Babetida Sadjo dans “Les murs murmurent” : Masculin/féminin, père/fille, théâtre/cinéma

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Babetida Sadjo dans “Les murs murmurent” : Masculin/féminin, père/fille, théâtre/cinéma

Le 21 Sep 2017
Babetida Sadjo. Photo Colin Donner.
Babetida Sadjo. Photo Colin Donner.
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Babeti­da Sad­jo, née en Guinée Bis­sau, passée par le Viet­nam, a atter­ri en Bel­gique… au Con­ser­va­toire de Brux­elles, il y a dix-sept ans. Depuis lors elle s’est fait remar­quer au théâtre et au ciné­ma. Nom­inée dès 2009 “jeune espoir” par les Prix de la Cri­tique pour sa presta­tion dans Le masque du drag­on de Philippe Blas­band, elle inspire à Pietro Piz­zu­ti un très beau spec­ta­cle sur l’excision en Afrique (L’Initiatrice), lau­réat du meilleur texte (2012). En France, elle a joué cette sai­son aux côtés de Romane Bohringer et Hip­poly­te Girar­dot dans Terre noire de Ste­fano Massi­ni, mise en scène d’Irina Brook, passée par le Théâtre de Namur (jan­vi­er 2017).

Au ciné­ma, c’est la Flan­dre qui la lance avec Waste­land (2015) de Pieter Van Hees. Aux côtés de Jérémie Rénier elle est “nom­inée” aux Magritte mais “lau­réate” (meilleur sec­ond rôle) aux Ensor fla­mands. Enfin, son solo auto­bi­ographique dédié à son père, Les Murs mur­murent, créé à la Samar­i­taine, vient d’être repris au théâtre Boson.

L’occasion d’approfondir sa rela­tion au père, à l’Afrique, au rôle de la couleur de peau dans le théâtre belge. Et à son rap­port dou­ble, au théâtre et au ciné­ma.

Chris­t­ian Jade : Ce père que tu dis être à l’intérieur de toi, tu le portes pour­tant à l’extérieur au début du spec­ta­cle puisque tu es habil­lée en habits mas­culins ? Un de tes copains écrivains, Dieudon­né Nian­gouna, l’a sen­ti d’instinct, à la lec­ture.

Babeti­da Sad­jo : Dieudon­né Nian­gouna, l’auteur de M’Ap­pelle Mohamed Ali, a fait la pré­face du texte. En le relisant, il m’a écrit : « j’ai une ques­tion à te pos­er, après ça ta pré­face tu vas la recevoir dans les deux jours : est-ce que ton père aurait voulu que tu sois un homme ? Débrouille-toi mais je ne peux pas écrire ta pré­face si tu ne me donnes pas cette réponse ». Et là, j’ai appelé ma mère qui n’a pas voulu tout à fait me le dire mais j’ai com­pris qu’il aurait voulu que je sois un garçon. J’ai rap­pelé Dieudon­né : écoute, mon père quand je suis née avait déjà deux filles et il voulait qu’il y ait un garçon. Du coup, je pense que j’ai une énergie mas­cu­line pour pou­voir plaire à mon père. J’ai un côté mas­culin, et je l’adore ce côté mas­culin. L’air de rien, je ne sais pas pourquoi, mais je pense que j’aurais aimé être un garçon parce que c’est fatiguant d’être une femme dans la société dans laque­lle on est, pas tout le temps évidem­ment mais la plu­part du temps, c’est une lutte.

C. J. : Éti­enne Minoun­gou y voit plutôt une déc­la­ra­tion d’amour ?

B. S. : J’avais de la colère con­tre mon père absent, une colère tein­tée de tristesse et d’amour incon­di­tion­nel. Éti­enne Minoun­gou a lu le texte et m’a dit : « C’est une déc­la­ra­tion d’amour inouïe à ton père ». Je me demandais de quelle déc­la­ra­tion d’amour il par­lait… « C’est une déc­la­ra­tion d’amour que tu as écrite, Babeti­da, tu aimes ton père comme tu n’as jamais aimé un seul homme sur cette terre ». Et là j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps… ça m’a per­mis de trou­ver des nuances dans le spec­ta­cle, de par­tir un peu partout.

C. J. : Com­ment t’es-tu adap­tée au paysage belge après qua­torze ans de Guinée Bis­sau et qua­tre ans de Viet­nam ? Quel est ton par­cours dans le paysage théâ­tral belge, en tant que femme comé­di­enne d’origine africaine ?

B. S. : J’ai eu beau­coup de chance, je ne peux pas dire l’inverse mais il n’y a presque pas de rôle pour les femmes africaines en Bel­gique. Par rôle j’entends ce qui per­met à une comé­di­enne de s’exprimer, de mon­tr­er toute sa palette de jeu. J’en ai ren­con­tré des rôles très clichés mais j’ai tout fait pour les ren­dre telle­ment humains qu’on en oublie qu’ils sont des clichés…

C. J. : Dans Le Masque du drag­on de Philippe Blas­band, tu jouais avec Awa Sene Sarr. Ce ne sont pas des rôles des­tinés spé­ci­fique­ment aux Africaines. On voy­ait que vous étiez de peau noire mais on oubli­ait la con­no­ta­tion africaine puisque la pièce était uni­verselle.

