« Nous voudrions être comme lui…» Notes sur un voyage à Yalta et Melikhovo

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« Nous voudrions être comme lui…» Notes sur un voyage à Yalta et Melikhovo

Le 13 Juil 2011
Vue de Yalta où Tchekhov écrivit LES TROIS SOEURS. Photo Georges Banu.

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Vue de Yalta où Tchekhov écrivit LES TROIS SOEURS. Photo Georges Banu.
Article publié pour le numéro
Couverture du 109 - Le théâtre en sa ville
109

NOUS VOUDRIONS être comme lui…» – frag­ment d’un adage célèbre qui décline les rela­tions que l’intellectuel russe pour­rait avoir avec les écrivains de son pays, de Gogol à Tchekhov en pas­sant par Tol­stoï et Dos­toïevs­ki. « Être comme lui…» rap­port d’intimité non intim­i­dante, rela­tion de sym­pa­thie avec un dou­ble que l’on ne fuit pas. C’est lui seul qui la per­met.

Pren­dre con­nais­sance d’un lieu pro­pre à un écrivain invite à un voy­age dans l’œuvre, enrichi grâce à des remar­ques inspirées par la sim­ple rela­tion, soit avec la topogra­phie d’une mai­son – comme chez Goethe à Weimar – soit à la rela­tion de cette mai­son avec la ville – comme chez Dos­toïevs­ki à Saint Peters­burg – soit aux aveux implicites d’un espace privé – comme chez Ibsen à Oslo, Strind­berg à Stock­holm ou Cre­an­ga, célèbre auteur roumain, à Iassy. Il y a tou­jours des révéla­tions au coin d’une fenêtre ou d’un lit, d’un bureau ou d’un jardin. On éprou­ve chaque fois, plus ou moins, leur impact comme à Bonn où, der­rière la vit­re d’une armoire, je regarde effaré les instru­ments de tor­ture util­isés par Beethoven pour palier les hand­i­capes de la sur­dité ? Non, il ne s’agit pas de s’engluer dans le fétichisme mono­ma­ni­aque ou dans la servi­tude idol­âtre, non, il s’agit d’admettre que l’homme, et surtout l’artiste, struc­ture les élé­ments d’un auto­por­trait à tra­vers les choix opérés dans le con­cret de son espace vécu. Ce que Bachelard général­i­sait à pro­pos de l’espace inter­vient ici de manière ponctuelle et ren­voie à l’œuvre qui a gag­né son autonomie, certes, tout en por­tant la mar­que de ce que, lors de la vis­ite, on décou­vre tout en sai­sis­sant sa portée.

À Melikho­vo où Tchekhov s’est refugié, à « mi-dis­tance » de Moscou, com­ment ne pas s’arrêter longtemps devant les pho­tos accrochées au mur de son salon : c’est un con­cen­tré de la lit­téra­ture russe, son Pan­théon per­son­nel dom­iné par la pho­to cen­trale, plus impor­tante que les autres, celle de Tol­stoï. Tchekhov ne se pen­sait ni ne se voulait seul, il vivait les yeux rivés sur ses pairs. Il les a aimés et jugés, mais il ne les a ni rejetés ni occultés. Il a écrit en s’inscrivant dans une famille qu’il s’est plu à feuil­leter dans l’intimité de sa retraite. Il a fui les invités qui l’envahissaient en ville, mais a amené avec lui, ici, ses con­vives muets, ses parte­naires lit­téraires.

Des œuvres égale­ment : un cro­quis et une aquarelle de Lévi­tan, l’ami le plus cher avec lequel il se dis­pu­ta et se réc­on­cil­ia, un tableau de son frère qui mon­tre une jeune femme éplorée – elle vient de recevoir une let­tre d’un autre mem­bre de la famille – un autre avec une belle ado­les­cente qui sort de l’ombre… lié lui aus­si à la des­tinée d’un ami. Tout ce que l’on voit porte le sceau de l’implication biographique. Non pas des œuvres d’art réu­nies au hasard, mais des éclats de vie sai­sis sur la toile ! Tchekhov vit par­mi ses proches. Au fond, dans la dernière pièce, se détache son por­trait en héros inhab­ituelle­ment roman­tique présent dans toutes les biogra­phies, por­trait signé par son frère.

