« Et voilà la langue française »

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« Et voilà la langue française »

Le 23 Déc 2001
Madeleine Marion.
Madeleine Marion. Photo Laure Vasconi.
Madeleine Marion.
Madeleine Marion. Photo Laure Vasconi.
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
70 – 71
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PARLER DE LA LANGUE FRANÇAISE, c’est un peu pré­somptueux. Je ne suis ni pro­fesseur de français, ni lin­guiste, ni un puits de sci­ence.
On peut ajouter à cet inti­t­ulé plusieurs petits points de sus­pen­sion, plusieurs points d’in­ter­ro­ga­tion, d’ex­cla­ma­tion, etc.
Les étrangers s’ex­tasient sur la beauté, la flu­id­ité de notre langue, mais nous qui la par­lons tous les jours, la défor­mons, la mal­traitons, on est sou­vent bien désarçon­nés quand il faut en retrou­ver la pureté.

Il se trou­ve que comme actrice j’ai été amenée, peut-être par hasard (il y a tou­jours du hasard dans le par­cours des acteurs) en tout cas par chance, à inter­préter ce qu’on appelle : « les beaux textes, les grands textes ». J’ai bien dû me pos­er, con­sciem­ment ou incon­sciem­ment d’ailleurs, le prob­lème du lan­gage. Et pour finir, c’est donc par le texte, par sa com­po­si­tion, ses sonorités que je com­mence à imag­in­er une inter­pré­ta­tion. Quelques mots, pronon­cés à haute voix, peu­vent me don­ner une clé que je ne trou­verai pas par d’autres procédés.
Mais je ne me voy­ais pas enseign­er, enseignante ; je ne m’imag­i­nais pas trans­met­tre cette manière d’abor­der le jeu.

C’est Antoine Vitez qui m’a incitée à entre­pren­dre un ate­lier à l’É­cole de Chail­lot. On sait à quel point il tenait à l’ex­is­tence d’un espace d’ex­péri­men­ta­tion au sein d’un théâtre de cette impor­tance. On con­naît son texte, les « douze propo­si­tions pour l’é­cole ». Je lui suis très recon­nais­sante de m’avoir fait con­naître : « l’é­cole, le plus beau théâtre du monde » selon son expres­sion.
C’é­tait donc un beau cadeau.
Je ne sais pas si on démêle tou­jours bien les raisons qui vous don­nent envie d’être inter­prète. Peut-être qu’un musi­cien instru­men­tiste a tout de suite le goüt des sonorités de tel ou tel instru­ment et par voie de con­séquence de telle ou telle par­ti­tion. Pour l’aspi­rant acteur ou l’aspi­rante actrice, il me sem­ble, une fois l’his­toire con­nue, qu’on se représente une per­son­ne dont les agisse­ments, le car­ac­tère, la psy­cholo­gie vous pas­sion­nent et qu’on voudrait incar­n­er.
Mais est-ce qu’on la visu­alise d’abord ou est-ce qu’on l’en­tend ?
Un peu des deux prob­a­ble­ment.
Cepen­dant, pour cer­tains le mou­ve­ment entraîne la parole, pour d’autres la parole entraîne le mou­ve­ment. C’est bien sûr cela qu’il est pré­cieux de détecter quand on enseigne.
Pouss­er un élève à une action physique d’où la parole va sur­gir (courir à per­dre haleine, tomber, se couch­er sur le dos, sur le ven­tre, avoir un com­porte­ment anar­chique, une démarche irrégulière, ne pas être éter­nelle­ment plan­té sur ses deux pieds comme une armoire nor­mande — qui, elle, ne peut pas faire autrement car elle en a qua­tre -), ou chercher avec le plus de pré­ci­sion pos­si­ble le sens et la con­struc­tion de la phrase, la res­pi­ra­tion, la dic­tion par­ti­c­ulière à chaque écrivain (par­ler : dans le noir, tout bas, chu­chot­er ou au con­traire de très loin, d’une autre pièce, ou au milieu de l’au­di­toire, etc.).
À vrai dire, il y a tant d’in­di­vidus dif­férents que le tra­vail est empirique, et je crois que j’ai tou­jours impro­visé les méth­odes, sur l’in­stant.
Mais, de toutes manières, à un moment ou à un autre, il va bien fal­loir par­ler.
C’est quelque­fois une grande sur­prise et sou­vent une grande angoisse de s’en­ten­dre avoir l’au­dace de s’emparer des mots d’un auteur réputé sub­lime qui a orchestré avec art un cer­tain nom­bre de syl­labes, surtout si, à la fin du compte, cet assem­blage est un alexan­drin. Et de tout cet appareil res­pi­ra­toire, vocal, buc­cal qui est le nôtre, il sort des sons, des mots qui ne retraduisent pas du tout ce qu’on avait le désir d’ex­primer.
Alors, bien sûr, le tra­vail tech­nique peut venir à notre sec­ours. (Exer­ci­ces de res­pi­ra­tion, de chant, d’ar­tic­u­la­tion, par­al­lèle­ment au tra­vail physique, danse, expres­sion cor­porelle.) Toutes les écoles offrent main­tenant des cours de ces dis­ci­plines.
Mais il y a comme une résis­tance à l’émis­sion « vocale », au lan­gage. Il est quelque­fois plus facile de dénud­er son corps que sa voix. À la lim­ite se met­tre tout nu, on peut le faire avec une cer­taine audace, une idée de provo­ca­tion. Mais en se met­tant nu, on ne mon­tre que son extérieur. D’ailleurs les morceaux du corps habituelle­ment cachés le sont au résul­tat d’un cli­mat, d’une civil­i­sa­tion, d’une cul­ture … En faisant enten­dre sa vraie voix, on décou­vre quelque chose de très intime, son âme en quelque sorte. Il y a comme un trait d’u­nion à trou­ver entre sa pro­pre intéri­or­ité et la parole de l’écrivain.
Dès qu’on abor­de les textes des grands auteurs dra­ma­tiques, des poètes, on ne peut pas indéfin­i­ment se cacher der­rière un ton con­venu, des into­na­tions approx­i­ma­tives, un sens flou. Il s’ag­it de trou­ver la sincérité de sa voix.
Il n’est naturelle­ment pas ques­tion de belle voix, de jolie voix, mais de sa vraie voix, même s’il faut l’aug­menter selon les lieux (trop grand, acous­tique plus ou moins adéquate à la représen­ta­tion théâ­trale …). Ce n’est pas facile, ce n’est pas tou­jours réus­si, il faut batailler. D’un auteur proche de nous comme Claudel, par exem­ple, on peut avoir quelques ren­seigne­ments car il s’est beau­coup exprimé sur la langue française.
Mais Racine et son alexan­drin dont on nous vante la per­fec­tion … Ces douze syl­labes sage­ment rangées côte à côte par groupes de six, ces finales qui se répè­tent deux par deux sem­piter­nelle­ment, que faire ?
Le fils de Racine, Louis, rap­porte que quand son père lisait ses pièces, son audi­toire ver­sait des tor­rents de larmes. Il rap­porte aus­si que La Champmes­lé, inter­prète priv­ilégiée du grand dra­maturge, perdit totale­ment son tal­ent dès lors qu’elle fut privée des con­seils de son auteur-pro­fesseur-met­teur en scène et amant.
Est-ce le tim­bre de la voix, le rythme qui per­met de don­ner vie à tous ces per­son­nages aux pas­sions exac­er­bées ? Sûre­ment, avant tout, l’é­mo­tion, la sincérité. Mais com­ment s’y aban­don­ner, con­traint de ren­dre compte de l’alexan­drin ? Quel mal­heur de ne pou­voir enten­dre Racine dire lui-même quelques-uns de ses vers.
Car cette écri­t­ure raf­finée, c’est le lan­gage de per­son­nages jaloux jusqu’au crime, usant de chan­tage, de men­aces, tels ces quelques vers d’A­grip­pine à l’adresse de Néron dans la scène du qua­trième acte où elle s’in­surge con­tre l’in­grat­i­tude de Néron, où elle relate son pro­pre mariage avec son oncle, en fait :

