Assimiler la modernité du cinéma et son rapport au monde

Entretien

Assimiler la modernité du cinéma et son rapport au monde

Entretien avec Daniel Benoin

Le 29 Avr 2009
Ulrich Thomsen dans FESTEN de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, 1998. Photo D. R.
Ulrich Thomsen dans FESTEN de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, 1998. Photo D. R.

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Ulrich Thomsen dans FESTEN de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, 1998. Photo D. R.
Ulrich Thomsen dans FESTEN de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, 1998. Photo D. R.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 101 - Extérieur Cinéma - théâtre national de Nice
101

Bernard Debroux : Tu m’as fait remar­quer qu’en arrivant à Nice tu avais eu cette volon­té d’inscrire ta démarche de créa­tion dans ce rap­port par­ti­c­uli­er avec le ciné­ma. Tu as util­isé cette phrase : « le théâtre est un art telle­ment archaïque que cela lui per­met d’intégrer des nou­velles expéri­ences artis­tiques, des nou­velles démarch­es qui nais­sent. C’est une néces­sité. » Faces est le point d’aboutissement d’un pro­jet qui est né avec Fes­ten et Mis­ery, et, plus tard, L’Argent des autres. Pourquoi et com­ment est née cette idée de vouloir pren­dre appui sur des scé­narii de films pour faire du théâtre ?

Daniel Benoin : La pre­mière rai­son, c’est que je ne trou­vais pas sou­vent dans le théâtre un rap­port au monde que je trou­vais beau­coup plus facile­ment dans le ciné­ma. Je me suis aperçu que le ciné­ma abor­dait très rapi­de­ment un cer­tain nom­bre de sujets de notre monde con­tem­po­rain, grâce à la par­tic­u­lar­ité réal­iste de cet art. Même si l’écriture, la pro­duc­tion, c’est assez long, on a l’impression que le ciné­ma réag­it très vite aux phénomènes de société. Le théâtre a beau­coup plus de retard, mais sans doute parce qu’il porte un autre regard sur ces événe­ments.

La vision du monde actuel, celui qui nous entoure, m’apparaît essen­tielle pour un homme de théâtre. Par­fois cela devient presque une mis­sion. C’est ain­si que je ne sais pas com­ment je pour­rais mon­ter une pièce de théâtre à la ren­trée sans que ce soit une pièce qui abor­de, d’un point de vue théâ­tral, la crise. Je ne pour­rais pas aujourd’hui mon­ter un Mari­vaux ou un Mus­set. Un met­teur en scène, c’est quelqu’un qui est dans le monde, et pas à l’extérieur du monde ; qui a des antennes sans arrêt en éveil, en écoute et qui accu­mule un cer­tain nom­bre d’informations, de réflex­ions, d’événements. Ensuite, à tra­vers un spec­ta­cle, il redé­ploie ces infor­ma­tions de manière pro­pre, en appor­tant quelque chose de dif­férent du jour­nal­isme ou de la soci­olo­gie.

Je viens d’une généra­tion où l’on allait plutôt d’abord au ciné­ma. Le théâtre était beau­coup plus solen­nel ; il fal­lait s’habiller, se tenir sage, alors que le ciné­ma était un art immé­di­at. Sans doute cela a‑t-il joué.

La pre­mière rai­son, c’est donc celle de la prox­im­ité du ciné­ma avec le monde, peut-être parce que le ciné­ma est un art du réel alors que le théâtre ne l’est pas. Quand on essaie de faire un film qui n’est pas basé sur la réal­ité, c’est très com­pliqué. Ces films exis­tent par exem­ple chez les Sur­réal­istes, mais même si c’était « sur­réel », cela par­tait quand même d’éléments du « réel » : quand Bunuel fait venir le piano, la vache, les prêtres, de vrais prêtres, etc. dans 

Le Chien andalou, ce n’est pas une approche réal­iste mais c’est un vrai piano, une vraie vache…

