Le travestissement ou le corps ludique

Le travestissement ou le corps ludique

Entretien avec Gustavo Giacosa réalisé par Angelina Berforini

Le 23 Jan 2007
Gustavo Giacosa se prépare pour QUESTO BUIO FEROCE de Pippo Delbono, Catania, mars 2007. Photo Ilaria Distante.
Gustavo Giacosa se prépare pour QUESTO BUIO FEROCE de Pippo Delbono, Catania, mars 2007. Photo Ilaria Distante.

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Gustavo Giacosa se prépare pour QUESTO BUIO FEROCE de Pippo Delbono, Catania, mars 2007. Photo Ilaria Distante.
Gustavo Giacosa se prépare pour QUESTO BUIO FEROCE de Pippo Delbono, Catania, mars 2007. Photo Ilaria Distante.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92
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SE TRAVESTIR, au théâtre, fait par­tie, je crois, du proces­sus de trans­for­ma­tion de l’acteur sur scène. La robe ou l’habit sont les con­tours d’un ter­ri­toire que leterme per­son­nage ne suf­fit pas à définir dans sa vasti­tude. Tout au long du vingtième siè­cle, on a assisté à la mort du con­cept de per­son­nage, et heureuse­ment ! Le trav­es­tisse­ment est un beau moyen de le rap­pel­er. Se trav­e­s­tir est un jeu qui plaît beau­coup aux enfants et aux acteurs. C’est ludique, c’est un moyen de s’amuser et de diver­tir les spec­ta­teurs.

Il y a ensuite la fig­ure du « trav­es­ti », c’est-à-dire celui qui trans­porte ce jeu hors des fron­tières du théâtre et par con­séquent dans la vie réelle. Quand j’étais ado­les­cent, j’aimais beau­coup aller épi­er un groupe de trav­es­tis qui s’exhibait dans un cabaret de San­ta Fe (en Argen­tine). Les acteurs de la com­mu­nauté théâ­trale les snobaient car ils con­sid­éraient que leur tra­vail n’était pas sérieux. Mais ces trav­es­tis, au con­traire, étaient très sérieux et dans les obscurs méan­dres où ils se situ­aient, il se pro­dui­sait quelque chose d’intéressant, à la fron­tière qui sépare l’art et la vie. Le cabaret était une boîte réservée aux hommes, lesquels s’y rendaient pour boire et lever une pros­ti­tuée. À un moment don­né, les lumières s’éteignaient, et les jeunes gens fai­saient leur show en sachant qu’ils avaient affaire à un pub­lic très exigeant : des hommes rus­tres qui cher­chaient la com­pag­nie d’une femme. Ils devaient donc être plus femmes que les femmes. Je me sou­viens les avoir vus pass­er des semaines entières à coudre leurs chaus­sures ou à trans­former leurs vête­ments. Un jour, l’un d’entre eux m’a dit : « tra­vailler sur mon cos­tume, c’est tra­vailler mon per­son­nage ». Le show ter­miné, ils appelaient un taxi et ils se met­taient à courir, dans leurs cos­tumes de femmes, vers la voiture qui les attendait pour les trans­porter jusqu’à un autre cabaret, où ils jouaient un autre show à trois heures du matin. Par­fois la police les attendait, les arrê­tait et ils ter­mi­naient leur nuit en prison. La police était vio­lente en ce temps-là, for­mée par la dic­tature mil­i­taire argen­tine… Sou­vent, ils vous met­taient au frais pour une pec­ca­dille, juste par averiguación de antecedentes… Les trav­es­tis étaient humil­iés et par­fois plus… Mais quand ils sor­taient, ils s’amusaient à racon­ter la ver­bal­i­sa­tion poli­cière qui stip­u­lait : «…Alors, cette femme se révéla être Tru­jil­lo Nico­la…» Aujourd’hui, Tru­jil­lo Nico­la est devenu « la Noli », un trans­sex­uel qui tra­vaille à son compte et n’a plus besoin de jouer avec son corps.

Oui, je crois que le trav­es­tisse­ment est lié à la dimen­sion du jeu.

