À propos des Laboratoires, Studios et Instituts.

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À propos des Laboratoires, Studios et Instituts.

Le 21 Déc 2001
Ludwik Flaszen.
Ludwik Flaszen. Photo Laure Vasconi.
Ludwik Flaszen.
Ludwik Flaszen. Photo Laure Vasconi.
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
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Texte écrit à par­tir d’une inter­ven­tion orale au sym­po­sium les lab­o­ra­toires théâ­traux, les théâtres-stu­dios en Europe au XXe siè­cle. les tech­niques et les valeurs. Repérage. Du 24 au 27 avril 1997 au siège du cen­tre de recherch­es sur l’oeu­vre de Gro­tows­ki — Wro­claw. le sym­po­sium était organ­isé en col­lab­o­ra­tion avec les théâtro­logues ital­iens Fran­co Ruffi­ni de l’U­ni­ver­sité Rome III et Fer­di­nan­do Taviani de l’U­ni­ver­sité d’Acguil­la. le Sym­po­sium était dédié à Fab­rizio Cru­cian et Kon­stan­tyn Puzy­na. Texte traduit du polon­ais par Mag­dale­na Marek et revu par l’au­teur.


CE QUE JE VAIS VOUS DIRE, ne sera peut-être pas par­ti­c­ulière­ment pré­cis, car comme je n’ai pas pré­paré par écrit mon exposé, je vais impro­vis­er à par­tir des notes. Mais ce n’est pas seule­ment pour cette rai­son qu’il ne sera pas pré­cis.

J’avoue avec regret, pour ne pas dire, avec peine, que je ne me sens pas à la hau­teur, pour pré­cis­er ter­mi­nologique­ment, avec la rigueur sci­en­tifique qui con­viendrait, des ter­mes comme « lab­o­ra­toire », « stu­dio », « théâtre de stu­dio » et il faudrait y ajouter aus­si celui d’« insti­tut ».

On a dit ici des choses qui appor­tent un éclairage nou­veau et com­plexe, ce qui prou­ve que l’ob­jet de nos réflex­ions en com­mun n’est pas si sim­ple. Je me sers en par­tie de ce qu’ont déjà dit mes prédécesseurs, mais je dois recon­naître que je me sens plus proche du point de vue de ceux qui affir­ment suiv­re un chemin pure­ment empirique, sans souci exces­sif pour ce qui est de la pré­ci­sion des déf­i­ni­tions. D’ailleurs, vu les sujets des exposés, il est évi­dent que c’est l’empirisme qui ani­me les organ­isa­teurs de notre sym­po­sium.

Pour ajouter encore quelques doutes con­cer­nant les déf­i­ni­tions, on peut, par exem­ple, pos­er la ques­tion tout à fait prag­ma­tique : pourquoi dans notre siè­cle, et plus par­ti­c­ulière­ment dans des moments et con­textes pré­cis, cer­tains créa­teurs et chercheurs ont jugé néces­saire d’appel­er leurs organ­ismes : lab­o­ra­toires, stu­dios ou insti­tuts ?

D’autre part que faire avec un Kan­tor ? Est-ce que ce serait com­plète­ment absurde, si on ajoutait au nom « Cricot 2 » le mot de « lab­o­ra­toire » ou « stu­dio », même si évidem­ment — ce que nous a rap­pel­lé ici Zbig­niew Osin­s­ki — ce grand artiste, à la seule idée d’une telle opéra­tion, éclat­erait d’un rire sar­cas­tique ? Pour­tant il serait dom­mage d’ex­clure Kan­tor de nos réflex­ions. Comme d’ailleurs d’autres — com­pagnons secrets aux­quels les mots clés de notre sym­po­sium ne con­vi­en­nent pas du tout.

Accep­tons donc comme principe que l’ob­jet de notre explo­ration est pro­téi­forme, et qu’il cache de mul­ti­ples para­dox­es.

Fran­co Ruffi­ni, me devançant, a posé le prob­lème du pro­fes­sion­nal­isme et de l’a­ma­teurisme. Comme nous le savons, beau­coup de réfor­ma­teurs renom­més du théâtre du XXe siè­cle ont com­mencé en tant qu’a­ma­teurs. Ils n’é­taient pas des pro­fes­sion­nels ni des gens du méti­er. Les véri­ta­bles « pro­fes­sion­nels » représen­taient, dans la plu­part des cas, le théâtre de la rou­tine.

Pour ne pas chercher plus loin il suf­fit de citer le cas du maître Stanislavs­ki lui-même. Ce pro­mo­teur emblé­ma­tique du haut pro­fes­sion­nal­isme et de la rigueur dans le méti­er est issu du mou­ve­ment ama­teur. À vrai dire, il était un hon­nête auto­di­dacte. Pen­dant des années entières il a ani­mé des travaux et a dirigé des ate­liers de théâtre ama­teur au sein de ce que l’on désig­nait par le terme de « cer­cles dra­ma­tiques ». Et, avec le temps, c’est juste­ment lui qui est devenu le père fon­da­teur, pour ne pas dire le patri­arche de la mou­vance des lab­o­ra­toires et des stu­dios nés plus tard. Gro­tows­ki qui se con­sid­érait comme son descen­dant direct est devenu à son tour, grâce à notre Théâtre Lab­o­ra­toire, une source d’ inspi­ra­tion, un point de repère pour ce type de pra­tiques. D’où cer­taine­ment l’idée de ce sym­po­sium qui se tient pré­cisé­ment dans ces murs.

Et Boleslaw Limanows­ki, pro­fesseur de géolo­gie, co-fon­da­teur du célèbre Théâtre Redu­ta, n’a-t-il pas fait l’ob­jet des moqueries pour son dilet­tan­tisme de la part de tout le milieu théâ­tral, spé­cial­ité des « pro­fes­sion­nels » de Varso­vie ?

Cette liste on pour­rait la pour­suiv­re.

