Un éblouissement

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Un éblouissement

Le 2 Oct 2017
"Mitten wir im leben sind Bach6Cellosuiten". Photo Anne Van Aerschot
"Mitten wir im leben sind Bach6Cellosuiten". Photo Anne Van Aerschot
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Les six suites pour vio­lon­celle de Bach sont sans doute un des som­mets de l’œu­vre de Jean-Sébastien Bach comme de la musique occi­den­tale. Dans leur dénue­ment, leur min­i­mal­isme, leur sim­plic­ité et en même temps leurs com­plex­ité archi­tec­turale, et la pro­fonde human­ité qu’elles déga­gent, elles ne  devaient pas man­quer d’intéresser un jour Anne Tere­sa De Keers­maek­er, famil­ière de l’oeuvre du com­pos­i­teur (c’est la qua­trième fois qu’elle s’y con­fronte).

Sa ren­con­tre avec le vio­lon­cel­liste Jean-Gui­hen Queyras est elle-même un som­met dans le par­cours de la choré­graphe.

Si la musique est le matéri­au habituel qui donne nais­sance à la danse, chez elle, il ne s’agit jamais de « l’illustrer » mais de ten­ter de faire s’interpénétrer les deux univers, ten­tant par un tra­vail opiniâtre et auda­cieux, de faire se mou­voir le corps du danseur, comme s’il était lui même un « instru­ment de musique » Dans Mit­ten wir im leben sind jamais sans doute la ren­con­tre de la gram­maire musi­cale et de la gram­maire cor­porelle n’a été à ce point réussie.

“One note, one step” aime à répéter Anne Tere­sa dans son tra­vail de répéti­tion avec les danseurs. On le voit, on le sent, on l’entend et on est étour­di devant la palette des mou­ve­ments, des sen­ti­ments et des émo­tions que cette dynamique crée.

Le spec­ta­cle décline une à une les six sonates qu’Anne-Teresa vient présen­ter à chaque fois dans le silence sur le devant de la scène. Par un geste à la fois clair, lent et retenu, elle énumère les six moments du spec­ta­cle, geste qui se ter­mine par un index pointé en direc­tion du vio­lon­cel­liste qui occu­pera une place chaque fois dif­férente dans l’espace de la représen­ta­tion. Celui-ci jouera l’intégralité de l’oeuvre, sans par­ti­tions, magis­trale­ment. Sa présence innerve lit­térale­ment les danseurs, et il fait telle­ment « corps » avec eux qu’il en devient danseur/acteur lui-même (par ses gestes d’archet, son vis­age expres­sif, l’attention per­ma­nente qu’il leur porte)

Les qua­tre pre­mières sonates sont inter­prétées par le vio­lon­cel­liste et par un danseur dif­férent — la troisième par une danseuse — qui par sa per­son­nal­ité donne à voir et à enten­dre la musique à par­tir de son univers physique et sen­si­ble¹. La choré­graphe les accom­pa­g­n­era par moments, au début et à la fin de chaque par­tie, dans une choré­gra­phie de mou­ve­ments qua­si iden­tiques.

Pour la cinquième sonate, Jean Gui­hen Queyras est seul en scène. Une image mag­nifique de l’artiste, petite sil­hou­ette, per­due dans l’immensité de la scène (ici La Mon­naie à Brux­elles), jouant dos à la loge royale éclairée² de ses dorures, rap­pelant la sit­u­a­tion de « dépen­dance » de Bach au prince de Koethen, dont il était le maître de chapelle lorsqu’il com­posa ces sonates, mais plus générale­ment la posi­tion de l’artiste sou­vent obligé pour vivre de ven­dre sa capac­ité de tra­vail au pou­voir, qu’il soit poli­tique ou économique.

Dépen­dance oui, mais avec dig­nité, car dans un deux­ième moment de cette séquence, le vio­lon­cel­liste fera face à la loge.