Agrip­pine :
Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux
Écar­tait Claudius d’un lit inces­tueux.
Il n’o­sait épouser la fille de son frère.
Le sénat fut séduit. Une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
C’é­tait beau­coup pour moi, ce n’é­tait rien pour vous.

On ne peut être plus bru­tale : « Mit Claude clans mon lit, et Rome à mes genoux. / C’é­tait beau­coup pour moi, ce n’é­tait rien pour vous ». Triv­ial même !

On racon­te que la grande tragé­di­enne Rachel remit au goût du jour la tragédie clas­sique tombée en dis­grâce avec l’ar­rivée et le suc­cès du drame roman­tique et du mélo­drame.
C’é­tait un peu une fille des rues, ses par­ents étaient col­por­teurs et bien qu’elle ait eu d’émi­nents pro­fesseurs (Sam­son), elle n’avait pas vrai­ment d’in­struc­tion et n’avait pas fréquen­té les beautés de la langue française dès l’en­fance.
Et pour­tant sa gestuelle par­faite, son beau vis­age austère et som­bre mais aus­si son tim­bre de voix grave et envoû­tant impres­sion­nèrent vive­ment le pub­lic qui se pas­sion­na de nou­veau pour Hermione, Rox­ane, Phè­dre, etc.

Autre « sub­limis­sime » Phè­dre : Sarah Bern­hardt. D’elle, on pos­sède un enreg­istrement. Vu l’époque de l’en­reg­istrement, on ne peut pas juger de sa tes­si­ture vocale et on est bien en peine d’ap­préci­er cette voix qu’on dis­ait « d’or ». Mais elle sem­ble, dans la scène dite « de la déc­la­ra­tion à Hip­poly­te », ani­mée d’une fébril­ité incan­des­cente.

Par con­tre, elle n’a rien à faire des « e » muets, ni des diérès­es, ni des inci­dentes, ni des rimes féminines ; con­traire­ment à l’idée reçue, je crois qu’on se préoc­cupe plus à notre époque de toutes ces choses. On en dis­cute, on s’op­pose, on écrit des livres, des traités, etc.
Mais alors où est le mys­tère de la fas­ci­na­tion que cer­tains inter­prètes ont exer­cée ?
Il y a un texte de Balzac, retenu par Claudel dans son jour­nal et aus­si par Michel Bernardy dans son livre LE JEU VERBAL. Il s’ag­it de l’héroïne du Lys dans la val­lée :

« Le souf­fle de son âme se déploy­ait dans les replis des syl­labes, comme le son se divise sous les clés d’une flûte ; il expi­rait ond­uleuse­ment à l’or­eille d’où il pré­cip­i­tait l’ac­tion du sang. Sa façon de dire les ter­mi­naisons en i fai­sait croire à quelque chant d’oiseau. Le ch pronon­cé par elle était une caresse, et la manière dont elle attaquait les t accu­sait le despo­tisme du coeur. Elle étendait ain­si, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraî­nait l’âme dans un monde surhu­main. Com­bi­en de fois n’ai-je pas lais­sé con­tin­uer une dis­cus­sion que je pou­vais finir, com­bi­en de fois ne me suis-je pas fait injuste­ment gron­der pour écouter ces con­certs de voix humaine, pour aspir­er l’air qui sor­tait de sa lèvre chargé de son âme, pour étrein­dre cette lumière par­lée avec l’ardeur que j’au­rais mise à ser­rer la comtesse sur mon sein ».