Je suis arrivé en Ital­ie avec mon bagage pro­fes­sion­nel fait de ce genre d’expériences. Là, j’ai ren­con­tré Pip­po Del­bono et Pepe Rob­le­do. À leur con­tact, j’ai décou­vert une autre façon d’approcher le jeu du trav­es­ti : jusque là, le jeu par­tait de l’extérieur (les cos­tumes); à par­tir de cette ren­con­tre, j’ai expéri­men­té un tra­vail qui part de l’intérieur (un tra­vail du corps) et qui, selon des logiques totale­ment dif­férentes (les logiques du corps juste­ment), s’en va rejoin­dre l’extérieur et par con­séquent le cos­tume. La référence pour ce type de tra­vail sur le corps, c’est l’Orient. La cul­ture ori­en­tale comme dépasse­ment de la dual­ité homme/femme, théâtre/danse, et comme philoso­phie qui recherche l’harmonie dans la com­plé­men­tar­ité des opposés.

L’exercice du train­ing dévelop­pé au cours de ces années-là vise à rechercher et à diriger les aspects mas­culins et féminins des éner­gies que nous pos­sé­dons. Mes jambes peu­vent être puis­santes comme celles d’un samouraï pen­dant que mes bras et ma tête sont déli­cats comme ceux d’une geisha… Lorsqu’on a réus­si à iden­ti­fi­er ces éner­gies à l’intérieur de son pro­pre corps, on peut faire un pas sup­plé­men­taire qui con­siste à met­tre en som­meil son esprit « décideur ».

Le jeu se pour­suit ain­si dans un voy­age à l’intérieur des éner­gies « fluc­tu­antes » où ce n’est plus la psy­cholo­gie (l’esprit) qui décide (je serai un tel ou une telle) mais l’observation de ce que le corps pro­pose.

J’ai cher­ché à résumer en une phrase un par­cours qui peut dur­er toute la vie. Faire taire sa tête, écouter en pro­fondeur soi-même et les autres ; ce sont des expéri­ences qui avan­cent sans jamais arriv­er à un terme. La chose la plus impor­tante pour moi a été de ren­con­tr­er les bons maîtres qui m’ont révélé une autre manière de jouer au théâtre.

Gustavo Giacosa se démaquille après IL SILENZIO de Pippo Delbono, Mulhouse, 2004. Photo Ilaria Distante.
Gus­ta­vo Gia­cosa se démaquille après IL SILENZIO de Pip­po Del­bono, Mul­house, 2004. Pho­to Ilar­ia Dis­tante.

Aujourd’hui, je ne renie ni mon his­toire ni mes couleurs, mais ces élé­ments se déploient selon un par­cours qui n’est pas psy­chologique. Par con­séquent, je ne me pose plus la ques­tion de savoir si je « fais » l’homme ou la femme. Par­fois, c’est un mou­ve­ment qui m’évoque une per­son­ne que j’ai con­nue ; par­fois, c’est une paire de chaus­sures (oui, les chaus­sures sont impor­tantes pour moi aus­si) qui me fait penser à un tableau qui m’a mar­qué. Les arts plas­tiques me nour­ris­sent beau­coup, la pein­ture en par­ti­c­uli­er ; j’envie la lib­erté du pein­tre à qui per­son­ne ne demande jamais « que représente cette fig­ure?»…

Dans son arti­cle LES MUETTES DU PASSE, Iben Nagel Ras­mussen dit que notre généra­tion (celle des années 60) n’est pas mar­quée seule­ment par le respect du droit à la dif­férence de la femme mais égale­ment par la décou­verte que la femme est présente dans l’homme. Et quand on dit décou­vrir la femme qui est dans l’homme, je crois que cela ne sig­ni­fie pas seule­ment décou­vrir les aspects féminins que l’homme pos­sède mais égale­ment les car­ac­tères de fragilité, le jeu d’écoute et de dia­logue vers lequel tend l’univers féminin. Il arrive sou­vent que l’on ren­con­tre des hommes trav­es­tis en femmes qui sont en réal­ité plus hommes que jamais… Ils sont mus par une énergie têtue, obtuse, exhi­bi­tion­niste ; alors les vête­ments féminins sont un orne­ment muet qui provoque chez le spec­ta­teur un effet de dis­tan­ci­a­tion, un embar­ras qui prend à l’estomac. Mon désir n’est pas de provo­quer, et je suis con­tent lorsqu’on me dit que mes per­son­nages ont trou­blé sans bien savoir pourquoi. Quand on sait trop bien de quoi est fait ce trou­ble, le jeu théâ­tral s’appauvrit.

L’art, c’est approcher un mys­tère et con­duire les autres vers ce mys­tère. Si je sais à l’avance que je veux « faire » une femme grosse, qui sera habil­lée comme ceci ou comme cela, qui fera rire avec telles et telles répliques, etc., je m’enferme dans mon petit théâtre men­tal. Renon­cer à la peur de la tête per­met, peut-être, d’entrer dans le « grand théâtre du monde»…

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