C’est  à ce moment aus­si qu’apparaît de manière prég­nante pour le spec­ta­teur le con­traste entre la vaste cage de scène vide de la Mon­naie entière­ment peinte en noir et où ne sont pas cachés les élé­ments tech­niques néces­saires à son fonc­tion­nement et le cha­toiement des couleurs de la déco­ra­tion « baroque » de la salle. C’est aus­si un signe que l’on ressent tout au long du spec­ta­cle. La con­fronta­tion et la fusion réussie  de la musique anci­enne qui se con­jugue de manière par­faite avec la moder­nité de la danse et des danseurs.

Le spec­ta­cle est aus­si le fruit de la lec­ture de penseurs (New­ton pour les lois de la grav­i­ta­tion, Leib­nitz pour ses com­men­taires de la philoso­phie naturelle chi­noise) dont la choré­graphe s’inspire pour son tra­vail. Le mir­a­cle, c’est que loin d’être une danse « cérébrale », la pen­sée qui la sous tend se traduit sur scène par le plaisir de la danse et les émo­tions qu’elle sus­cite. J’ai lu quelques jours après avoir vu cette éblouis­sante représen­ta­tion cette phrase de Nabokov que l’on pour­rait trans­pos­er à l’art d’Anne Tere­sa de Keers­maek­er : « … main­tenant je sais que lorsqu’on écrit, la réflex­ion est bien un élé­ment négatif et l’inspiration un élé­ment posi­tif, mais que seule leur con­jonc­tion fait naître l’éclat blanc, le frémisse­ment élec­trique d’une créa­tion par­faite… »³.

On retrou­ve grâce au tra­vail d’An D’Huis, l’esthétique sobre, car­ac­téris­tique des spec­ta­cles d’Anne Tere­sa. Les couleurs des cos­tumes à dom­i­nante noire, ajoutent à la grâce des danseurs. Ceux-ci sont vêtus de tenues  sim­ples : culottes cour­tes noires et tee shirts noirs ou bleus pour les hommes ; les deux femmes, pan­talon pour l’une et robe pour l’autre, ont toutes deux  le dessus par­tielle­ment dénudé affir­mant une dis­crète sen­su­al­ité. Des bas­kets noirs ou col­orés aux pieds pour tous les danseurs.

La six­ième sonate est un hymne à la vie. Les cinq danseurs sont présents (six avec le vio­lon­cel­liste comme les six sonates). La scène est large­ment éclairée et la salle l’est un peu. Comme un feu d’artifice, les danseurs bondis­sent, courent, tour­nent dans une ronde joyeuse et fréné­tique. Par­mi eux, Anne Tere­sa, dans une joie enfan­tine est sur­prenante dans son corps de femme enfant. Sur quelle note, une dou­ble croche ? Parvient-elle à nous sur­pren­dre d’une gri­mace à peine per­cep­ti­ble ? Au milieu de cette séquence, les acteurs tombent et s’étendent sur le sol, inertes ; la mort, seule, donne au corps une immo­bil­ité par­faite. Cette séquence émou­vante éclaire la sec­onde par­tie du vers médié­val don­nant son titre au spec­ta­cle, et qui se trou­ve sur la pierre tombale de Pina Bausch : «  Mit­ten wir im leben sind / Mit dem Tod umfan­gen » (Au coeur de la vie nous sommes envelop­pés par la mort).

C’est en mode majeur que se ter­mine la six­ième sonate.  Au théâtre, les morts ressus­ci­tent. Le Mit­ten wir im leben sind Bach6Cellosuiten d’Anne Tere­sa de Keers­maek­er et Jean-Gui­hen Queyras est une boulever­sante leçon de vie.

1. Boštjan Antončič, Marie Goudot, Julien Monty, Michaël Pomero.

2. Les lumières de Luc Schaltin enveloppent remarquablement les artistes, la scène et la salle.

3. Vladimir Nabokov, Lettres à Véra, Fayard.


Après sa création à la Ruhrtriennale le 26 août 2017, Mitten wir im leben sind Bach6Cellosuiten sera donné tout au long de la saison 2017/2018 en Belgique à Bruges, Anvers, Gand, Liège, Louvain (Leuven), Hasselt ; en Allemagne à Berlin, Heidelberg, Francfort et Ludwigsburg ; en France à Lille et Montpellier ; au Luxembourg ; aux Pays-Bas à Amsterdam.

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Anne Teresa De Keersmaeker
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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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