Au même titre qu’un joli corps, un beau vis­age, la voix et la dic­tion de l’héroïne ensor­cel­lent le héros balza­cien.

Pour revenir au tra­vail que j’ai com­mencé à Chail­lot, il s’agis­sait de met­tre l’ac­cent sur l’alexan­drin clas­sique, celui de Hugo, le vers libre de Claudel, ce que j’avais le plus expéri­men­té en jouant.
On avait bap­tisé cet ate­lier « La parole proférée », ce qui implique une idée d’emphase, de grandil­o­quence qui ne man­quera pas de faire sourire. En effet, Racine, lui, n’a pas besoin « des grandes orgues » comme on dit ! Grossir ou pouss­er la voix dans ses textes ne sert à rien. Cela n’ex­clut pas le cri mais c’est tout autre chose. Mais on fait quelque­fois un amal­game avec ce qu’on imag­ine de la voix pro­jetée par le masque et la scan­sion des textes des trag­iques grecs, prob­a­ble­ment parce qu’ils sont sa source d’in­spi­ra­tion. À moins que ce ne soit une réminis­cence de l’am­pleur que néces­site le vers hugolien, par exem­ple, qui serait, par tra­di­tion, venue du XIXe siè­cle jusqu’à nous. Tou­jours est-il qu’on avait choisi cette appel­la­tion pour oppos­er le par­lé-chan­té, comme dit Antoine Vitez, à un sup­posé naturel. D’ailleurs, voici deux textes de lui à pro­pos de ses mis­es en scène de PHÈDRE et de BRITANNICUS.
Voici une cita­tion d’An­toine Vitez à pro­pos des héros raciniens :

« Ces gens ne sont occupés que d’eux-mêmes, ils se font des plaies hor­ri­bles ou se dis­ent des choses ten­dres de tout près avec élé­gance en alexan­drins ; l’alexan­drin ici n’est pas une gêne, il est l’in­stru­ment même de la cru­auté ».

Plus tard, quand il met en scène BRITANNICUS :

« Voilà qui sur­prend tou­jours : Racine est le poète du naturel. Le naturel appa­raît inat­ten­du dans un vers qui sonne soudain comme une phrase ordi­naire, banale ; on croit qu’elle est en prose et pour­tant c’est bien un vers ; on compte jusqu’à douze : oui, cela est la ver­tu mod­erne de Racine, cette dés­in­vol­ture qui le dis­tingue des trag­iques avant lui. En cela il ne ressem­ble qu’à Mozart ».

Quoi de plus sim­ple en effet que ce vers de Rox­ane dans BAJAZET :

Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime

On peut le dire, on l’a peut-être dit. Il suf­fit de trou­ver un prénom de trois syl­labes qui nous soit fam­i­li­er (car on n’a pas tou­jours l’oc­ca­sion de déclar­er son amour à quelqu’un prénom­mé Bajazet).
Ou bien cette réponse de Junie à Néron.
Après le dis­cours de Néron volon­taire­ment encom­bré dont voici les qua­tre derniers vers :

Songez‑y donc, Madame, et pesez en vous-même
Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime ;
Digne de vos beaux yeux trop longtemps cap­tivés,
Digne de l’u­nivers à qui vous vous devez.

Est-ce que les répéti­tions ne sont pas ban­nies en français ? Trois fois l’ad­jec­tif « digne » !!! Évidem­ment, Racine l’emploie sci­em­ment. Voilà ce que je pense devoir sig­naler au jeune acteur, à mon élève. C’est un sup­port pour lui et non un dis­cours monot­o­ne, c’est un sup­port pour jouer l’in­sis­tance odieuse de Néron.
Réponse de Junie, sim­plic­ité par­faite :

Seigneur, avec rai­son je demeure étonnée.
Je me vois dans le cours d’une même journée.
Comme une crim­inelle amenée en ces lieux :
Et lorsqu’avec frayeur je parais à vos yeux,
Que sur mon inno­cence à peine je me fie,
Vous m’of­frez tout d’un coup la place d’Oc­tavie.
J’ose dire pour­tant que je n’ai mérité
Ni cet excès d’hon­neur, ni cette indig­nité.

Il y a un usage admirable des rimes féminines chez Racine.
Ici la voyelle « é » (accent aigu) accolée à l’ « e » muet (journée / éton­née), et plus loin le « i » accolé à l’ « e » muet (fie / Octavie) per­me­t­tent de don­ner une légère durée à ces qua­tre syl­labes finales. C’est comme des ondes qui pro­longeraient une note de musique tenue.
Ces rimes, comme sus­pendues, expri­ment l’ap­préhen­sion et en même temps la pudeur de Junie.
Si je fais ressen­tir à l’ac­trice ces petits événe­ments dans la res­pi­ra­tion et dans la dic­tion, j’e­spère qu’elle sera guidée pour jouer la sit­u­a­tion et trou­ver sa pro­pre émo­tion.

