SE TRAVESTIR, au théâtre, fait partie, je crois, du processus de transformation de l’acteur sur scène. La robe ou l’habit sont les contours d’un territoire que leterme personnage ne suffit pas à définir dans sa vastitude. Tout au long du vingtième siècle, on a assisté à la mort du concept de personnage, et heureusement ! Le travestissement est un beau moyen de le rappeler. Se travestir est un jeu qui plaît beaucoup aux enfants et aux acteurs. C’est ludique, c’est un moyen de s’amuser et de divertir les spectateurs.
Il y a ensuite la figure du « travesti », c’est-à-dire celui qui transporte ce jeu hors des frontières du théâtre et par conséquent dans la vie réelle. Quand j’étais adolescent, j’aimais beaucoup aller épier un groupe de travestis qui s’exhibait dans un cabaret de Santa Fe (en Argentine). Les acteurs de la communauté théâtrale les snobaient car ils considéraient que leur travail n’était pas sérieux. Mais ces travestis, au contraire, étaient très sérieux et dans les obscurs méandres où ils se situaient, il se produisait quelque chose d’intéressant, à la frontière qui sépare l’art et la vie. Le cabaret était une boîte réservée aux hommes, lesquels s’y rendaient pour boire et lever une prostituée. À un moment donné, les lumières s’éteignaient, et les jeunes gens faisaient leur show en sachant qu’ils avaient affaire à un public très exigeant : des hommes rustres qui cherchaient la compagnie d’une femme. Ils devaient donc être plus femmes que les femmes. Je me souviens les avoir vus passer des semaines entières à coudre leurs chaussures ou à transformer leurs vêtements. Un jour, l’un d’entre eux m’a dit : « travailler sur mon costume, c’est travailler mon personnage ». Le show terminé, ils appelaient un taxi et ils se mettaient à courir, dans leurs costumes de femmes, vers la voiture qui les attendait pour les transporter jusqu’à un autre cabaret, où ils jouaient un autre show à trois heures du matin. Parfois la police les attendait, les arrêtait et ils terminaient leur nuit en prison. La police était violente en ce temps-là, formée par la dictature militaire argentine… Souvent, ils vous mettaient au frais pour une peccadille, juste par averiguación de antecedentes… Les travestis étaient humiliés et parfois plus… Mais quand ils sortaient, ils s’amusaient à raconter la verbalisation policière qui stipulait : «…Alors, cette femme se révéla être Trujillo Nicola…» Aujourd’hui, Trujillo Nicola est devenu « la Noli », un transsexuel qui travaille à son compte et n’a plus besoin de jouer avec son corps.
Oui, je crois que le travestissement est lié à la dimension du jeu.
Je suis arrivé en Italie avec mon bagage professionnel fait de ce genre d’expériences. Là, j’ai rencontré Pippo Delbono et Pepe Robledo. À leur contact, j’ai découvert une autre façon d’approcher le jeu du travesti : jusque là, le jeu partait de l’extérieur (les costumes); à partir de cette rencontre, j’ai expérimenté un travail qui part de l’intérieur (un travail du corps) et qui, selon des logiques totalement différentes (les logiques du corps justement), s’en va rejoindre l’extérieur et par conséquent le costume. La référence pour ce type de travail sur le corps, c’est l’Orient. La culture orientale comme dépassement de la dualité homme/femme, théâtre/danse, et comme philosophie qui recherche l’harmonie dans la complémentarité des opposés.
L’exercice du training développé au cours de ces années-là vise à rechercher et à diriger les aspects masculins et féminins des énergies que nous possédons. Mes jambes peuvent être puissantes comme celles d’un samouraï pendant que mes bras et ma tête sont délicats comme ceux d’une geisha… Lorsqu’on a réussi à identifier ces énergies à l’intérieur de son propre corps, on peut faire un pas supplémentaire qui consiste à mettre en sommeil son esprit « décideur ».
Le jeu se poursuit ainsi dans un voyage à l’intérieur des énergies « fluctuantes » où ce n’est plus la psychologie (l’esprit) qui décide (je serai un tel ou une telle) mais l’observation de ce que le corps propose.
J’ai cherché à résumer en une phrase un parcours qui peut durer toute la vie. Faire taire sa tête, écouter en profondeur soi-même et les autres ; ce sont des expériences qui avancent sans jamais arriver à un terme. La chose la plus importante pour moi a été de rencontrer les bons maîtres qui m’ont révélé une autre manière de jouer au théâtre.
Aujourd’hui, je ne renie ni mon histoire ni mes couleurs, mais ces éléments se déploient selon un parcours qui n’est pas psychologique. Par conséquent, je ne me pose plus la question de savoir si je « fais » l’homme ou la femme. Parfois, c’est un mouvement qui m’évoque une personne que j’ai connue ; parfois, c’est une paire de chaussures (oui, les chaussures sont importantes pour moi aussi) qui me fait penser à un tableau qui m’a marqué. Les arts plastiques me nourrissent beaucoup, la peinture en particulier ; j’envie la liberté du peintre à qui personne ne demande jamais « que représente cette figure?»…
Dans son article LES MUETTES DU PASSE, Iben Nagel Rasmussen dit que notre génération (celle des années 60) n’est pas marquée seulement par le respect du droit à la différence de la femme mais également par la découverte que la femme est présente dans l’homme. Et quand on dit découvrir la femme qui est dans l’homme, je crois que cela ne signifie pas seulement découvrir les aspects féminins que l’homme possède mais également les caractères de fragilité, le jeu d’écoute et de dialogue vers lequel tend l’univers féminin. Il arrive souvent que l’on rencontre des hommes travestis en femmes qui sont en réalité plus hommes que jamais… Ils sont mus par une énergie têtue, obtuse, exhibitionniste ; alors les vêtements féminins sont un ornement muet qui provoque chez le spectateur un effet de distanciation, un embarras qui prend à l’estomac. Mon désir n’est pas de provoquer, et je suis content lorsqu’on me dit que mes personnages ont troublé sans bien savoir pourquoi. Quand on sait trop bien de quoi est fait ce trouble, le jeu théâtral s’appauvrit.
L’art, c’est approcher un mystère et conduire les autres vers ce mystère. Si je sais à l’avance que je veux « faire » une femme grosse, qui sera habillée comme ceci ou comme cela, qui fera rire avec telles et telles répliques, etc., je m’enferme dans mon petit théâtre mental. Renoncer à la peur de la tête permet, peut-être, d’entrer dans le « grand théâtre du monde»…