Ces objets bien rangés, ne par­lent-ils pas au con­nais­seur seule­ment ? De même que dans un musée de théâtre, rien n’est élo­quent sans un savoir préal­able, sans une pro­jec­tion dévelop­pée à par­tir de l’œuvre ou de l’artiste. La pho­to du jeu de loto que je prends répond au sou­venir du même jeu de loto et de ses échos funèbres au IVe acte de LA MOUETTE que Tchekhov a juste­ment écrite ici. Trans­la­tion du con­cret et de la fic­tion, du vécu et de l’imaginaire… Et com­ment ne pas se rap­pel­er que Lioubov Ranevska­ia, de retour de Paris, en pleine nuit, réclame dans ce pays où même les rues por­tent le nom du thé – oui, à Moscou, il y a « la rue du thé » ! – du café, de même que Tchekhov qui, lui aus­si, le préférait. En regar­dant le samovar peu util­isé et la machine à café, presque placée en posi­tion cen­trale, leur déséquili­bre ren­voie à l’arrivée noc­turne de la maîtresse qui regagne la ceri­saie ! Sans oubli­er d’évoquer tous ces objets liés à la mytholo­gie tchekhovi­enne nour­rie par l’extraordinaire legs pho­tographique qui a fixé ce que l’on aperçoit ici sur les tables et bureaux : le pince-nez, util­isé à par­tir de trente-sept ans seule­ment, les cannes et les cha­peaux. Cet écho pro­duit par les objets exposés s’explique par leur présence dans la mémoire du vis­i­teur que je suis : je vois ce que je savais. Et c’est cela qui émeut ! Comme lorsque je repère der­rière une porte la fameuse cas­quette blanche ou ailleurs, loin, à Yal­ta, dans son loge­ment loué pour six mois, à la datcha Omer, le man­teau et le cha­peau noirs qui ont fait la cou­ver­ture de tant de vol­umes. Peu importe leur authen­tic­ité, car il s’agit chaque fois de « vraies » copies, pour para­phras­er la for­mule d’un arti­san grec ven­dant une icône récente… Ces objets vous guident et ren­voient à un monde con­nu. La vis­ite, en un cer­tain sens, sus­cite sa résur­rec­tion et vous y entraine : nous décou­vrons ce dont nous sommes des fam­i­liers. Voilà le para­doxe de cette séduc­tion vivante et « muséale » !

Dans la bib­lio­thèque, d’un côté sont rangés les livres de médecine, de l’autre les œuvres lit­téraires. Un même meu­ble, mais divisé. Pas de mélange. On retrou­ve Tchekhov qui a exer­cé les deux pra­tiques tout en les dis­so­ciant avec atten­tion.

À Moscou, sur la porte de la mai­son une plaque en bronze indique : A. P. Tchekhov, doc­teur. Ici, il se fait appel­er du nom de « vratch », vieux terme russe qui con­fond le guéris­seur et le médecin. « L’ambulatorium », à savoir le cab­i­net, occupe toute une maison­nette. La salle d’attente d’abord, et ensuite la pièce où il exerce me trou­ble car les objets me sont fam­i­liers, les mêmes que ceux du cab­i­net de mon père. Fil­i­a­tion médi­cale… Sur le bureau, les usten­siles de l’écriture voisi­nent avec une brochure sur « le choléra » qui avait rav­agé à l’époque la Russie de même que cet été les incendies. Cet homme soignait ici… et je me demande d’où vient cette affir­ma­tion, selon laque­lle il ne s’intéressait qu’aux enfants et aux putains, les deux extrêmes de la fragilité humaine ! 

Vue de Yal­ta où Tchekhov écriv­it LES TROIS SOEURS. Pho­to Georges Banu.

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