Autre prob­lème : la césure à l’hémistiche. Quand on est en proie à ces deux fois six syl­labes, le ver­tige vous prend devant cette régu­lar­ité. Racine en déjoue par­faite­ment les pièges.
Il fait dire à Phè­dre s’adres­sant à Œnone dans la scène dite « de la jalousie » au qua­trième acte :

1 2 3
Ils s’ai­ment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?
Com­ment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux ?
1 2 3 4
Tu le savais. Pourquoi me lais­sais-tu séduire ?
De leur furtive ardeur ne pou­vais-tu m’in­stru­ire ?

On est naturelle­ment amené à faire un petit arrêt dans le pre­mier vers après « Ils s’ai­ment », donc après la troisième syl­labe, et dans le qua­trième vers après « Tu le savais », donc après la qua­trième syl­labe. Donc chez Racine, exit l’oblig­a­tion d’indi­quer une césure à l’hémistiche. En désor­gan­isant le texte, l’ac­trice, ici aus­si, est guidée pour éprou­ver le chaos intérieur de Phè­dre. C’est-à-dire que Racine nous met sur le chemin de l’ex­pres­sion, de l’é­mo­tion au lieu de nous bar­rer la route.

Et cet « e » muet, objet de tant de soucis !!!
Si on le prononce avec la même valeur que les autres syl­labes on tombe dans la réc­i­ta­tion sco­laire :

La cigale ayant chan­té tout l’été
Se trou­va fort dépourvue
Quand la bise fut venue.

Cepen­dant, on ne peut pas l’oc­cul­ter comme dans la prose, puisqu’il compte pour un pied. Mais par exem­ple, dans ces qua­tre pre­miers vers de Phè­dre, à son entrée :

N’al­lons point plus avant. Demeu­rons, chère Œnone.
Je ne me sou­tiens plus. Ma force m’a­ban­donne.
Mes yeux sont éblouis du jour que je revois,
Et mes genoux trem­blants se dérobent sous moi.
Hélas !

En allégeant les « e » muets de « force » et de « dérobent », ce qui entraîne un léger étire­ment de la syl­labe précé­dente, une fois encore le vers se déséquili­bre.

N’al­lons point plus avant. Demeu­rons, chère Œnone.
Je ne me sou­tiens plus. Ma force m’a­ban­donne.
Mes yeux sont éblouis du jour que je revois,
Et mes genoux trem­blants se dérobent sous moi.
Hélas !

Ces deux petites dépres­sions pro­duites par le rétré­cisse­ment de l’« e » muet, c’est comme un faux-pas.

Je peux alors par­ler avec l’in­ter­prète de l’é­tat proche de l’é­vanouisse­ment de Phè­dre.
En d’autres occa­sions, on peut au con­traire lui don­ner toute sa valeur à cet « e » muet, pour ren­dre le dis­cours plus lourd, plus volon­taire, autori­taire ; Agrip­pine tou­jours dans la scène avec Néron :

De Claude en même temps épuisant les richess­es
Ma main, sous votre nom, répandait ses largess­es.
Les spec­ta­cles, les dons, invin­ci­bles appâts
Vous atti­raient les coeurs du peu­ple, et des sol­dats.

Ici, cette pesan­teur accentue le reproche fait à Néron.

Mais ne nous a‑t-on pas expliqué cent fois qu’il n’y a ni longues ni brèves en français, qu’une phrase est com­posée d’un cer­tain nom­bre de syl­labes de valeur égale, ter­minée par un accent tonique qui donne le sens ?
Bien sûr, un mot français ne com­porte à pri­ori pas d’ac­cent fort ou faible comme en ital­ien, par exem­ple.
Mais cette phrase française, cette ligne hor­i­zon­tale peut com­porter de légers étire­ments ou resser­re­ments comme un fil qui se tend ou se détend, comme un influx nerveux qui se pré­cip­ite, se casse, s’épuise ou se calme.
Et puis, est-ce que les dou­bles ou triples voyelles n’al­lon­gent pas légère­ment la pronon­ci­a­tion ?
Par exem­ple ce vers célèbre d’Hip­poly­te dans PHÈDRE :

Le jour n’est pas si pur que le fond de mon cœur

Autre sub­til­ité racini­enne, le déséquili­bre de l’or­dre logique de la phrase par l’emploi des inci­dentes, des inver­sions, des rejets …
Claudel note, à pro­pos des pre­mières lignes de SALAMMBÔ de Gus­tave Flaubert qu’il n’ap­pré­cie pas du tout
- voici donc le texte de Flaubert :

« C’é­tait à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamil­car. Les sol­dats qu’il avait com­mandés en Sicile se don­naient un grand fes­tin pour célébr­er le jour anniver­saire de la bataille d’Eryx et comme le maître était absent et qu’ils étaient très nom­breux, ils mangeaient et buvaient en pleine lib­erté … »

Claudel note :

« Le défaut du français qui est de venir d’un mou­ve­ment accéléré se pré­cip­iter la tête en avant sur la dernière syl­labe n’est ici pal­lié par aucun arti­fice. L’au­teur sem­ble ignor­er le bal­lon des féminines, la grande aile de l’in­ci­dente qui, loin d’alour­dir la phrase, l’al­lège et ne lui per­met de touch­er à terre que tout son sens épuisé ».

Ce n’est pas, bien sûr, Racine qui ignore « le bal­lon des féminines », ni « la grande aile de l’in­ci­dente » — témoins les pre­miers vers d’Oreste à Hermione.

Hermione :
Le croirai-je, Seigneur, qu’un reste de ten­dresse
Vous fasse ici chercher une triste princesse ?
Ou ne dois-je imput­er qu’à votre seul devoir,
L’ heureux empresse­ment qui vous porte à me voir ?

