Théâtres bouche bée, entre la langue et le gosier

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Théâtres bouche bée, entre la langue et le gosier

Le 6 Juil 2012

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Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

« JE RENTRE dans ma bouche pour y épi­er la créa­tion du lan­gage. J’ai à dire une his­toire en laque­lle je crois comme en ce qui fut. L’histoire des sons. Si elle n’est pour vous qu’une légende, elle est pour moi la vérité. J’ai à dire la vérité sauvage du son. » Andreï Bié­ly, GLOSSOLALIE.

Par un « hasard objec­tif », deux spec­ta­cles se trou­vent ici rap­prochés : la mise en scène de Claude Mer­lin de THÉÂTRE DE BOUCHE de Gherasim Luca1, la seule pièce d’un poète qui nom­mait la poésie « onto­phonie» ; et IL GIARDINO DELLA PAROLA de Chris­tine Dor­moy2, qui met en scène un flo­rilège d’œuvres vocales de Luciano Berio. Si le pre­mier est un théâtre de la langue, qui creuse dans ses sonorités et ses rythmes tout en restant ancré dans le verbe, le deux­ième part de la voix pour réin­ve­stir la parole et l’écrit de la matéri­al­ité du tim­bre.
Avec toutes leurs dif­férences, dans ces spec­ta­cles le dire coïn­cide avec une écoute, où la parole est posée en même temps que son silence, dans l’étonnement d’ouvrir la bouche et d’investir l’espace d’«une volière de sons »3.

THÉÂTRE DE BOUCHE

Le théâtre de Claude Mer­lin explore, à par­tir de la recherche d’un silence investis­sant l’écoute comme le regard, les réac­tions entre l’espace, les corps et le lan­gage.
Le tra­vail com­mence ain­si tou­jours par l’élaboration d’un espace qui ouvre à une per­cep­tion en attente de révéla­tions. Comme Mer­lin aime le répéter, l’espace scénique est pour lui com­pa­ra­ble à un bain de mer­cure :

« Il y a une façon pour les acteurs d’habiter le plateau et de se laiss­er réa­gir aux forces qui le tra­versent, préal­able­ment à toute dra­maturgie artic­ulée sur un texte ou une sit­u­a­tion don­née. Les comé­di­ens sont à la fois généra­teurs de l’espace théâ­tral et engen­drés par lui, en tant que corps en scène. Une fois qu’on a obtenu par le tra­vail sur l’espace ce que j’appelle le “bain de mer­cure”, on peut alors y plonger le texte : les comé­di­ens vont s’en empar­er et le faire appa­raître, exacte­ment comme s’il s’agissait d’un négatif. »

Ain­si, Mer­lin a plongé dans le « bain de mer­cure » de sa com­pag­nie, con­sti­tuée par ses anciens élèves de l’Université de Paris VIII, THÉÂTRE DE BOUCHE de Gherasim Luca, pièce jamais mise en scène aupar­a­vant. Une affinité élec­tive sem­ble se tiss­er avec le poète roumain, car lui aus­si, qui dans sa jeunesse s’était inscrit à la Fac­ulté de Chimie, se référait à son activ­ité artis­tique avec des images tirées du monde des sci­ences.
L’écriture est pour Luca l’instrument d’une opéra­tion qui prend le nom de « créac­tion »4. Comme il l’écrit : « Celui qui ouvre le mot ouvre la matière et le mot n’est que le sup­port matériel d’une quête qui a la trans­mu­ta­tion du réel pour fin. Plus que de me situer par rap­port à une tra­di­tion ou une révo­lu­tion, je m’applique à dévoil­er une réso­nance d’être, inad­mis­si­ble. La poésie est un silen­so­phone, le poème, un lieu d’opération, le mot y est soumis à une série de muta­tions sonores, cha­cune de ses facettes libère la mul­ti­plic­ité des sens dont elles sont chargées. Je par­cours aujourd’hui une éten­due où le vacarme et le silence s’entrechoquent – cen­tre choc –, où le poème prend la forme de l’onde qui l’a mis en marche. Mieux, le poème s’éclipse devant ses con­séquences. En d’autres ter­mes : je m’oralise. »5

Dans cette quête bruyante d’une réso­nance inad­mis­si­ble, inad­mis­si­ble peut-être parce que, au fond du vacarme, elle se révèlerait être du silence (un silence qui résonne, si l’on inver­tit les ter­mes), il ne s’agit pas pour Luca de sor­tir du lan­gage, mais de le sec­ouer à même son intérieur, en faisant remon­ter à la sur­face la lib­erté de ce qui n’a pas encore été for­mulé. Autrement dit, il s’agit de « s’en sor­tir sans sor­tir », selon le titre de sa per­for­mance télévi­suelle6 : le dehors du lan­gage serait son revers, et le non-dit la pul­sa­tion du dici­ble.

Pour par­ler de son tra­vail poé­tique, Luca utilise aus­si l’image de la « sonde flèche », où se trou­vent réu­nies deux vitesses : l’exploration, avec le temps ralen­ti de la recherche ; et la rapid­ité de l’offensive. Peut-être d’une façon sim­i­laire, son activ­ité de poète se scan­de à son tour en deux mou­ve­ments : l’écriture (le tra­vail de la sonde) ; et la lec­ture à haute voix dans le cadre de réc­i­tals, d’émissions radio­phoniques, de cap­ta­tions (le vol de la flèche). Ces deux volets d’une même recherche révè­lent l’exigence de faire du dis­cours l’événement du dire qui, pour se réalis­er, aurait besoin d’une dou­ble struc­tura­tion : textuelle, et modale, se man­i­fes­tant à tra­vers la voix et le corps. Mais la struc­tura­tion modale est présente déjà au niveau de l’écriture, en rai­son non seule­ment du style, par­cou­ru par une ten­sion vers l’oralisation, mais aus­si de son car­ac­tère graphique­ment tra­vail­lé, comme si la page était déjà pour Luca une per­for­mance.

La présence de la page est main­tenue dans la mise en scène de Mer­lin : au niveau de la scéno­gra­phie, faite de quelques « objets-signes » et de cubes (rap­pelant les « cubo­ma­nies » de Luca) sur lesquels, à la place du décor, sont inscrits des mots ; mais surtout au niveau du jeu, car les comé­di­ens oscil­lent entre une présence cor­porelle et une présence « en deux dimen­sions ».

La page se donne déjà comme scène, let­tres et mots y sem­blent tout entiers dédiés à une activ­ité spec­tac­u­laire, une sorte de danse tan­guée, mi-trag­ique, mi-comique. Tan­dis qu’un souf­fle les par­court, les con­duit vers l’oralité. Et la scène devra à son tour retenir quelque chose de la page : que les acteurs y soient ensem­ble hiéro­glyphes et corps ani­més […]. Claude Mer­lin

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Cristina De Simone
Doctorante contractuelle et chargée de cours en Histoire des Arts et des Représentations à l’université...Plus d'info
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