EN MAI 2015, le théâtre du Rond-Point accueillait un triptyque, associant deux spectacles créés à sept ans d’intervalle – fruit de la rencontre entre les frères Ali et hèdi Thabet, chorégraphes et danseurs implantés à Bruxelles, et Mathurin Bolze, de la compagnie lyonnaise MPTA1, que venait articuler un moment musical.
D’abord, sous l’égide de René Char, un trio formidablement intitulé NOUS SOMMES PAREILS À CES CRAPAUDS QUI DANS L’AUSTÈRE NUIT DES MARAIS S’APPELLENT ET NE SE VOIENT PAS, PLOYANT À LEUR CRI D’AMOUR TOUTE LA FATALITÉ DE L’UNIVERS2 : la fureur et le mystère au bout de cinq pieds3. oui, cinq pieds, et deux béquilles. Hèdi est unijambiste, mais cela ne change rien, c’est-à-dire qu’il danse avec autant d’agilité et de grâce que ses partenaires. Et cela change tout, bien sûr, car notre regard est d’abord happé par cette incompréhensible puissance de l’étrange et de la volonté. Mais la grande force des concepteurs est d’avoir fait en sorte que notre regard se déporte et ne demeure pas médusé par l’étonnement devant cette « symbiose entre corps imparfaits » dont parle Pierre Notte dans le synopsis du spectacle4. on peut d’ailleurs questionner la notion d’imperfection ici, tant les corps semblent remplir exactement l’espace nécessaire à leur déploiement et au sens véhiculé. Le « handicap » de hèdi est sublimé en quelque chose qui va bien au-delà de l’étonnement suscité par la performance. Pour lui, il s’agit de trouver « comment disposer les choses pour annuler le plus vite possible cette question, qui paraît fondamentale et qui n’a en fait rien de fondamental. ou alors, elle l’est pour tout un chacun, c’est-à-dire que l’infirmité est une réalité pour chacun, qu’elle soit visible ou cachée. Et ce qui importe, c’est comment nous nous révélons par rapport à cette infirmité, comment nous la traversons, la dansons, la questionnons »5. D’ailleurs ce qui nous est donné à voir est, d’abord et avant tout, de la danse de très haut niveau, une danse certes acrobatique (la formation circassienne des danseurs est évidente) mais aussi profondément belle ; surtout, une danse où le moindre geste porte un sens véritable, plein et sincère. Ce sens et cette nécessité qu’hèdi, choisissant vers l’âge de trente ans de revenir à la scène, sa « langue maternelle »6, n’a pas eu d’autre choix que de mettre dans chaque décision scénique. Foin des concepts abstraits : l’art des frères Thabet et de Mathurin Bolze est concret, direct, généreux. Et bouleversant.
Ce premier volet explore la thématique du mariage, dans une démarche qu’Ali Thabet décrit comme un « désir de détricoter sur un plan scénique, métaphorique et poétique cette manière dont les gens se marient pour solidifier leurs contradictions affectives »7. Le « plus beau des mariages », explicite ironiquement Ali, ce sont les épousailles comme volonté (réductrice) de « résoudre » l’amour, de le simplifier, d’en gommer les ambiguïtés et les paradoxes. C’est bien l’enjeu pour les artistes au sein de ce spectacle : traverser les contradictions de l’âme humaine dans sa relation à l’autre qui est aussi je. Et en effet l’on voit tout en quelques mouvements : l’engagement, l’amour, l’ennui, la tendresse, la violence, la jalousie… pour finir sur l’amitié. Car la relation entre le mari et l’amant n’est pas que de rivalité : elle décline la complexité des rapports humains, et il est des moments où leur relation devient complice, voire équivoque. Les rapports conflictuels entre l’amour et l’amitié sont aussi montrés ici : c’est bien l’ami qui s’interpose dans la relation amoureuse, comme lorsque hèdi pose le pied sur la robe blanche, interrompant symboliquement la « bonne marche » du couple de jeunes mariés. Il y a enfin l’amitié qui survit à la trahison et aux rivalités, le soutien indéfectible que représente l’autre, même en temps de conflit. on assiste donc à une véritable traduction chorégraphique de cette palette psychologique – Ali Thabet ne récuse pas le terme, et invoque Nietzsche qui est pour lui l’inventeur véritable de la psychologie. Nietzsche, qui ouvrira hèdi à la littérature et à la philosophie, et pour qui l’ami est à la fois celui qui sauve de soi : « Je et moi sont toujours en trop fiévreux colloque ; comment serait-ce supportable, s’il n’y avait un ami ? »8 et le refletde soi : « de ton ami quel est donc le visage ? Dans un miroir grossier et imparfait, c’est ton propre visage. »9
- « Les mains, les pieds et la tête aussi », compagnie fondée à Lyon en 2001. ↩︎
- Le titre est emprunté à René Char ; il s’agit de l’aphorisme no 129 des « Feuillets d’hypnos », in FUREUR ET MYSTÈRE, Gallimard, 1948. Créé en 2013, NOUS SOMMES PAREILS… est présenté comme le premier volet au Rond-Point, ALI (2008) arrivant ensuite. Toutefois l’ordre a pu être inversé en d’autres circonstances. ↩︎
- Ceux d’Artemis Stavridi (Laida Aldaz Arrieta pour les représentations au Rond- Point), Mathurin Bolze et hèdi Thabet. ↩︎
- Voir sur le site du théâtre du Rond-Point. ↩︎
- Entretien téléphonique avec hèdi Thabet, 31 juillet 2015. ↩︎
- Idem. ↩︎
- Entretien téléphonique avec Ali Thabet, 23 juillet 2015. ↩︎
- Nietzsche, « De l’ami », AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA, Gallimard, Folio/Essais, 1971 pour la traduction, p. 76. ↩︎
- Ibid., p. 77. ↩︎
- Entretien téléphonique avec Ali Thabet, 23 juillet 2015. ↩︎
- Entretien téléphonique avec hèdi Thabet, 31 juillet 2015. ↩︎
- Idem. ↩︎
- Entretien téléphonique avec Ali Thabet, 23 juillet 2015. ↩︎
- Entretien téléphonique avec hèdi Thabet, 31 juillet 2015. ↩︎