Prenons le cas de Gro­tows­ki. Au début de sa car­rière il avait der­rière lui une for­ma­tion théâ­trale de fond, d’ac­teur et de met­teur en scène, dans le sens clas­sique du terme. Mais en tant que créa­teur, et directeur d’ac­teurs, il péné­trait en usurpa­teur sur des ter­rains où, en réal­ité, il ne pos­sé­dait aucune pré­pa­ra­tion pro­fes­sion­nelle. Les spec­ta­cles de Gro­tows­ki se fondaient sur des incan­ta­tions, sur des actions cor­porelles et vocales, sur la démarche psy­chophysique de l’ac­teur, qu’il n’a pas pu appren­dre au Con­ser­va­toire. Là-bas il appre­nait le chant clas­sique au piano, le solfège, l’in­ter­pré­ta­tion des chan­sons, l’e­scrime, dif­férentes dans­es, la gym­nas­tique etc. ce qui n’avait pas beau­coup à voir avec la triple chorée, qui réu­nis­sait mou­ve­ment ryth­mé, chant et parole poé­tique, triple chorée util­isée dans AKROPOLIS, L’HISTOIRE TRAGIQUE DU DOCTEUR FAUST, LE PRINCE CONSTANT, APOCALYPSIS CUM FIGURIS. Tout ce qu’il y avait d’essen­tiel dans son tra­vail, il l’a appris tout seul, regar­dant, expéri­men­tant, tes­tant, bricolant avec des comé­di­ens, dia­loguant avec les parte­naires de ses recherch­es (essen­tiel a été le tra­vail sur SAKUNTALA, spec­ta­cle charnière de 1960. Ce fut le pre­mier spec­ta­cle où l’on avait élaboré une par­ti­tion pré­cise des répons­es vocales et cor­porelles des acteurs). Gro­tows­ki était donc (excuse-moi mon cher Jerzy !) en quelque sorte un auto­di­dacte. Et en plus je crois que même pour le yoga qu’il esti­mait indis­pens­able dans ses recherch­es, il s’ini­ti­ait en grande par­tie seul.

Les rela­tions des gens de la mou­vance « lab­o­ra­toirestu­dio », avec ce qu’on appelle en lan­gage courant le pro­fes­sion­nal­isme, se présen­tent, pour de mul­ti­ples raisons, comme étant atyp­iques. Dis­ant cela, je voudrais insis­ter sur le fait, connnu par ailleurs, que le lieu préféré de leurs activ­ités était sou­vent les « insti­tu­tions » où il ont pra­tiqué un tra­vail fer­vent d’au­to­di­dactes. Ceci est vrai pour les acteurs, comme pour les met­teurs en scène.

Pour les élèves, mais aus­si pour les maîtres. Là on cul­tive la créa­tion, on pra­tique le méti­er — mais on enseigne aus­si le méti­er. On l’en­seigne en pra­ti­quant avec les autres et en apprenant ain­si soi-même. On appelait cela avec des ter­mes aujour­d’hui un peu obsolètes : expéri­men­ta­tion, recherch­es, recherch­es créa­tives.

Dans le lab­o­ra­toire ou le stu­dio rien n’est défini­tif, tout est en devenir, tout est en proces­sus et la didac­tique est en sym­biose con­stante avec la créa­tion, évolu­ant avec elle, et étant par­fois inter­change­able avec elle dans une zone inter­mé­di­aire ambiguë. Là-bas pour l’en­traîne­ment quo­ti­di­en de l’ac­teur, aus­si bien que de l’homme tout entier, les fron­tières sont con­sid­érées comme étant mobiles. Il y a tout de même des ter­mes qui n’ont pas vieil­li : le tra­vail de l’ac­teur sur soi-même. Le tra­vail sur soi.

Le fait même de plac­er à côté de grands noms du théâtre mon­di­al le mot dilet­tante — le fait de les associ­er au statut de l’au­to­di­dacte, sans rap­pel­er que beau­coup d’en­tre eux sont à l’o­rig­ine des ama­teurs — sem­ble aujour­d’hui en ces temps de culte du tout pro­fes­sion­nel, une injure — ou une provo­ca­tion. Mais le prob­lème n’est pas de savoir si on a eu une for­ma­tion régulière et un diplôme. Le prob­lème, con­cerne l’ac­qui­si­tion de com­pé­tences réelles à tra­vers une pra­tique — quel que soit le chemin qui y mène (lais­sant de côté la ques­tion du tal­ent !). De temps en temps on y arrive grâce au vol tal­entueux à la manière d’un pick­pock­et, et par usurpa­tion. Napoléon lors de son sacre s’est mis lui-même sa couronne sur la tête — comme Kan­tor, comme tant d’autres. Nos lab­o­ra­toires, nos stu­dios et leurs satel­lites sont sou­vent l’équiv­a­lent des cou­veuses des « mon­tres sacrés » qui en même temps y chas­sent.

D’autre part, rap­pelons que d’habi­tude l’a­ma­teurisme a pour ambi­tion d’imiter gen­ti­ment le théâtre pro­fes­sion­nel tel qu’il est. (Ce dont — quelle hor­reur ! — s’oc­cu­pait le jeune Stanislavs­ki, son esprit d’ex­plo­rateur s’é­tant révélé en lui un peu plus tard.) Par con­tre les auto­di­dactes que nous évo­quons ici ont la vision d’un autre théâtre, ils souhait­ent faire un théâtre en rup­ture avec ce que l’on con­sid­ère comme étant le théâtre pro­fes­sion­nel, ils veu­lent le répar­er, le reformer, et peut être aus­si dans un élan créa­teur juvénile — l’anéan­tir, afin de tout recom­mencer. Ou bien avec obsti­na­tion con­stru­ire à côté, sans se souci­er du voisi­nage — c’est ce qui arrive quand on est plus mûr ! Les auto­di­dactes sont donc, même s’ils restent mod­estes, les messies de l’in­no­va­tion, indépen­dam­ment de leurs orig­ines, qu’ils soient pein­tres, hommes de let­tres, ou pro­fesseurs de géolo­gie, ou — comme Souler­jitz­ki, col­lab­o­ra­teur de Stanislavs­ki, — vagabonds d’o­rig­ine indéter­minée, ou comme Gro­tows­ki — bril­lants anciens élèves des con­ser­va­toires, s’ef­forçant d’ou­bli­er ce qu’ils avaient appris, afin de recom­mencer à par­tir du point zéro auquel ils rêvent car chargé de la fas­ci­na­tion de l’in­con­nu.

À la mou­vance lab­o­ra­toire — stu­dio (et ses équiv­a­lents) nous devons l’un des para­dox­es du théâtre de notre siè­cle ; car, de manière dif­férente par rap­port aux siè­cles précé­dents (ou peut-être pareille­ment ?), le théâtre s’est con­sti­tué en campe­ment de vagabonds d’o­rig­ines très divers­es, le bivouac des chercheurs de sens et de voca­tions, l’oa­sis de l’échange entre des nomades péré­gri­nant en quête d’un eldo­ra­do, d’une patrie com­mune où jail­lis­sent les sources de toute la Créa­tion. Les uns com­mençaient ici — et finis­saient ici ; les autres com­mençaient ailleurs et finis­saient ici. D’autres com­mençaient ici, et par­taient vers d’autres cieux. D’autres encore com­mençant et finis­sant ailleurs, pour ne séjourn­er ici que quelque temps.

