Au seuil du théâtre moderne, le symbolisme

Au seuil du théâtre moderne, le symbolisme

Le 9 Juil 2002
Anne Beaupain, Muriel Clairembourg et Cécile Henry dans AGLAVAINE ET SÉLYSETTE, mise en scène de Julien Roy. Photos de répétition Marcel Vanhulst.

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Anne Beaupain, Muriel Clairembourg et Cécile Henry dans AGLAVAINE ET SÉLYSETTE, mise en scène de Julien Roy. Photos de répétition Marcel Vanhulst.
Article publié pour le numéro
Modernité de Maeterlick-Couverture du Numéro 73-74 d'Alternatives ThéâtralesModernité de Maeterlick-Couverture du Numéro 73-74 d'Alternatives Théâtrales
73 – 74
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LA NOVATION THÉÂTRALE que con­tient et engen­dre l’écriture de Maeter­linck ne fait aucun doute si l’on se reporte à l’impact — et à la dette, la plu­part du temps recon­nue comme telle —qu’elle a exer­cé sur les hommes de théâtre européens les plus impor­tants des années 1890 1914. L’aura qui l’entoure n’en est pas moins demeurée ambiguë jusqu’à aujourd’hui. Du moins dans les pays fran­coph­o­nes où le bon ton con­siste sou­vent à la réduire à ses ori­peaux sym­bol­istes ou à pas­tich­er ses tirades à red­ites infin­i­ment mur­mu­rantes et décil­lantes. À les fétichis­er et à les pren­dre au pied de la let­tre alors que ce à quoi elles s’attaquent pré­cisé­ment, c’est à la let­tre.

En arriv­er, dans la foulée, à affirmer que la moder­nité, non seule­ment esthé­tique mais dra­maturgique, des textes signés Maeter­linck ne proviendrait en rien des ver­tus intrin­sèques des œuvres, — et cela, en dépit des analy­ses plus que con­clu­antes don­nées par Anne Ubers­feld, des pro­pos d’Artaud ou d’autres — mais de l’obstination, des audaces ou du génie des met­teurs en scène est, hélas, tout aus­si fréquent. On aboutit ain­si, d’une part à dis­qual­i­fi­er l’œuvre de cet auteur belge, si étranger au « génie français » dont la présence dans les manuels sco­laires de la république demeure d’ailleurs dérisoire et, de l’autre, à ne lui recon­naître de valeur que rap­portée et décalée. En quoi l’opération qui veut que PELLÉAS ET MÉLISANDE soit une œuvre de Debussy ou ne soit géniale que du fait de l’intervention de ce dernier, — le livret de Maeter­linck serait nul ou insipi­de, dit-on ou lit-on sou­vent !1 — est loin de se rap­porter au seul prob­lème de la musique, ou de con­stituer un fait unique. Il n’en demeure pas moins inique.

Car l’opération que met en place et en œuvre Maeter­linck dans la dernière décen­nie du XIXe siè­cle, opéra­tion lit­téraire et dra­maturgique, est con­sti­tu­tive de la moder­nité — même si, pour l’écrivain2, cette opéra­tion n’est qu’une étape qui s’inscrit dans une forme de réflex­ion per­son­nelle sur les ten­ants et les mys­tères du monde après la perte des repères religieux. Cette réflex­ion pren­dra des formes divers­es. Elle se révèle avec évi­dence dans la pro­fu­sion des essais de l’âge mûr et de la vieil­lesse, lesquels n’entraînent pas la dis­pari­tion de l’activité dra­maturgique mais lui ôtent, d’une part son rôle cen­tral et, de l’autre, sa pointe au tra­vers du ques­tion­nement de la forme. La dynamique des essais prend d’ailleurs claire­ment son cours après l’invention du pre­mier théâtre et l’époque des grandes tra­duc­tions. Cela n’a pas man­qué, bien sûr, de con­tribuer à brouiller une nou­velle fois l’image d’un auteur que sa pro­lix­ité et sa longévité, mais aus­si sa quête et son his­toire, ne lim­i­tent pas aux anticham­bres de la moder­nité rad­i­cale.

Reste que celle-ci, il la réalise au théâtre, au même moment que Claudel (lequel con­naît une récep­tion bien plus décalée dans le temps et s’attaque, d’une autre façon, et aux pon­cifs de la représen­ta­tion, et aux us de la langue). Maeter­linck le fait en mod­i­fi­ant fon­cière­ment les critères de la représen­ta­tion dom­i­nante tout en n’ayant pas l’air d’y touch­er. C’est qu’il les anémie et per­ver­tit de la même façon qu’il dis­sout le lan­gage qui la sup­por­t­ait et proférait un moi dont les mod­ernes non seule­ment se passeront mais finiront par met­tre en pièces. Maeter­linck, lui, le mine. Il en fait une ombre ; ou en laisse décou­vrir l’impasse à tra­vers des fig­ures telles que Golaud.

