« Deux ours dans une même tanière. »
Nemirovitch-Dantchenko
« Ils étaient si utiles, si nécessaires l’un à l’autre et – que cela reste entre nous –, ils se détestaient ! »
M. Tchekhov
« I have one wish for him [Stanislavski]… that in time to come he shall work alone. It is the best wish I have to give for he is a great being »
G. Craig à Lilina
DANS LE PAYSAGE THÉÂTRAL européen dominé, depuis la fin du XIXe siècle par la figure du metteur en scène qui, par son travail d’interprétation de l’œuvre et de composition scénique, a tendance à éclipser l’auteur et à donner son identité à la compagnie qu’il dirige, le Théâtre d’Art de Moscou tient une place à part. Il affiche, dès sa création en 1898, une direction bicéphale qui durera quarante-et-un ans, traversant des crises internes, des drames individuels, la première guerre mondiale et deux révolutions… De juin 1897 (rencontre au restaurant Le Bazar slave) jusqu’à août 1938 (mort de Stanislavski), les deux timoniers ont navigué dans l’histoire du théâtre russe-soviétique et mondial, de concert, en alternance, seuls ou avec leur « clan », sans toujours pouvoir maintenir le cap artistique, éthique qu’ils s’étaient fixé, mais toujours solidaires en cas d’attaques extérieures contre l’œuvre de leur vie : le Théâtre d’Art.
L’histoire de leurs alliances-divergences fait partie de ces sujets tabous que l’URSS a longtemps écartés de la vulgate officielle alors qu’elle avait été relayée dans la presse prérévolutionnaire aux moments de forte crise, en 1902, 1906, 1916. Puis elle fut instrumentalisée en 1921, au moment des combats idéologiques contre l’art bourgeois. […]
« L’artiste collectif »
Les deux artistes qui se rencontrent au Bazar slave ont en commun un idéal : créer un théâtre nouveau par sa troupe, son éthique, ses choix esthétiques rigoureux. Vladimir Nemirovitch-Dantchenko est un écrivain fameux, joué sur les scènes impériales, qui va même rivaliser avec Tchekhov lorsque sa pièce LE PRIX DE LA VIE est choisie pour le Prix Griboedov au détriment de LA MOUETTE. Konstantin Alekseev, Stanislavski à la scène, a une longue expérience d’acteur amateur et de directeur de troupe de plus en plus apprécié et reconnu.
Conscients de leurs talents complémentaires, ils se partagent au départ la responsabilité du répertoire et de la partie scénique et se distribuent le droit de veto, littéraire pour Nemirovitch-Dantchenko, qui prend en charge aussi la partie administrative, et artistique pour Stanislavski. Ces deux vetos se trouvent très vite inopérants car le goût du pouvoir de Nemirovitch déborde sans cesse sur le terrain de la mise en scène. La co-signature des spectacles au nom de l’idéal « d’artiste collectif » durera huit ans. Cet idéal s’est dessiné au moment du travail sur Tchekhov. Dans LA MOUETTE, se souvient Nemirovitch-Dantchenko, cette fusion a eu lieu lorsque l’un sentait l’atmosphère de la pièce et sa diction et l’autre devinait comment la monter. « Moi dans mon domaine et vous dans le vôtre, nous étions les porteurs convaincus d’une idée artistique précise. » Cette fusion, heureuse et fondatrice pour l’avenir et la réputation de leur compagnie, ils croiront possible de la reproduire. Leur but artistique, leur idéal est commun, mais leurs approches divergent.
À la révolution, ils réussissent à faire accepter et à maintenir le caractère atypique de la direction bicéphale, bien utile pour pratiquer l’alternance lors des tournées du Théâtre, des maladies et des voyages des deux partenaires. Il passera même pour une marque de solidité des objectifs au fil du temps, la troupe étant renouvelée et formée au sein même de l’organisme, dans ses studios.
« Notre différend artistique »
- Cet article est publié dans ce numéro dans une version réduite, sous la forme d’extraits choisis. La version complète est lisible sur notre site www.alternativestheatrales.be ↩︎