Lech Raczak, ici présent, est, si je ne me trompe pas, un réfugié venu de la Fac­ulté de Let­tres Polon­ais­es. Wlodek Staniews­ki, Teo Spy­chal­s­ki, le regret­té Jacek Zmys­lows­ki — aus­si. Moi-même je suis par­venu à ce campe­ment en étant presque un reje­ton révolté des Let­tres Polon­ais­es. Main­tenant je prends con­science non sans éton­nement, que notre Théâtre-Lab­o­ra­toire était le campe­ment des « polonisants » sor­tis des rails.

Le Pro­fesseur Degler a rap­pelé que nous avons tous fait des études hon­nête­ment, et que nous sommes, en quelque sorte, des vagabonds rigoureux, décents, dignes et sociale­ment respecta­bles, bref des vagabonds munis de diplômes d’u­ni­ver­sité.

Fer­mons cette plaisante par­en­thèse.

Théâtre-campe­ment. .. Si on asso­cie cette métaphore (peut-être semi-métaphore ?) aux ques­tions soulevées ici par nos amis ital­iens, à savoir la prob­lé­ma­tique de l’ euro­cen­trisme et la néces­sité de le dépass­er par l’an­thro­polo­gie théâ­trale de Bar­ba et Savarese dans le cadre de l’ISTA — il sera évi­dent qu’en ocur­rence cette métaphore est un fait con­cret dans le domaine de l’an­thro­polo­gie appliquée. Car nos lab­o­ra­toires, nos stu­dios (et les struc­tures aparen­tées) sont sou­vent, lit­térale­ment, des lieux de ren­con­tre des représen­tants de dif­férents peu­ples, cul­tures, tra­di­tions, aus­si bien dans le tra­vail, dans l’ac­tion que dans l’échange lors des dif­férentes d’ex­péri­ences. Comme cela se passe encore aujour­d’hui au Work­cen­ter de Gro­tows­ki en Ital­ie ou au Cen­tre de Recherch­es Théâ­trales de Brook à Paris. Rap­pelons qu’autre­fois notre Théâtre-Lab­o­ra­toire à Wro­claw fut, lui aus­si, un tel campe­ment — de même que Brzezin­ka aux envi­rons d’Olesni­ca où Gro­tows­ki dres­sa une base pour réalis­er ses pro­jets tran­scul­turels dans le cadre du Théâtre des Sources.

Un tel échange de gens, de tech­niques, et de valeurs nomades tou­jours à la recherche d’une Source com­mune, sem­ble être une car­ac­téris­tique de la mou­vance lab­o­ra­toire-stu­dio de notre époque. Célèbre dans l’his­toire du théâtre, la col­lab­o­ra­tion de Craig avec Stanislavs­ki nous rap­pelle plutôt des vedettes étrangères en tournée sur les scènes offi­ciels.

On tourne dès lors autour des ques­tions du métis­sage — et cela à plusieurs niveaux à la fois. On peut remar­quer une ten­dance naturelle dans notre domaine, ten­dance qui con­siste à unir des élé­ments hétérogènes et sou­vent con­tra­dic­toires. Ici, presque par principe, on asso­cie le théâtre à quelque chose d’autre, à quelque chose qui n’est pas le théâtre. Ici on célèbre, si je peux dire, la noce par­ti­c­ulière du Théâtre avec le Non-Théâtre.

Le but d’un telle noce peut être théâ­tral : on cherche une inspi­ra­tion stim­u­lante dans d’autres dis­ci­plines, quelque­fois plus séduisantes que l’art scénique, prédis­posé, lui, à pren­dre des pos­es con­ven­tion­nelles. Il arrive que le but soit extra-théâ­tral, et le théâtre se présente pour ain­si dire comme étant l’outil le mieux adap­té pour canalis­er et artic­uler d’autres désirs et d’autres élans. Il y a cer­taine­ment aus­si des cas où il est dif­fi­cile de cern­er la nature de l’im­pul­sion orig­i­naire : Théâtre ou Non-Théâtre. Ce va-et-vient entre les deux peut être aus­si, quelque­fois, un jeu d’al­i­bis com­modes, une stratégie créa­trice raf­finée.

Nous avons des preuves. Par exem­ple la ten­dance com­mu­nau­taire qui a dom­iné les dernières décen­nies et dont Leszek Raczak a admirable­ment par­lé à par­tir de ses expéri­ences. Elle témoigne de la volon­té de ren­dre réelle une utopie sociale ici et main­tenant, grâce à la mise en place urgente, dans le con­texte d’une civil­i­sa­tion mécan­isée, ou oppres­sive, d’une petite com­mu­nauté organique. Bien sûr que nous pen­sons au Liv­ing The­atre avec sa soif de PARADISE NOW ! …

La con­tes­ta­tion poli­tique notoire, bril­lam­ment représen­tée en Pologne par le même Théâtre du Huitième Jour dirigé par Raczak et aus­si un exem­ple plus récent : l’é­colo­gie théâ­trale de Gardzienice.

La con­tes­ta­tion poli­tique notoire, bril­lam­ment représen­tée en Pologne par le même Théâtre du Huitième Jour dirigé par Raczak et aus­si un exem­ple plus récent : l’é­colo­gie théâ­trale de Gardzienice. Pas­sons à la ques­tion du théâtre et du rit­uel. Les prin­ci­paux arti­sans de cette noce, dans notre siè­cle — Artaud, et avant lui, le théâtre Red­ou­ta par le recours au roman­tisme des AÏEUX de Mick­iewicz. Et, plus tard — Gro­tows­ki et notre Théâtre Lab­o­ra­toire, avec la soif très mod­erne du rit­uel, de la dimen­sion chamanique et des tra­di­tions loin­taines et per­dues. Est-ce que dans le tra­vail du met­teur en scène débu­tant qu’é­tait Gro­tows­ki, il s’agis­sait de théâtre, ou bien d’une fusion mimé­tique avec les rythmes cos­miques de la danse de Shi­va dont à l’époque Gro­tows­ki par­lait d’une manière étrange dans ses écrits ? Si d’une manière réduc­trice, il fal­lait définir la con­stante dans le par­cours d’une quar­an­taine d’an­nées de Gro­tows­ki, par­cours rem­pli de détours et de revire­ments sur­prenants, on pour­rait dire, qu’il s’agis­sait de l’u­nion du théâtre et du yoga.