Oreste :
Tel est, / de mon amour / l’aveu­gle­ment funeste.
Vous le savez, Madame, et le des­tin d’Oreste
Est de venir sans cesse ador­er vos attraits,
Et de jur­er tou­jours qu’il n’y vien­dra jamais.

Sans endiguer l’imag­i­na­tion de l’ac­teur, il est intéres­sant de lui faire pren­dre con­science de l’in­ci­dente. En opposant immé­di­ate­ment le mot « amour », dans la bouche d’Oreste, au mot « devoir » pronon­cé par Hermione, Racine indique tout de suite à quel point l’aveu de cet amour lui brûle les lèvres.

Andro­maque, égale­ment, à Pyrrhus par­lant de son fils Astyanax :

Hélas ! il mour­ra donc. Il n’a pour sa défense,
Que les pleurs de sa mère, et que son inno­cence

En pro­je­tant « pour sa défense » comme pre­mier élé­ment de la phrase, Andro­maque cul­pa­bilise immé­di­ate­ment Pyrrhus.
Et pour faire sen­tir cette con­struc­tion par­ti­c­ulière, on peut laiss­er un petit espace comme un soupir en musique, avant et après l’in­ci­dente :

Hélas ! il mour­ra donc. Il n’a pour / sa défense, /
Que les pleurs de sa mère, et que son inno­cence

Il faudrait aus­si par­ler des diérès­es et des synérès­es.
Bérénice à Anti­ochus à la qua­trième scène du pre­mier acte, répon­dant au dis­cours amoureux plutôt mal venu de celui-ci :

Je n’en ai point trou­blé le cours injurieux.
Je fais plus. À regret je reçois vos adieux.

« injuri-eux », diérèse, « adieux », synérèse, la même sonorité et pas tout à fait le même rythme, comme sur une par­ti­tion musi­cale, deux croches, une noire.
Et puis, il y a chez Racine une sci­ence mirac­uleuse des excla­ma­tions, des mou­ve­ments du coeur pour­rait-on dire.
Bérénice quand Anti­ochus lui révèle la trahi­son de Titus.

Anti­ochus :
Je con­nais votre cœur. Vous devez vous atten­dre
Que je le vais frap­per par l’en­droit le plus ten­dre.
Titus m’a com­mandé …

Bérénice :
Quoi ?

Anti­ochus :
De vous déclar­er
Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous sépar­er.

Bérénice :
Nous sépar­er ? Qui ? Moi ! Titus de Bérénice !

Anti­ochus :
Il faut que / devant vous / je lui rende jus­tice.
Tout ce que / dans un cœur / sen­si­ble et généreux
L’amour / au dés­espoir / peut rassem­bler d’af­freux,
Je l’ai vu dans le sien. Il pleure, il vous adore.
Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?
Une reine est sus­pecte à l’empire romain.
Il faut vous sépar­er, et vous partez demain.

Bérénice :
Nous sépar­er ! Hélas, Phénice !

Phénice :
Hé bien, Madame !
Il faut ici mon­tr­er la grandeur de votre âme.

Le coup est tel que le cerveau n’en­reg­istre plus.
« Nous sépar­er ? Qui ? Moi ! Titus de Bérénice ! »
Anti­ochus alors se lance dans de fumeuses expli­ca­tions et pen­dant ce temps je voudrais entraîn­er l’ac­trice à com­pren­dre ce vide, ce rien dont est vic­time Bérénice. Ce qu’on croit ordi­naire­ment réservé à un théâtre plus récent, à Tchekhov par exem­ple, l’aider à trou­ver au fond d’elle-même cette vacance.
Autre excla­ma­tion géniale chez Oreste encore, avec Hermione, voulant la con­va­in­cre de quit­ter Pyrrhus.

Oreste :
Madame, faites plus, et venez‑y vous-même.
Voulez-vous demeur­er pour otage en ces lieux ?
Venez dans tou les cœurs faire par­ler vos yeux.
Faisons de notre haine une com­mune attaque.

Hermione :
Mais, Seigneur, cepen­dant s’il épouse Andro­maque ?

Oreste :
Hé Madame !

Hermione :
Songez quelle honte pour nom,
Si d’une Phry­gi­en­ne il deve­nait l’époux !

Au cri du coeur d’Hermione, seule­ment cette petite inter­jec­tion : « Eh Madame ! » pour faire enten­dre sa décep­tion, la fin de son espérance amoureuse.
On pour­rait, à l’in­fi­ni, trou­ver dans Racine des sujets d’émer­veille­ment, c’est un puits sans fond. Peut-être la fameuse déc­la­ra­tion de Phè­dre à Hip­poly­te est-elle par­faite­ment exem­plaire de tout l’art de Racine, les rimes féminines, les « e » muets, les inci­dentes …
Voici le texte :

Hip­poly­te :
Je vois de votre amour l’ef­fet prodigieux.
Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux.
Tou­jours de son amour votre âme est embrasée.