À par­tir de là, il ne s’agit surtout pas de faire du ciné­ma au théâtre. Ce n’est pas du tout la même idée que Robert Hos­sein quand il mon­tait ses grands spec­ta­cles au Palais des Sports, et par­lait : « du théâtre comme au ciné­ma ». C’étaient de grandes fresques, une grande scène avec trois cents per­son­nes sur le plateau, comme ce théâtre à la fin du XIXe siè­cle ou début du XXe, quand le ciné­ma n’existait pas ou si peu. À cette époque on imag­i­nait cer­taines pièces de théâtre de manière très ciné­matographique. Dans une pièce comme le Napoléon de Grabbe, il y a trois cents per­son­nages. La dis­tri­b­u­tion prend sept ou huit pages ! Dans les arènes de Béziers, par exem­ple, je me rap­pelle avoir vu des pho­tos de pièces de Romain Rol­land où il y avait deux cents per­son­nes sur scène.

Pour moi, il s’agit au con­traire de trou­ver dans la trans­po­si­tion du ciné­ma au théâtre quelque chose qui soit pro­pre au théâtre d’aujourd’hui. Ce sont sou­vent les sujets qui m’intéressent d’abord, et dans un deux­ième temps, comme c’est le cas dans Faces ou Fes­ten, c’est la manière par­ti­c­ulière de faire du ciné­ma qui me pas­sionne et que je cherche à trans­pos­er au théâtre. Et dans les deux cas ce n’est pas facile, car que ce soit Fes­ten (Vin­ter­berg et Dog­ma) ou Faces (Cas­savetes) vingt ans plus tôt, on est face à un ciné­ma qui va chercher l’intimité, le détail, le sen­ti­ment caché, donc ce que l’on ne mon­tre pas nor­male­ment au théâtre.

B. D. : Peut-être que ce qui facilite l’adaptation c’est qu’il ne s’agit pas de films à grand spec­ta­cle. Ce que tu dis sur la charte de « la caméra à l’épaule », où tout doit être plus près de l’acteur, cela ren­voie au rap­port que tu entre­tiens avec l’acteur, parce que ce sont des films qui met­tent en avant l’aspect physique. C’est ce que j’ai ressen­ti pour Faces, où j’étais dans le pub­lic sur le plateau par­mi les acteurs ; il y a une forte prox­im­ité, une sorte de den­sité physique.

D. B. : C’est la manière dont j’essaie de faire la trans­la­tion, de ren­dre compte de ce ciné­ma-là par les moyens du théâtre. Que ce soit dans Fes­ten ou dans Faces, je cherche com­ment mon­tr­er l’intimité, cette recherche par la caméra du détail, de la posi­tion par­ti­c­ulière, d’une prox­im­ité cor­porelle avec l’acteur… Com­ment mon­tr­er ça au théâtre ! Pour Fes­ten, j’avais mis soix­ante-dix per­son­nes à table avec les comé­di­ens. Ils mangeaient avec eux, fêtaient l’anniversaire du père avec les per­son­nages.

Avant ce spec­ta­cle, je n’avais jamais cassé la fron­tière que je con­sid­ère encore essen­tielle entre la scène et la salle. Le rap­port frontal était pour moi cap­i­tal. Je fab­ri­quais un théâtre qui était un théâtre d’images, de visions. Le spec­ta­teur voy­ait ces images, fab­riquées par moi pour quelqu’un qui se trou­vait en face, et non pas sur le côté ou der­rière. C’était un théâtre absol­u­ment frontal. Je détes­tais le bifrontal ou le théâtre en rond. Je me plaçais, comme met­teur en scène, au milieu, et il fal­lait que pour moi ce soit fort. Il y avait donc une place for­mi­da­ble dans toute la salle : la mienne.