Dans le par­cours erra­tique de Gro­tows­ki la péri­ode où il créait des spec­ta­cles a été déci­sive : nos recherch­es se cristalli­saient alors autour du « théâtre pau­vre ». Le principe fon­da­teur de ce tra­vail, était le suiv­ant : se diriger vers une hypothé­tique « essence » du théâtre, explor­er ses arcanes comme un art dif­férent des autres, d’une manière pra­tique, hors de toute fas­ci­na­tion pour les doc­trines, trou­ver un pas­sage vers une dimen­sion qui dépasse le théâtre. Pour Gro­tows­ki — incon­sciem­ment — le théâtre était tou­jours un instru­ment, il était le véhicule. Jadis c’é­tait le théâtre, aujour­d’hui c’est la sub­tile dis­ci­pline du non — spec­ta­cle. Mais le chemin vers la danse de Shi­va pas­sait par la porte étroite du « théâtre pau­vre », à tra­vers la remise en cause du fonde­ment même du méti­er par la rigueur tech­nique et la pré­ci­sion de l’ac­teur. Le frère aimé du per­former c’est l’ac­teur.

Stanislavs­ki mari­ait-il le théâtre avec autre chose ? Il est dif­fi­cile de le dire d’emblée, car pour lui il s’agis­sait avant tout de théâtre. Il le mari­ait cer­taine­ment avec une dra­maturgie par­ti­c­ulière­ment mod­erne pour son époque, celle de Tchekhov, Gor­ki, Maeter­linck. Avec la lit­téra­ture donc. Ce vénérable trisaïeul de la mou­vance lab­o­ra­toire-stu­dio, avait d’ailleurs lui-même beau­coup des traits typ­iques d’une star de la scène, homme d’une belle allure qui évoque un cheva­lier de bal­lade roman­tique, avec une chevelure exubérante (type que Gro­tows­ki appelait « witez ») . Mais les inquié­tudes de l’ex­plo­rateur le rongeaient. L’ex­al­ta­tion méta­physique ne lui était pas incon­nue, et elle se man­i­fes­tait dans la rhé­torique grandil­o­quente de ses écrits, par ailleurs stricte­ment pro­fes­sion­nels. En cachette, il pui­sait prob­a­ble­ment dans Freud, qui à l’époque était con­sid­éré en Russie comme le maître de l’éros mys­tique — et à par­tir de lui Stanislavs­ki a glis­sé, dans sa méthodolo­gie du méti­er d’ac­teur, le terme de « sub­con­scient ». Il s’in­téres­sait au yoga, et il était sem­ble-t-il fasciné par la théoso­phie, con­seil­lant à l’ac­teur de s’ex­ercer au « ray­on­nement » (izloutche­nia). Son « obchtche­nie » c’est le terme clé du sys­tème, sig­nifi­ant le con­tact de l’ac­teur avec son parte­naire, réminis­cence de la nos­tal­gie russe de la « sobor­no­s­ti », la com­mu­nion des âmes dont le théâtre peut devenir la demeure sacrée.

Fran­co Ruffi­ni par­lait ici de Gur­d­ji­eff en rela­tion avec le théâtre français. À juste titre ! Gur­d­ji­eff présen­tait publique­ment des dans­es dont les élé­ments sont intéres­sants en tant qu’ex­er­ci­ces d’ac­teurs. On sait que les gens du théâtre éprou­vent une atti­rance par­ti­c­ulière pour les sci­ences ésotériques, et dans le courant lab­o­ra­toire-stu­dio on retrou­ve plus fréquem­ment qu’à l’habi­tude divers­es fil­i­a­tions ésotériques.

Cela s’ex­plique, out­re par le désir d’Ab­solu, fréquent chez les artistes, par une vision du monde pro­pre aux dif­férents ésotérismes qui est « éma­natiste » (il s’ag­it de la hiérar­chie des êtres où à par­tir de Dieu qui se trou­ve au cen­tre éma­nent des rayons jusqu’à la matière) ou, pour dire plus sim­ple­ment, énergé­tique. Ici tout n’est qu’une pul­sa­tion des éner­gies qui se présen­tent à des degrés de con­cen­tra­tion dif­férents et sont en train de se trans­former, de cir­culer, de se sub­limer. L’ac­cès à ces mys­térieuses éner­gies, ain­si que leur maîtrise dans un but créatif, fait rêver les comé­di­ens et leurs maîtres. Les exer­ci­ces spir­ituels tra­di­tion­nels, y com­pris les asanas du yoga, devi­en­nent le train­ing de l’ac­teur. Comme si — traduit dans le lan­gage des détails tech­niques — il s’agis­sait de l’as­cen­sion vers une dimen­sion incon­nue, où la bar­rière entre l’e­sprit et le corps s’an­nule, et où l’e­sprit devient cor­porel, et le corps spir­ituel. Cela rap­pelle l’oxy­more d’Ar­taud : l’ath­létisme affec­tif.

Il est évi­dent — et les quelques fils con­duc­teurs de notre débat le prou­vent — qu’on ne peut pas par­ler des lab­o­ra­toires et des stu­dios (et leurs équiv­a­lents), sans pénétr­er dans des zones con­sid­érées comme dou­teuses, sus­pectes, dan­gereuses. Zones inter­dites — mais aus­si zones qui devi­en­nent facile­ment la cible des rail­leries de l’e­sprit « éclairé ». C’est le risque naturel de toute ini­tia­tive non ortho­doxe.

Ain­si donc, pour sur­vivre, il faut avoir recours aux divers­es tac­tiques de dis­sim­u­la­tion, aux astuces, aux rus­es auro­pro­tec­tri­ces à l’é­gard des princes, bailleurs de fonds, il faut résis­ter aux lob­bies idéologiques des organ­ismes offi­ciels et faire face à l’e­sprit con­ser­va­teur de l’opin­ion publique. Et ceci tout par­ti­c­ulière­ment dans les régimes total­i­taires, encore que cela puisse arriv­er ailleurs. Il faut chercher une faille dans le sys­tème, et dans cette faille s’asseoir : pra­tique d’ailleurs large­ment répan­due dans la Pologne du « social­isme réel », où le total­i­tarisme heureuse­ment était un total­i­tarisme troué.