Phè­dre :
Oui, Prince, je lan­guis, je brûle pour Thésée.
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers,
Volage ado­ra­teur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshon­or­er la couche ;
Mais fidèle, mais fier ; et même un peu farouche,
Char­mant, jeune, traî­nant tous les coeurs après soi,
Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre lan­gage,
Cette noble pudeur col­orait son vis­age
Lorsque de notre Crète il tra­ver­sa les flots,
Digne sujet des voeux des filles de Minos.
Que faisiez vous alors ? Pourquoi sans Hip­poly­te,
Des héros de la Grèce assem­bla-t-il l’élite ?
Pourquoi, trop jeune encore, ne pûtes-vous alors
Entr­er dans le vais­seau qui le mit sur nos bor­ds ?
Par vous aurait péri le mon­stre de la Crète,
Mal­gré tom les détours de sa vaste retraite.
Pour en dévelop­per l’embarras incer­tain
Ma soeur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non., dans ce des­sein je l’au­rais devancée.
L’amour m’en eût d’abord inspiré la pen­sée.
C’est moi, Prince, c’est moi dont l’u­tile sec­ours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette tête char­mante !
Un fil n’ eût point assez ras­suré votre amante.
Com­pagne du péril qu’il vous fal­lait chercher,
Moi-même devant vous j’au­rais voulu marcher,
Et Phè­dre au labyrinthe avec vous descen­due,
Se serait avec vous retrou­vée, ou per­due.

Mais, dans ces ren­con­tres que j’ai pu faire, ici ou là avec de jeunes comé­di­ens, ce n’est bien sûr pas pour faire unique­ment des expli­ca­tions de texte, c’est pour leur don­ner le plus pos­si­ble le moyen d’ap­procher ces per­son­nages, de les inve­stir, de les incar­n­er.

Après tout, on ne sait pas com­ment par­laient Racine et ses con­tem­po­rains. Les liaisons se font de moins en moins, l’or­eille de l’au­di­teur peut être sur­prise, voire amusée par des assem­blages obsolètes, désuets. Le célèbre vers d’Andro­maque
« Et peut-être après tout en l’é­tat où je suis »
Alors, « l’é­tat où je suis » ou « l’é­tat / où je suis » ?
Est-ce bien néces­saire de se pos­er éter­nelle­ment la ques­tion du hia­tus et mal­gré les règles de l’époque qui voulaient que toutes les syl­labes se lient dans un vers, une jeune comé­di­enne ne peut-elle pas choisir, en dis­ant ces deux vers de Bérénice, entre :

Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle
M’or­don­nât elle-même une absence éter­nelle


ou bien

Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle
M’or­don­nât / elle-même / une absence éter­nelle

Car, mal­gré l’A­cadémie qui pro­tège farouche­ment notre langue comme une vierge intouch­able ou une veuve respectable, on ne peut empêch­er que le lan­gage, l’émis­sion ne changent !
Cet « e » muet, si dif­fi­cile à négoci­er, revient là où on ne l’at­tendait pas :
chez les présen­ta­teurs de télévi­sion, « l’Arc(que) de tri­om­phe », par exem­ple, dans le lan­gage pop­u­laire, « bonjour(e) … »
Ce même lan­gage pop­u­laire actuel n’a pas de rap­port avec celui qu’on entendait il y a une cinquan­taine d’an­nées ; le grasseye­ment du titi parisien qui fai­sait le charme des films de Mar­cel Carné et la gloire d’Ar­let­ty — « Atmo­sphère, atmo­sphère, est-ce que j’ai une gueule d’at­mo­sphère » — tend à dis­paraître.
Les jeunes des ban­lieues, des quartiers sen­si­bles comme on dit, ont une émis­sion, un rythme, des accents toniques incon­nus autre­fois et ce sont eux qui sont déten­teurs d’un nou­veau phrasé qui for­cé­ment influ­encera le lan­gage. L’ac­cent tonique sur la pre­mière syl­labe qu’on détecte chez les présen­ta­teurs de télévi­sion, à cause de la lec­ture du promp­teur je pré­sume, fini­ra bien par se gliss­er dans une parole très académique, très soignée. D’ailleurs le grand écrivain, le grand poète, Paul Claudel a remis en ques­tion l’alexan­drin et beau­coup d’idées pré­conçues sur notre langue ; il faut absol­u­ment lire POSITIONS ET PROPOSITIONS SUR LE VERS FRANÇAIS pour trou­ver, retrou­ver l’en­vie de faire de la parole l’élé­ment essen­tiel de l’ex­pres­sion théâ­trale.

Je vous lis ce texte que tout le monde con­naît peut-être mais qui est essen­tiel :

« On ne pense pas d’une manière con­tin­ue, pas davan­tage qu’on ne sent d’une manière con­tin­ue ou qu’on ne vit d’une manière con­tin­ue. Il y a des coupures, il y a inter­ven­tion du néant. La pen­sée bat comme la cervelle et le coeur. Notre appareil à penser en état de charge­ment ne débite pas une ligne inin­ter­rompue, il four­nit par éclairs, sec­ouss­es, une masse dis­jointe d’idées, images, sou­venirs, notions, con­cepts, puis se détend avant que l’e­sprit se réalise à l’é­tat de con­science dans un nou­v­el acte. Sur cette matière pre­mière, l’écrivain éclairé par sa rai­son et son goût et guidé par un but plus ou moins dis­tincte­ment perçu tra­vaille, mais il est impos­si­ble de don­ner une image exacte des allures de la pen­sée si l’on ne tient pas compte du blanc et de l’in­ter­mit­tence.
Tel est le vers essen­tiel et pri­mor­dial, l’élé­ment pre­mier du lan­gage, antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par du blanc. Avant le mot une cer­taine inten­sité, qual­ité et pro­por­tion de ten­sion spir­ituelle ».

Ces blancs, ces inter­ven­tions du néant pro­posés par lui sont des indi­ca­tions qui m’ont été très pré­cieuses autant pour jouer moi-même que dans l’en­seigne­ment que j’ai pu don­ner. Ce vers libre, c’est comme un ressort à l’in­térieur de soi qui vous pro­jette sur le vers suiv­ant par une reprise de res­pi­ra­tion.