C’est en me posant la ques­tion de la trans­po­si­tion de cette intim­ité, de cette prox­im­ité dans Fes­ten que je me suis dit qu’il fal­lait que je trou­ve une nou­velle manière de faire du théâtre. Ain­si est née l’idée que le pub­lic soit très proche des acteurs, qu’il par­ticipe, ce qui me sem­blait jusqu’à ce jour-là par­faite­ment ridicule ! La par­tic­i­pa­tion des spec­ta­teurs était une démarche qui me lais­sait de glace et que je trou­vais totale­ment indigne de l’art dra­ma­tique. Mais quand les spec­ta­teurs par­ticipent mal­gré eux, par exem­ple dans FESTEN, lorsqu’on leur demande de se lever à un moment, de trin­quer et boire en l’honneur du père, et que c’est à ce moment que Chris­t­ian, son fils, dit : « Lev­ez-vous tous. Je bois à mon père qui m’a vio­lé pen­dant toute mon enfance », les spec­ta­teurs qui avaient suivi les indi­ca­tions se retrou­vent dans la sit­u­a­tion des invités de cette fête : le doute, la gêne, les regards angois­sés. Il ne s’agit pas de par­tic­i­pa­tion potache mais de se trou­ver au cœur du prob­lème, ce qui n’est pas du tout pareil. Fes­ten, que j’ai créé en 2002 et Faces en 2007, ce sont deux manières très sem­blables de faire du ciné­ma. Et Cas­savetes est sans doute le prédécesseur de Dog­ma. Il tra­vaille de la même manière.

Les gens de Dog­ma, de ce point de vue-là, n’ont rien inven­té. Quand on voit le film Faces, tout se passe dans l’appartement de Cas­savetes. Il change vague­ment de tableau der­rière pour qu’on dis­tingue l’appartement de Jane de celui de Maria, mais c’est tou­jours dans la réal­ité l’appartement de Cas­savetes. 

J’ai mon­té Faces et ensuite, en dip­tyque, Le Nou­veau Tes­ta­ment de Gui­t­ry.

Dans Faces, il y avait soix­ante-qua­tre canapés de trois places, un grand dami­er de seize car­rés de grands canapés, tous pareils. Je suis par­ti d’un objet bien réel qui est le canapé et en le mul­ti­pli­ant on en fait un lieu abstrait, seize car­rés de qua­tre canapés cha­cun, une sorte de tableau de Mon­dri­an d’avant 1914 quand celui-ci ne con­nais­sait pas encore la couleur. Il m’est apparu alors que c’était le décor par­fait pour toutes les pièces français­es bour­geois­es du XIXe et XXe siè­cle, en par­ti­c­uli­er celles de Gui­t­ry. C’est pourquoi j’ai décidé de mon­ter sur la même thé­ma­tique que Faces, Le Nou­veau Tes­ta­ment. Il s’agit d’une de ces pièces à la fois plus pro­fonde et plus nos­tal­gique de celui qui venait de se faire quit­ter par Yvonne Print­emps. Dans Faces j’avais cher­ché com­ment représen­ter la prox­im­ité du spec­ta­cle avec le  spec­ta­teur. J’avais deux idées pos­si­bles, une qui était des lits – c’est le lieu de l’intimité absolue – mais c’est très com­pliqué de met­tre des spec­ta­teurs dans des lits avec des acteurs. Mais cela aurait été sans doute l’idée la plus cohérente. Le dis­posi­tif scénique de Faces que j’ai inven­té pour la pièce per­met de faire du Nou­veau Tes­ta­ment quelque chose de tout à fait dif­férent de ce qu’on peut atten­dre tra­di­tion­nelle­ment de Gui­t­ry. Ça trans­forme Gui­t­ry, qui devient beau­coup plus proche d’Ibsen, et du coup ça per­ver­tit com­plète­ment le drame bour­geois. On est dans le mou­ve­ment sans arrêt, la dis­tance, le regard, c’est en cela qu’on retrou­ve d’une cer­taine manière le ciné­ma. Car si Gui­t­ry écrit une pièce de théâtre, il en fait un film, et moi j’ai refait un spec­ta­cle, non pas à par­tir de la pièce de théâtre ini­tiale mais à par­tir du film. 

B. D. : Pourquoi à par­tir du film ?

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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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