Il s’agis­sait de créer un lieu d’ac­tiv­ité qui prof­it­erait des avan­tages d’un théâtre insti­tu­tion­nel en Pologne, mais libre de toute oblig­a­tion vis-à-vis de l’ex­térieur, et des pres­sions idéologiques. Le Théâtre Lab­o­ra­toire était une créa­ture bizarre avec un statut juridique, dis­ons « her­maph­ro­dite » : il avait à la fois le statut peu con­traig­nant pro­pre aux activ­ités des artistes ama­teurs, et en même temps il béné­fi­ci­at de tous les droits d’un théâtre pro­fes­sion­nel. Pour tir­er prof­it de cette sit­u­a­tion nous avons util­isé suc­ces­sive­ment les for­mules suiv­antes : « théâtre expéri­men­tal », « théâtre lab­o­ra­toire », et enfin « insti­tut de recherch­es pour le jeu de l’ac­teur ». Si le terme « expéri­men­tal » ren­voie à la notion d’ex­péri­ment — donc il implique le droit de com­met­tre des erreurs, « s’il est expéri­men­tal il expéri­mente ». Le terme « lab­o­ra­toire » sup­pose que ces expéri­ences sont soit fer­mées soit effec­tuées avec un pub­lic restreint, et que les spec­ta­cles ne sont pas por­teurs d’une quel­conque idéolo­gie dan­gereuse, mais qu’ils se con­sacrent à la recherche des mod­èles de tra­vail pour le jeu d’ac­teur. Le terme « insti­tut des recherch­es » implique qu’on n’est même pas obligé de pro­duire des spec­ta­cles. Par ce biais nous nous sommes déchargés de cer­taines tâch­es lour­des pro­pres à un théâtre insti­tu­tion­nel comme le réper­toire réguli­er soumis à la cen­sure poli­tique qui impo­sait de jouer des pièces russ­es et sovié­tiques et surtout l’oblig­a­tion de se met­tre au ser­vice du spec­ta­teur de masse etc. De plus, les répéti­tions, et toutes sortes de travaux intérieurs vite devenus l’oc­ca­sion d’en­traîne­ments inten­sifs, véri­ta­bles marathons de créa­tion, n’é­taient pas soumis à la cen­sure.

Comme on le voit, nous fai­sions plein de références à la sci­ence : lab­o­ra­toire, insti­tut, méth­ode, recherche etc. On pour­rait dire que pour les pra­tiques de Gro­tows­ki et de son équipe, comme dans la sci­ence, le critère majeur c’é­tait l’empirisme, l’ef­fi­cac­ité de l’ex­péri­ence, l’ob­jec­tiv­ité du résul­tat final ; que les travaux, comme dans un lab­o­ra­toire de physique nucléaire — L’In­sti­tut Niels Bohr a été pen­dant un cer­tain temps l’ex­em­ple préféré de Gro­tows­ki — exigeaient de longs et sys­té­ma­tiques essais, avec une équipe bien choisie ; car Gro­tows­ki, héraut d’un tra­vail d’ac­teur de haute pré­ci­sion, cher­chait à attein­dre, dans ce domaine, la pré­ci­sion qua­si sci­en­tifique. Mais ce ne sont que des rap­proche­ments, des métaphores, des analo­gies. L’ob­jet de nos recherch­es, d’ailleurs on le dis­ait publique­ment, était dif­férent, car par sa nature il échap­pait à la rigueur sci­en­tifique stric­to sen­su. (Dans la doc­trine offi­cielle de l’É­tat et du Par­ti il y avait un coin réservé à la « spé­ci­ficité de l’art ».) Mais l’u­til­i­sa­tion du lan­gage sci­en­tifique per­me­t­tait d’une façon « sci­en­tifique », donc apparem­ment en con­for­mité avec l’idéolo­gie du régime qui se qual­i­fi­ait de « sci­en­tifique », de jus­ti­fi­er la rai­son d’être du mod­èle d’or­gan­i­sa­tion du Théâtre Lab­o­ra­toire, cette créa­ture sans précé­dent et de par­ler d’une manière rationnelle, éclairée et sobre de « l’acte total » tout en pro­tégeant son mys­tère, plus proche du Saint Jean de la Croix que de Niels Bohr.

Il est vrai que, péri­odique­ment, on fai­sait appel à dif­férentes sci­ences comme, par exem­ple, l’anatomie, la pho­ni­a­trie, la psy­cholo­gie, la théâtrolo­gie — mais on tra­vail­lait plus par­ti­c­ulière­ment sur l’an­thro­polo­gie et son étude des mythes, des rit­uels etc. On entrete­nait aus­si des con­tacts avec des gens intéres­sants, spé­cial­istes de dif­férents domaines sci­en­tifiques. En réal­ité, dans le proces­sus de créa­tion on se ser­vait d’un lan­gage « inten­tion­nel », des images éveil­lant l’imag­i­naire ou d’un argot tech­nique, créé ad hoc. Chas­sé du sanc­tu­aire, le lan­gage savant ser­vait surtout à l’usage extérieur.

Par ailleurs, nous n’é­tions pas les pre­miers ni les derniers à employ­er le lan­gage sci­en­tifique — et même l’ar­got sci­en­tifique — avec une final­ité, je dirais, « exotérique ». Nos remar­quables prédécesseurs procé­daient de la même manière, sans oubli­er même ceux qui ont eu la chance d’a­gir à une époque plus clé­mente que nous.

Les mots clés, dans nos déc­la­ra­tions offi­cielles, étaient les adjec­tifs : « laïc » et « séculi­er ». Tout était laïc et séculi­er — je me rap­pelle avoir util­isé le terme de « mys­tère laïc ». Com­ment le « mys­tère » peut-il être laïc alors que ce terme relève de l’ini­ti­a­tion spir­ituelle ? Nous avons délibéré­ment opéré à la lisière du théâtre et, excusez le mot, des expéri­ences religieuses. Les plus grands blas­phèmes de Gro­tows­ki lui ser­vaient à nouer un dia­logue vivant, « fasci­nans et tremens », avec le Sacré qui s’é­tait endor­mi dans les âmes des pro­prié­taires de petites voitures épris par le goût de la con­som­ma­tion et soumis à la reli­gion de la rou­tine. Cela fut évi­dent pour toute per­son­ne qui a vu AKROPOLIS, LE PRINCE CONSTANT OU APOCALYPSIS CUM FIGURIS.

Or, il y avait, dans tout cela des choses haute­ment sus­pectes : pour ceux qui nous sub­ven­tion­naient (un tel mys­ti­cisme financé par l’ar­gent de l’É­tat social­iste !), pour l’Église, (pire que des blas­phèmes, « ce sont des mess­es noires » dis­ait-elle, car cer­taine­ment, sup­po­sait-elle, ils brico­lent une secte héré­tique !) pour le cartésien des bor­ds de la Vis­tule (sont-elles sérieuses ces expéri­ences dou­teuses ?) et pour l’Eu­ropéen Mod­erne (ce sont peut-être des catholiques polon­ais obscu­ran­tistes). Il fal­lait donc ras­sur­er. Tan­dis qu’aux amis, par con­tre, on envoy­ait des sig­naux comme quoi on ne procla­mait aucune doc­trine religieuse, et que pour être proches de nous il ne fal­lait faire aucune déc­la­ra­tion de foi.