Tel est son presque pre­mier texte dit par Cébès dans TÊTE D’OR :
Me voici
Imbé­cile, igno­rant
Homme nou­veau devant les choses incon­nues
Et je tourne ma face vers l’arche plu­vieuse, j’ai plein mon cœur d’en­nui.

etc.
Cette écri­t­ure ne per­met pas l’anec­dote, elle pousse l’ac­teur à l’essen­tiel.
Claudel pour­fend vio­lem­ment l’alexan­drin comme mode d’ex­pres­sion pour l’écri­t­ure dra­ma­tique (mais non pas pour le poème épique).
Voilà ce qu’ il écrit :

« L’er­reur la plus grossière de l’alexan­drin qui devient insouten­able dès que l’or­eille s’est for­mée à la règle que je viens d’énon­cer plus haut, c’est qu’il fausse le principe essen­tiel de la phoné­tique française en attribuant à chaque syl­labe une valeur égale, tan­dis qu’une forte longue par exem­ple a besoin pour sa pleine réso­lu­tion non seule­ment d’un grand blanc qui l’ac­cueille, mais d’un nom­bre suff­isant de brèves et de longues moin­dres qui la pré­par­ent. La musique du lan­gage est une chose vrai­ment trop déli­cate et com­plexe pour qu’elle se con­tente d’un procédé aus­si rudi­men­taire et bar­bare que sim­ple­ment compter. Il y a un proverbe qui dit que le français sait compter. C’est pourquoi à la scène les acteurs sont for­cés de trans­former les alexan­drins, d’avaler les rimes, de déplac­er les césures, de chang­er le nom­bre des syl­labes, en un mot de faire quelque chose qui ne ressem­ble plus en rien au texte écrit. C’est la vie qui reprend ses droits. Du moment où l’alexan­drin a per­du son car­ac­tère mné­motech­nique et lap­idaire, pour s’es­say­er à la musique, il était con­damné à la ruine. L’or­eille n’a aucune rai­son de se con­tenter d’une seule com­bi­nai­son assez pau­vre au lieu de mille autres plus rich­es et plus agréables.
Secun­do, mais lais­sons là le secun­do et le numéro trois et la qua­trième­ment ! Et admirons bien plutôt sur le vis­age de notre inter­locu­teur cette sat­is­fac­tion hon­nête et apos­tolique qui con­vient aux bien­fai­teurs de l’hu­man­ité. Quelle joie pour lui d’avoir apporté la délivrance enfin à tous ces Andromèdes de sous-pré­fec­ture qui ayant dans leur inno­cence don­né le jour à un vers du genre de celuici : « Le soleil s’est couché dans l’or et dans la pour­pre » ont vu leurs plus belles années se flétrir dans l’at­tente de l’oiseau mirac­uleux qui leur apportera la rime indis­pens­able et impos­si­ble ! Voici l’homme qui a séparé enfin le cou­ple mau­dit d’ar­bre et mar­bre et a rafraîchi l’étreinte de ces voca­bles damnés, oncle et furon­cle ! »

Cela dit, s’il a repoussé les faiseurs d’alexan­drin en bloc au début de sa vie, il est revenu, à l’é­gard de Racine, sur son opin­ion. Dans ses MÉMOIRES IMPROVISÉES, entre­tiens avec Jean Amrouche, il dit :
Puisque j’en ai l’oc­ca­sion, je dois dire que dans les trois grands drames de Racine, BRITANNICUS, PHÈDRE et ATHALIE, dans aucue langue au monde, ni dans Shake­speare, ni dans les Grecs, ni nulle part on ne trou­ve quelque chose d’équiv­a­lent. Je trou­ve que ce sont des chefs d’œu­vres … mais des chefs d’œu­vres qui me sont étrangers…

Vic­tor Hugo égale­ment qui a déman­telé l’alexan­drin clas­sique en intro­duisant la fameuse notion de grotesque et sub­lime, écrit dans la pré­face de CROMWELL :
Il est incon­testable cepen­dant qu’il y a surtout du génie dans cette prodigieuse Athalie si haute et si sim­ple­ment sub­lime que le siè­cle roy­al n’a pas pu com­pren­dre.
(Effec­tive­ment ATHALIE, au con­traire d’ES­THER, n’a pas été représen­tée mais seule­ment lue au roi Louis XIV.)
C’est dire que Racine échappe à toutes les cri­tiques et c’est pour cela que c’est presque un pas­sage obligé dans l’en­seigne­ment.
Claudel en tout cas est un incroy­able trem­plin pour l’ac­teur, il le pousse dans ses retranche­ments. Il faut s’en­gager corps et âme. Il écrit lui-même quelque part que la seule émis­sion d’un mot engage toute la per­son­ne physique.
Il dit aus­si qu’ on par­le sou­vent de la couleur, de la saveur des mots, lui par­le de ten­sion.

Com­ment en effet ne pas s’im­pli­quer entière­ment quand Mara exige la sain­teté de sa soeur pour obtenir la résur­rec­tion de son enfant avec cette parole venue du fond d’elle-même :

Mara :
Et je crie, vers toi de la pro­fondeur où je suis !
Vio­laine ! Vio­laine !
Rend-moi cet enfant que je t’ai don­né ! Eh bien ! je cède,
je m’hu­m­i­lie mais rend-le moi ma sœur !