Nour­rie de la rad­i­cal­ité rim­bal­di­enne et de cer­tains pos­tu­lats mal­lar­méens, la dra­maturgie maeter­linck­i­enne voit le jour, ne l’oublions pas, dans un con­texte pré­cis. Au sein de celui-ci nom­bre de ceux qui comptent en lit­téra­ture (Mal­lar­mé, Claudel, Gide, Ver­haeren…) ne se trompent pas sur l’ampleur insi­dieuse de la sec­ousse. Maeter­linck ne revient pas pour autant à des façons de dire cinglantes ou abruptes comme c’était le cas chez cer­taines de ses références. Sa nova­tion se porte dans le cisaille­ment déréglant de la forme, qu’il paraît par ailleurs main­tenir en place ; dans le soupçon et la dis­so­lu­tion des évi­dences et des formes dom­i­nantes. En quoi les grottes qui minent le château d’Allemonde dans PELLÉAS ET MÉLISANDE métapho­risent fort bien l’opération qui se trame non seule­ment entre les per­son­nages et à l’égard de leur classe, mais au sein de l’esthétique dra­ma­tique3.

Ce faisant, l’œuvre de Mater­linck remet pro­fondé­ment en cause le statut du sujet — et, donc, du per­son­nage —; du lan­gage — et, donc, du dia­logue théâ­tral —; du monde — et, donc, de la représen­ta­tion — tout en parais­sant les con­serv­er. Elle le fait dans un con­texte pré­cis, celui de la fin du XIXe siè­cle, où, déjà, les impass­es ou les illu­sions de la croy­ance au pro­grès con­tinu se man­i­fes­tent tout autant que celles du moi bour­geois et de son matéri­al­isme. Elle le fait donc, très naturelle­ment, en util­isant objets, images et mythes de son temps. Et notam­ment ces mythes nordiques ou ces emblèmes déca­dents qui per­me­t­tent de con­tester l’hégémonie clas­sique du code et de la langue ‑ce que mon­trent bien les notes du CAHIER BLEU.

De type idéal­iste dans son dis­cours et son des­sein, la réac­tion maeter­linck­i­enne, qui apporte au théâtre ce qu’attendaient les sym­bol­istes et les fins de siè­cle, va bien plus loin au niveau dra­maturgique que ce que cette attente explicite. Et cela, bien que, — très logique­ment d’ailleurs par rap­port à son pro­jet — l’auteur se serve de cer­tains des ingré­di­ents les plus évi­dents de cet univers fin de siè­cle. L’usage que Maeter­linck fait toute­fois de ceux-ci (la chevelure, l’anneau d’or…) les emblé­ma­tise d’une façon telle qu’ils touchent à la fois à l’essentialisation analogique pro­pre à la démarche idéal­iste et à la trans­for­ma­tion de ces ingré­di­ents métaphoriques, non points en purs signes ontologiques mais en objets théâ­traux. Ceux-ci mod­i­fient con­sti­tu­tive­ment l’espace scénique. Ils esquis­sent une autre forme de représen­ta­tion et indiquent un autre type de jeu que ceux qui dom­i­naient alors la scène, lesquels con­tin­u­ent, de con­stituer, aujour­d’hui encore, le code de la vraisem­blance dans la con­science com­mune.

Dessins préparatoires de Yannis Kokkos pour PELLEAS ET MELISANDE mis en scène par Antoine Vitez à la Scala de Milan.
Dessins pré­para­toires de Yan­nis Kokkos pour PELLEAS ET MELISANDE mis en scène par Antoine Vitez à la Scala de Milan.
Dessins préparatoires de Yannis Kokkos pour PELLEAS ET MELISANDE mis en scène par Antoine Vitez à la Scala de Milan.

De ces codes, Maeter­linck qui cherche à la fois à laiss­er affleur­er l’ir­représentable et à faire percevoir et par­fois enten­dre l’indi­ci­ble qui tra­vail­lent sous nos représen­ta­tions, n’a que faire. Sans doute con­sid­ère-t-il, toute­fois, qu’il faut bien par­tir du don­né que le jeu pré­sup­pose ; mais c’est pour le met­tre à dis­tance dans des épo­ques et des lieux, tel Alle­monde. S’il sait que le vérisme ou le réal­isme muti­lent la per­cep­tion de l’homme. —Maeter­linck par­lerait de l’âme humaine, nuance qu’il faut savoir enten­dre si l’on s’at­tache à son étude— et s’il leur oppose les droits de l’âme qui expliquent cer­tains aspects de cette œuvre, Maeter­linck ne réduit pas sa créa­tion à ce dis­cours.

L’opéra­tion fon­cière que le dra­maturge réalise sous ce voile, et pour attein­dre cet objec­tif spir­ituel, va en effet beau­coup plus loin. Elle s’at­taque aux fonde­ments du théâtre français de son temps. Elle le fait sans sup­primer tout ren­voi à une apparence de représen­ta­tion, le pro­pos étant pré­cisé­ment de mon­tr­er que le jeu se passe sous son masque. Dès lors, le cortège de per­son­nages, tous aux pris­es avec cette ten­sion entre réal­ité et sub-con­scient —voire incon­scient —, ne peut que ressem­bler à une pro­ces­sion d’om­bres qui se heur­tent à des bahuts— et cela, jusqu’à l’a­paise­ment final. En faisant défil­er les ser­vantes à l’in­star des pleureuses devant le lit de Mélisande, comme il l’a fait dans sa mise en scène de PELLÉAS, Antoine Vitez révèle d’au­tant mieux cette évi­dence que les ser­vantes sont les déten­tri­ces d’une parole qui con­serve avec le réel du monde un sup­port plus prég­nant que celui des aris­to­crates au ser­vice desquels elles tra­vail­lent.

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Marc Quaghebeur
Marc Quaghebeur est enseignant, écrivain (LES CARMES DU SAULCHOIR, Toulouse, L’Éther Vague) et critique (BALISES...Plus d'info
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