La « laïc­ité » était notre boucli­er pour ain­si dire « gira­toire » : il nous per­me­t­tait de nous pro­téger de toutes les attaques venant de tous côtés.

D’ailleurs proclamer d’emblée qu’on pra­ti­quait un « théâtre religieux » aurait été sui­cidaire, et peu sérieux. Surtout à l’époque. Aujour­d’hui ces mots se pronon­cent facile­ment, en toute sécu­rité, sans ver­gogne, mais en pra­tique est-ce vrai­ment plus facile ? En Pologne, ce pays catholique où est l’art religieux vivant ?

Cacher des choses sous des mots-écrans présente tou­jours cer­tains avan­tages … Le chemin de Gro­tows­ki, on le voit plus claire­ment après qu’il a quit­té le méti­er de met­teur en scène, échappe aux clas­si­fi­ca­tions. Il est le créa­teur si on peut dire — méta­physique­ment pru­dent — qui noue avec l’Ab­solu, de manière arti­sanale et prag­ma­tique, un rap­port obstiné, mais tou­jours tein­té d’ironie …

Je ne dis pas tout cela en tant qu’an­cien com­bat­tant, vieux com­pagnon des batailles de Gro­tows­ki, comme « son oncle » Paul. J’aimerais faire pren­dre con­science à ceux qui ne le savent pas, que dans le trousseau de clés dont on a besoin pour ouvrir la porte : « lab­o­ra­toire, stu­dio » et leurs « équiv­a­lents », il ne doit pas man­quer quelques petites clés mar­quées des éti­quettes suiv­antes : « façade — intérieur », « tac­tique de pro­tec­tion — essence des choses », « éxo­terique — ésotérique ».

Cela fait aus­si par­tie des para­dox­es liés à l’ob­jet de notre explo­ration. Ce qui est par­ti­c­ulière­ment pro­pre aux ini­tia­tives qui n’ont pas fini comme de beaux rêves éphémères.

Com­ment exis­ter en tant qu’in­sti­tu­tion ayant une exis­tence légale et des moyens financiers min­i­maux, tout en étant un organ­isme effec­tif de créa­tion ? Com­ment acquérir une sub­ven­tion tout en étant au fond de soi un révolté ? Com­ment rester non-con­formiste et rebelle en béné­fi­ciant d’une sub­ven­tion ? Com­ment men­er le jeu avec les pou­voirs offi­ciels et avec l’opin­ion publique rou­tinière tout en gar­dant son indépen­dance intérieure face « aux charmes des gens puis­sants » et aux déter­min­ismes imposés par le grand nom­bre ? Com­ment ruser — et s’il le faut — trich­er avec les mécènes, en changeant, comme le camélon, les couleurs de pro­tec­tion sans que cela affecte votre iden­tité pro­fonde ? Com­ment émet­tre des signes qui tromperaient les dan­gereux enne­mis, sans pour autant tromper les amis ? Com­ment gag­n­er les amis) Com­ment savoir quand il faut cess­er le jeu ? Quelles sont les lim­ites à ne pas dépass­er ?

Je sup­pose que les pères fon­da­teurs devaient eux aus­si répon­dre à des ques­tions sim­i­laires. Et ce quel que soit le régime et à des degrés dif­férents selon le cli­mat his­torique. Mais chose curieuse — et peut-être sig­ni­fica­tive ! — la plu­part des expéri­ences phares ont eu lieu, et ont été accom­plies sous des sys­tèmes autori­taires, dont fai­sait par­tie — ce que l’on oublie — la Russie tsariste, mère de notre mou­vance des stu­dios où rég­nait une très forte cen­sure poli­tique et religieuse. Ici je ris­querais une thèse : les sys­tèmes autori­taires en phase d’af­faib­lisse­ment ont été pour les créa­teurs les ter­res les plus fer­tiles.

La majorité des ini­ti­a­teurs des lab­o­ra­toires, stu­dios (et leur équiv­a­lents) ont don­né libre cours à leurs pul­sions non ortho­dox­es dans le cadre de petites cel­lules de créa­tion, qui, par leur nature, se dérobaient plus facile­ment au con­trôle et aux oppres­sions tout en sat­is­faisant les élans nova­teurs. Cer­tains, ayant à leur dis­po­si­tion des lieux impor­tants ont voulu échap­per à la logique des grandes machines con­formistes en créant à côté, des petits lieux où ils se sen­taient plus à l’aise, lieux qui leur per­me­t­taient de faire ce qui les intéres­sait vrai­ment.

Le vieux Stanislavs­ki s’est retiré du Théâtre d’Art de Moscou devenu con­formiste, et s’est abrité de l’idéocratie stal­in­i­enne vorace der­rière les murs du Stu­dio d’Opéra-Dra­ma­tique. Il enseignait dans sa mai­son par­ti­c­ulière où il pour­suiv­ait ses travaux sur la méth­ode des actions physiques : ain­si pro­tégé il fai­sait ce qu’il avait à faire. En même temps, il trans­for­mait légère­ment le lan­gage de sa méth­ode et ses références sci­en­tifiques. Il intro­dui­sait une ter­mi­nolo­gie proche de la psy­cholo­gie de Pavlov qui alors était devenu en URSS la doc­trine offi­cielle. Il se mon­trait pru­dent, même s’il n’avait rien à crain­dre de la part du « Petit Père des peu­ples ». Je sup­pose que l’opéra, qui était néan­moins une de ses pas­sions, lui ser­vait plutôt de cou­ver­ture : étant par nature un art de cour, l’opéra parais­sait mois sus­pect aux gou­ver­nants qui, de sur­croît, aimaient par­fois s’é­carter de leurs principes au nom de la gra­tu­ité du beau. Le vieux maître et le cer­cle restreint de ses col­lab­o­ra­teurs n’avaient pas d’oblig­a­tion impéra­tive de pro­duire des spec­ta­cles, c’est pourquoi ils étaient plus libres dans le choix des matéri­aux lit­téraires ; ils tra­vail­laient hors de portée de la cen­sure bien que pas tout à fait à l’abri des mouchards. Le stu­dio comme asile ou refuge du maître retraité couron­nait l’oeu­vre de sa vie.

Prenons aus­si le cas de Brecht qui — par ailleurs, comme on le sait — était un grand renard et trou­vait son plaisir dans le lou­voiement raf­finé. Jusqu’à quel point son argot marx­iste — didac­tique expri­mait-il ses inten­tions fon­da­men­tales de créa­teur, et jusqu’à quel point cachait-il, der­rière ce rideau de fumée, sa pra­tique non ortho­doxe ? D’ailleurs l’un n’ex­clut pas néces­saire­ment l’autre. Le lan­gage du marx­isme est idéal pour exprimer le mépris du monde. Et la tonal­ité de la parabole didac­tique qui était pro­pre à Brecht, parabole ptoche de la fable pop­u­laire, peut se con­ver­tir, pour des rus­tres, avec un peu de naïveté maligne, en éloge des valeurs d’un monde où règne la force nue et non pas les principes.

