­ta­teur d’aujourd’hui ou de demain puisse mesur­er la force et l’étendue de cet ouvrage. TRILOGIE fut créée avec, entre chaque volet, deux voire trois ans d’intervalle et il est, de fait, dif­fi­cile de cern­er avec fraîcheur l’ensemble de ce tra­vail tant la mémoire du spec­ta­teur joue son rôle, assem­blant ce qui a été, agençant les images et les réc­its, les trans­for­mant et les recy­clant suiv­ant un proces­sus incon­scient, intime et fluc­tu­ant. Bien sûr, le théâtre est un art vivant qui répond aux mêmes lois que le vivant dans son ensem­ble et, en ce sens, il faut s’y soumet­tre avec rage. Mais si on est en droit de se frap­per l’intégrale d’une fil­mo­gra­phie afin de véri­fi­er un détail, de par­faire la con­nais­sance par­tielle qu’on aurait d’une œuvre lit­téraire ou plus sim­ple­ment d’écouter pour la pre­mière fois un enreg­istrement, on devrait égale­ment pou­voir avoir l’opportunité de décou­vrir, côte à côte, ces trois spec­ta­cles-là.

Mar­tine jouit, et c’est non sans une cer­taine ironie que j’utilise le terme, d’un manque de recon­nais­sance hal­lu­ci­nant. Nous avons très régulière­ment des dis­cus­sions à ce sujet et ce con­stat n’a rien de par­ti­san, il est tout sim­ple­ment objec­tif. C’est un prob­lème plus large que les prix, c’est l’étrange mise au ban d’une artiste.

Les raisons en sont mul­ti­ples et la plu­part ne tien­nent pas à son tra­vail mais plutôt à une posi­tion qui, de loin, sem­ble être celle d’une lou­ve soli­taire. Il est vrai que Mar­tine est peu capa­ble de jouer le jeu des réseaux, de pro­duire des ronds de jambe ou encore de con­stru­ire des straté­gies con­cer­nant sa car­rière, enfin tout le bazar qu’on exige d’un aspi­rant artiste aujourd’hui sans le lui deman­der : c’est-à-dire de se révéler com­péti­tif, con­cur­ren­tiel, exportable, de rester jeune et, surtout, à la mode. Peut-être que Mar­tine n’a pas fait tout ce qu’il fal­lait faire – et ce pour autant qu’il faille le faire – mais il reste que son tra­vail, lui, est remar­quable et, à cet endroit, il est dép­ri­mant de con­stater qu’il fait peu – pour éviter de dire pas – écho au niveau des insti­tu­tions. En fait, tout cela dépasse la ques­tion du goût. On peut détester ce qu’elle crée, mais nier qu’elle est une véri­ta­ble auteure – il y en a si peu ! – dévelop­pant depuis plus de trente ans un regard aigu et un point de vue éminem­ment sin­guli­er sur le monde relève tout de même du bizarre.

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Depuis 2004, Claude Schmitz (1979) écrit et met en scène des spectacles qui ont été...Plus d'info
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