B. S. : Awa Sene Sarr est une comé­di­enne extra­or­di­naire avec qui j’ai eu la chance de jouer. Elle m’a amenée, comme la met­teuse en scène Hélène The­unis­sen, à cet endroit-là de l’universalité. Je ne renie pas mon côté africain, j’aime beau­coup que dans chaque rôle on puisse le voir de manière tout à fait naturelle. Mais j’en ai ren­con­tré des sit­u­a­tions où il fal­lait se bat­tre pour affirmer qu’on est juste une comé­di­enne, qu’on peut jouer un homme, une femme avant d’être une femme africaine. Deman­dez-moi de livr­er des émo­tions, pas des clichés de « je suis africaine et je ne sais même pas de quel pays ». Il faut se ren­seign­er sur le pays, ça me dérange quand on me pro­pose un rôle, que ce soit au ciné­ma ou au théâtre, et qu’on me dit : « elle est Africaine, 35 ans ». Mais Africaine d’où ? Est-ce que c’est juste le fait qu’elle soit africaine qui est intéres­sant ? Non. Tous les pays d’Afrique ne se ressem­blent pas ! On ne par­le pas les mêmes langues, on n’a pas la même His­toire, il faut spé­ci­fi­er un peu plus, c’est ça qui m’énerve.

C. J. : Tu t’es lancée dans le ciné­ma aus­si avec un cer­tain suc­cès, quel est le rap­port affec­tif entre tes deux pro­fes­sions ? Le théâtre est une étape que tu vas dépass­er par le ciné­ma ou tu auras tou­jours besoin des deux ?

B.S. : J’ai vrai­ment besoin des deux. Je trou­ve que c’est le même méti­er mais présen­té de deux manières dif­férentes. Ce que m’amène le théâtre, le ciné­ma ne me le donne pas et ce que m’amène le ciné­ma, le théâtre ne me le donne pas. Le théâtre, le fait d’être face à des gens qui sont bien vivants qui sont là avec leurs yeux, leurs oreilles, qui sont en train de t’écouter, fait que tu es oblig­ée de créer un fil direct à eux. C’est physique, ça ne se décrit pas, c’est dans l’air. Ça matche un soir comme ça peut ne pas match­er un autre soir. J’aime beau­coup cette insécu­rité-là. Au ciné­ma, si tu rates ta pre­mière prise, c’est pas grave ; la deux­ième prise on va la refaire puisque le mec a oublié sa lumière et ain­si de suite… jusqu’au moment où il y a cette magie. Et on ne sait jamais quand elle va venir cette magie face à la caméra. J’aime beau­coup aus­si cette insécu­rité-là.

C. J. : En général, quelqu’un finit par pren­dre la bonne prise et tu peux la revoir ad vitam aeter­nam et la trans­met­tre…

B. S. : Exacte­ment. Et ce que je trou­ve aus­si mag­nifique au ciné­ma, c’est que tu donnes ce que tu donnes, la magie a eu lieu mais ce n’est peut-être pas cette prise-là qu’on va pren­dre…  Donc quand tu vas voir le film, tu vas être dans en révolte ou alors dans une joie absolue et tout à coup la scène prend un autre sens que celui que tu avais don­né sur le moment. Je trou­ve ça mag­ique, ce sont des chirurgiens !

C. J. : Tu dis qu’il y a des pris­es que tu as préférées, mais ça c’est du théâtre : c’est resté dans ta mémoire, tu es avec un met­teur en scène qui sélec­tionne en fonc­tion de l’idée qu’il a de l’ensemble. Au ciné­ma, tu n’es jamais qu’une petite par­tie d’un tout alors qu’ici au théâtre tu es le tout dont le pub­lic reçoit et prend ce qu’il veut.

B. S. : Exacte­ment. Tu n’es qu’une par­ti­tion. Au ciné­ma, tu dépens du réal­isa­teur, du mon­teur, du pro­duc­teur. Tu as beau être extra­or­di­naire au moment du tour­nage, ils peu­vent faire ce qu’ils veu­lent des images… c’est une manière de s’abandonner à l’autre et de don­ner une con­fi­ance, ce que je ne fais pas facile­ment. Je trou­ve ça mag­ique de dire « j’ai don­né mon image et mon émo­tion à ce per­son­nage, on a créé quelque chose ensem­ble et ça va rester. À vie. » .

Le spectacle Les Murs murmurent de et avec Babetida Sadjo, est à voir au Boson (Bruxelles) jusqu'au 23 septembre.
Retrouvez notre dossier "défis de la diversité" en accès libre sur notre site (#133 à paraître en novembre prochain).

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Théâtre
Entretien
Numéro 133
Babetida Sadjo
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Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
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