Jean-Louis Perrier : Il y a huit ans, vous montiez Lolita au Piccolo Teatro de Milan1. Comment avez-vous rencontré Lolita ?
Luca Ronconi : Je savais que Nabokov avait écrit un scénario pour Kubrick, mais que Kubrick ne l’avait pas utilisé2. Un de mes collaborateurs, Ugo Tessitore, qui traduit en italien Nabokov et qui est en rapport avec Dimitri, son fils, a traduit pour moi ce scénario3. Il n’a rien à voir avec le film de Kubrick qui n’est guère nabokovien. Le scénario, lui, est tout à fait nabokovien. Nabokov lui-même vient y jouer un rôle sous la forme d’un chasseur de papillons. Dans ma mise en scène, j’ai mélangé, non sans coquetterie, théâtre et cinéma. Comme si le scénario avait été écrit pour le théâtre.
J.-L. P. : Est-ce le personnage de Lolita qui vous intéressait ?
L. R. : Dans Lolita comme dans maint roman de Nabokov, la fable cache autre chose. Dans le roman, qui est écrit en anglais, le rapport du professeur, Humbert Humbert, avec la jeune Lolita, est doublé du rapport d’un écrivain avec une autre langue. Le charme du roman tient à la superposition de ces deux niveaux. Il n’y a pas seulement la fable, où il tombe amoureux, il y a le fait de tomber dans une autre langue. Dans le scénario, on perçoit bien cet entre deux, perceptible également dans le fait de récrire le roman pour le cinéma et d’en faire une œuvre originale.
J.-L. P. : Ce scénario est une œuvre en soi.
L. R. : Une œuvre littéraire en soi. Où le cinéma est présent.
J.-L. P. : Nabokov n’était pas un homme de cinéma, c’est l’idée qu’il se fait du cinéma qu’il injecte dans le scénario. Avez-vous dû l’adapter pour la scène ?
L. R. : J’ai simplement dû couper vingt minutes au soir de la générale, parce que ça durait plus de cinq heures. Mais j’ai pris le texte exactement comme un texte de théâtre, avec ses dialogues. Il est évident que ce scénario était une sorte de provocation de Nabokov envers Kubrick. Une de ses ruses. Il était impossible d’imaginer qu’il puisse devenir un film. Moins à cause de sa longueur que de sa sinuosité. Il ne va pas droit du début à la fin, il est plein de digressions.
J.-L. P. : En fin de compte, Nabokov avait écrit ce scénario pour vous, pour le théâtre ?
L. R. : Dès que je l’ai lu je me suis dit : ça je vais le monter ! Un travail difficile mais qui s’est déroulé dans une souplesse remarquable. Il y a beaucoup plus d’ironie par rapport à l’histoire qu’il n’y en a dans le film de Kubrick. Le film est très sérieux. Dans le scénario, le langage est prioritaire par rapport à l’image. La construction de chaque épisode est fondée sur le langage, même les indications que l’on a joué parfois. Tout cela était évidemment affirmé par Nabokov de manière trop autoritaire pour que Kubrick puisse l’accepter.
J.-L. P. : Comment avez-vous pu avoir l’intuition que ce scénario que vous n’aviez pas encore lu pouvait donner matière à théâtre ? Etes-vous familier de ce type d’intuition ?
L. R. : Pas avec des scénarios, mais avec des textes. D’un roman lu il y a quinze ans, je peux me dire tout à coup : tiens, en opérant de cette manière on peut le mettre en scène. C’est ce qui s’est passé avec le Pasticciaccio de Gadda4. Quelque chose travaille dans la mémoire.