Le célèbre « Ver­frem­dungsef­fekt » (effet de dis­tan­ci­a­tion) est sans doute le véri­ta­ble procédé créatif de Brecht pour le tra­vail de l’ac­teur afin de struc­tur­er de la vision scénique et de met­tre en place le mon­tage poé­tique des con­tra­dic­tions. Brecht restait tout de même en désac­cord avec le réal­isme social­iste stal­in­ien et avec la poé­tique offi­cielle des épigones de Stanislavs­ki qui impo­saient à l’époque le vérisme basé sur le vécu — pere­ji­vanie — et sur la méth­ode des actions physiques au ser­vice du vérisme. Brecht dis­ait que pour lui la dis­tan­ci­a­tion per­me­t­tait d’obtenir de la froide dis­tance dialec­tique assur­ant la con­nais­sance de la nature de classe de la société, et que, par ailleurs, sa rigueur ratio­nal­iste démasquait la con­science bour­geoise aliénée etc. Du vivant de Brecht, le Berlin­er Ensem­ble n’é­tait pas très bien vu en R.D.A. Je serais enclin à croire qu’en util­isant des expres­sions et des amal­games marx­istes qui avaient la couleur du dis­cours offi­ciel, Brecht con­tentait Pick et Ulbricht — tout en pra­ti­quant son théâtre réel. C’est une hypothèse à véri­fi­er.

J’ai vu les grands spec­ta­cles de Brecht qui, en 1952 je crois, ont provo­qué un énorme scan­dale lors de la tournée du Berlin­er Ensem­ble dans la Pologne stal­in­i­enne. Ils n’é­taient pas du tout froids, ni ratio­nal­istes, ni ana­ly­tiques — ils étaient chauds, poé­tiques — et j’au­rais l’au­dace de dire — mag­iques. Était-ce con­tre la volon­té de son créa­teur, antiaris­totéli­cien avoué ? Prenant « à la let­tre » les théories de Brecht, des met­teurs en scène occi­den­taux, plus tard, ont pro­duit des réal­i­sa­tions scéniques ennuyeuses et didac­tiques. Où com­mence la vérité dans les théories de Brecht, et où com­mence le rideau de fumée qui n’a été dressé qu’à l’in­ten­tion du régime ?

Par­lons du théâtre Red­ou­ta. Dans son ini­t­ulé on retrou­ve le terme « insti­tut » — mod­erne, mod­este, objec­tif. Les fon­da­teurs de Red­ou­ta util­i­saient aus­si les ter­mes « lab­o­ra­toire », « sci­en­tifique » etc. Mais, si ma mémoire ne me trompe pas, Limanows­ki, son co-créa­teur, se moque dans ses pro­pos du sci­en­tisme.

Comme beau­coup d’autres, l’équipe de Red­ou­ta, sans se priv­er du réper­toire léger, fai­sait un théâtre pour le grand pub­lic, et pour tout le Varso­vie chic qu’elle mépri­sait en cachette. Oster­wa — plein de charmes, filou sur le plateau, était un homme mondain et séduc­teur dans la vie. Par con­tre à l’in­térieur de Red­ou­ta rég­nait l’austérité monas­tique et la rigueur qui fai­saient d’elle une sorte de cou­vent de fran­cis­cains : ses mem­bres se livraient à des pra­tiques théâ­trales mêlées aux pra­tiques de dévo­tion, et à de grands devoirs mes­sian­iques sans fin qui se présen­taient comme des travaux pré­para­toires au « Mys­tère ». Oster­wa deve­nait alors prieur, directeur des con­sciences et maître spir­ituel. Et tout cela s’ap­pelle lab­o­ra­toire.

On pou­vait y voir une bizarrerie, sem­ble-t-il, mais en Pologne ce pays de grands poètes à allure prophé­tique et armés du boucli­er sacré, un tel para­doxe était encore accept­able mal­gré les moqueries du milieu théâ­tral. Cepen­dant der­rière ce mys­ti­cisme nation­al se cachaient d’autres ésotérismes extra­or­di­naires à l’époque (grâce aux spé­cial­istes ici présents, les recherch­es sur les secrets de Red­ou­ta avan­cent) — esotérismes ayant pour leader Rudolf Stein­er qui envis­ageait lare-fon­da­tion des Mys­tères par la quête des « gestes cos­miques orig­inels ». De plus je viens d’ap­pren­dre avec stu­peur qu’Oster­wa — ce catholique si pieux — apparte­nait à la franc-maçon­ner­ie.

Alors, de l’ex­térieur, Red­ou­ta appa­rais­sait comme un théâtre pub­lic nor­mal, un peu plus inno­va­teur et de meilleure qual­ité que les théâtres rou­tiniers, tan­dis qu’à l’in­térieur il était une assem­blée para­monas­tique quadrillée et sur­veil­lée, une sorte de lieu clos, de ter­ri­toire bien gardé ayant une exis­tence trans­par­ente et formelle avec, der­rière tout cela, une forêt vierge ésotérique où l’échange dis­cret avec le Maître pro­duit les impul­sions indis­pens­ables à toute l’équipe de la Red­ou­ta.

l’or­gan­i­sa­tion de la Red­ou­ta sem­ble repos­er sur une gra­da­tion, pro­pre aux sociétés d’ini­ti­a­tion, avec plusieurs niveaux d’ac­cès au secret : extérieurs et intérieurs (il faut lire à ce sujet la pré­face de Z. Osin­s­ki aux LETTRES DR LIMANOWSKI, Oster­wa, Varso­vie, 1987). Faire le tri dans les démarch­es du directeur de la Red­ou­ta entre celles qui étaient pure­ment de façade et celles qui étaient indis­pens­ables sur les chemins ini­ti­a­tiques essen­tiels, pour­rait con­stituer l’ob­jet d’une recherche pour un his­to­rien. Qu’on ait adop­té ici une cer­taine tac­tique de pro­tec­tion ne fait pas de doute. Et la petite clé por­tant l’é­ti­quette « exotérique — ésotérique » aura été cer­taine­ment utile. l’ex­a­m­en de l’ex­em­ple de Red­ou­ta nous mène au coeur du sujet.

Pour finir, j’aimerais encore attir­er votre atten­tion sur un para­doxe par­mi tant d’autres qu’on trou­ve lorsqu’on souhaite saisir l’ob­jet pro­téi­forme de nos recherch­es.