Vio­laine :
Celui-là seul qui l’a pris peut le ren­dre !
( … )

Mara :
Ah ! Fil­lasse ah ! coeur de bre­bis, si j’avais accès comme toi à ton Dieu,
il ne m’ar­racherait mes petits si facile­ment

« Fil­lasse », ce mot qu’on n’avait pas enten­du au théâtre avant lui, c’est comme une claque.
Ou Lumir :

La Pologne, pour moi c’est cette raie rose dans la neige, là-bas, pen­dant que nous fuyons.
Chas­sés de notre pays par un autre plus fort
Cette raie dans la neige éter­nelle­ment

Je crois que cette sim­ple image nous ren­voie mieux que beau­coup d’ex­pli­ca­tions le sen­ti­ment de l’ex­il.
Cébès dans TÊTE D’OR à l’heure de sa mort :

Le froid matin vio­let
glisse sur les plaines éloignées, teignent chaque ornière de sa magie !
Et dans les fer­mes muettes, les coqs cri­ent :
Cocori­co !
C’est l’heure où le voyageur blot­ti dans sa voiture
Se réveille et, regar­dant au dehors, tou­sse et soupire
Et les âmes nou­velle­ment nées le long des murs et des bois,
Pous­sant, comme les petits oiseaux tous nus de faibles cris,
Refuient, guidées par les météores, vers les régions de l’ob­scu­rité

Quoi de plus poignant que l’évo­ca­tion de ce nou­veau jour qui com­mence et que Cébès ne ver­ra pas : « le froid matin vio­let ».
Com­ment ne pas être stupé­fait devant l’au­dace de cette scène du cimetière dans PARTAGE DE MIDI ?
Qui avant lui avait osé don­ner la parole non pas au sen­ti­ment amoureux et à ses méan­dres, mais à l’acte d’amour et à sa vio­lence vol­canique ?
Mésa à Ysé :

Et je te sens, sous moi, pas­sion­né­ment qui abjure et en moi, le pro­fond dérange­ment
De la créa­tion, comme la Terre
Lorsque l’éc­ume aux lèvres elle pro­dui­sait la chose aride et que dans un rétré­cisse­ment effroy­able
Elle fai­sait sor­tir la sub­stance et le repli des monts comme de la pâte !
Et voici, une séces­sion dans mon coeur, et tu es
Ysé et je me retourne mon­strueuse­ment
Vers toi, et tu es Ysé !
Et tout m’est égal, et tu m’aimes et je suis le plus fort !

On a rarement con­nu une telle hardiesse.
Que dire du SOULIER DE SATIN dont la pre­mière didas­calie est : « La scène de ce drame est le monde » ? Tout acteur jeune, vieux, débu­tant ou con­fir­mé peut y trou­ver sa place.
Tous les thèmes y sont abor­dés, la foi, la spir­i­tu­al­ité, le blas­phème, la morale, l’amour, la chair, la sen­su­al­ité, le sur­na­turel, l’am­bi­tion, la vail­lance, la bêtise, c’est un por­trait de l’hu­man­ité.
Évidem­ment si on par­le de la langue française il faudrait évo­quer Corneille, Molière, Hugo, Mus­set, Jean Genet, etc., etc., d’autres encore. Mais en tant que pro­fesseur, de plus vieux (plus vieille), d’aînée selon l’ex­pres­sion d’An­toine Vitez, je me suis attachée à faire éprou­ver aux plus jeunes toutes ces émo­tions que j’avais ressen­ties en jouant ces textes et à ce que ces mys­térieuses sonorités ne soient pas un hand­i­cap mais un sou­tien pour cette grande affaire qui est la représen­ta­tion théâ­trale.
Voilà ce que mes anciens élèves me dis­ent avoir retenu de nos ren­con­tres. Quelles que soient la mise en scène et la fac­ture des textes, ils auront le souci de la par­ti­tion, du verbe. Ils seront armés pour jeter un pont entre le spec­ta­teur et eux.

Pour finir il faut savoir qu’un acteur peut tou­jours réin­ven­ter le lan­gage. Des ren­con­tres extra­or­di­naires se sont pro­duites entre une écri­t­ure et le phrasé d’un acteur. Qui n’a pas enten­du Alain Cuny par­ler Claudel ne peut s’imag­in­er l’os­mose inouïe entre cette langue et cette émis­sion en même temps retenue et pro­fonde, cette voix aux har­moniques d’une richesse incroy­able. Curieuse­ment la courbe de sa phrase était presque monot­o­ne et pour­tant un acteur de cette nature vous tient plus en sus­pend qu’un fin diseur qui pos­sède ses règles de syn­taxe à fond (grand sou­venir de TÊTE D’OR avec Lau­rent Terzi­eff et lui !).
Curieuse­ment aus­si, Maria Casarès, l’ad­mirable, avec ce tim­bre de voix déchiré, cette pointe d’ac­cent, s’est appro­prié la prose de Vic­tor Hugo dans MARIE TUDOR et lui a don­né une orig­i­nal­ité, une nou­veauté sur­prenante. Et main­tenant, il y a quelques jours, ici même, comme Red­jep Mitro­vit­sa a forgé, inven­té un phrasé inat­ten­du, envoû­tant pour cette prose de Molière qu’on se croit tenu de ren­dre naturelle !
Comme il est allé au coeur des mots au lieu de « surfer » sur le texte comme on aurait ten­dance à le faire.
Rien n’est jamais fini, rien n’est jamais arrêté, c’est pourquoi « le péd­a­gogue » doit guet­ter sans cesse la trou­vaille, la nou­veauté, la petite sur­prise qui se cache au fond de chaque indi­vidu.

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Madeleine Marion
Madeleine Marion fut enseignante et collaboratrice d'Antoine Vitez. Actrice, elle est aussi pédagogue au Conservatoire...Plus d'info
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