Lab­o­ra­toires, stu­dios, théâtres-stu­dio, insti­tuts — tous ont été à s’y mépren­dre, des organ­ismes extrême­ment mod­ernes, dans l’e­sprit de notre civil­i­sa­tion sci­en­tifique et tech­nique. Mais la moder­nité des enseignes et des struc­tures d’or­gan­i­sa­tion extérieures coex­is­tent ici avec des struc­tures intérieures der­rière lesquelles se dis­simu­lent des mod­èles dif­férents por­tant l’empreinte des tra­di­tions loin­taines — moyenâgeuses, antiques voire même per­dues dans des temps pri­mor­diaux.

Le monastère de Red­ou­ta est devenu prover­bial en Pologne. Une curiosité : il sem­ble bien que le pre­mier à associ­er le monastère à l’art théâ­tral, fut Mey­er­hold, lorsqu’en 1905 il a été appelé par Stanislavs­ki, pour diriger le Stu­dio de la rue Povars­ka. Ce Mey­er­hold qui plus tard devien­dra le fana­tique d’une moder­nité rigoureuse, bio­mé­cani­cien et « tay­loriste du théâtre ».

Des nos­tal­gies monas­tiques hantent de nom­breux stu­dios, lab­o­ra­toires, insti­tuts — aus­si bien que des théâtres ordi­naires — ayant de vraies ambi­tions artis­tiques. Bien de coeurs de gens de théâtre, de dif­férentes obé­di­ences, bat­taient plus vite à la pen­sée de la dis­ci­pline monas­tique, vécue comme une soumis­sion et un dévoue­ment à l’art, comme le chemin vers Dieu ou plus sim­ple­ment vers l’Art comme Dieu.

On mur­mu­rait depuis les pre­miers temps que Gro­tows­ki et son équipe con­sti­tu­aient un monastère car il y rég­nait la dis­ci­pline et aus­si un fort pen­chant vers le mys­ti­cisme. Ce n’est pas exact et même cer­taine­ment faux si l’on se réfère à la péri­ode pro­pre­ment théâ­trale. Avec Gro­tows­ki on avait adop­té la posi­tion sobre qui con­siste à ne pas mélanger les ordres. Celui de la vie et celui du tra­vail dans l’art. Au nom de cette con­vic­tion nous avons choisi comme mod­èle de tra­vail le mod­èle du com­pagnon­nage des arti­sans avec maîtres, appren­tis et élèves.

Pour la péri­ode post-théâ­trale, l’analo­gie avec l’u­nivers monas­tique ne me parait pas juste non plus. Il s’ag­it plutôt d’un mod­èle ini­ti­a­tique, avec des cer­cles d’ac­cès diver­si­fiés, avec des travaux menés pen­dant des années loin des regards extérieurs, avec une admis­sion pro­gres­sive des gens de l’ex­térieur comme témoins d’une expéri­ence axi­ale. D’ailleurs il sem­ble que Gro­tows­ki s’éloignait rarement du mod­èle du com­pagnon­nage arti­sanal et même récem­ment il y reve­nait avec une nou­velle vigueur.

Bar­ba est plus proche cer­taine­ment du mod­èle ori­en­tal des dynas­ties de danseurs — acteurs qui cul­tivent d’une généra­tion à l’autre leur art, en tant que savoir tech­nique sacré et minu­tieuse­ment gardé.

De telles références médié­vales ou ori­en­tales entraî­nent une sacral­i­sa­tion du méti­er : la trans­mis­sion directe des arcanes du maître à l’élève, la con­cen­tra­tion, la rigueur, le silence, la manière dis­crète d’être, bref la rit­u­al­i­sa­tion du tra­vail. À cela s’a­joute aus­si une hiérar­chie assumée comme naturelle et la préser­va­tion d’un charisme favor­able au maître.

Même chez Kan­tor, issu de l’a­vant-garde clas­sique, farouche­ment mod­erne, ce mod­èle tra­di­tion­nel était apparem­ment présent. Le Cricot 2 fonc­tion­nait comme l’ate­lier d’un pein­tre de la Renais­sance, avec un maître et des élèves, mod­èle con­stant, d’ailleurs sûre­ment plus ancien que la Renais­sance et qui, dans le méti­er des beaux-arts, a survécu jusqu’à aujour­d’hui. C’est la rai­son pour laque­lle il a l’air moins archaïque.

Dans la pop­u­la­tion de créa­teurs qui nous intéresse ici, telle­ment riche et diver­si­fiée dans les décen­nies précé­dentes, on pour­rait décou­vrir beau­coup d’autres cor­re­spon­dances, peut-être encore plus immé­mo­ri­ales. Pour les groupes de théâtre qui trou­vent leur accom­plisse­ment dans des expéri­ences com­mu­nau­taires, la vision qui con­viendrait serait celle d’une tribu archaïque, d’une com­mu­nauté prim­i­tive où la vie quo­ti­di­enne et la vie rit­uelle s’in­ter­pénètrent. Le cas du Liv­ing The­atre est par­ti­c­uli­er — ici des révoltés mod­ernes se réu­nis­sent dans un groupe qui prend la forme d’une troupe de comé­di­ens ambu­lants. Der­rière ce but, je ne sais pas jusqu’à quel point prémédité, je me demande si on ne peut pas recon­naître la référence au mod­èle d’un peu­ple nomade avec familles, enfants, patri­arche trans­portant l’Arche de l’Al­liance à tra­vers le désert du Monde.

Plus une con­tes­ta­tion est mod­erne, plus ses mod­èles sem­blent être anciens. Bien sûr, afin de les embel­lir, ils sont tein­tés d’une note de l’u­topie pro­pre à l’air du temps.

Dans le domaine qui nous intéresse, il serait utile d’é­tudi­er aus­si les rêves non accom­plis, les exis­tences ratées, les belles idées pré­co­ce­ment ensevelies, car il n’a pas été don­né à tout le monde de sur­vivre comme Artaud grâce au génie des visions poé­tiques fixées sur le papi­er.

Pour expli­quer pleine­ment ce dont nous par­lons, nous devons dis­pos­er du trousseau de clés com­plet. Et par­mi ces clés, il nous faudrait aus­si une clé pour dis­tinguer les aspects éphémères du phénomène et son pou­voir de sur­vivre, sa vital­ité réelle.

Tra­duc­tion de Mag­dale­na Marek, revue par Monique Borie.

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Ludwik Flaszen
Ludwik Flaszen est co-fondateur avec Jerzy Grotowski du Théâtre laboratoire de Wroclaw. Il est pédagogue...Plus d'info
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