« On ne naît pas femme, on ne naît pas homme, on ne naît pas acteur, on le devient »

« On ne naît pas femme, on ne naît pas homme, on ne naît pas acteur, on le devient »

Le 15 Jan 2007
Geronimo ( Roberta Carreri) au Pérou en 1978 parodie un personnage masculin. « Le fait qu’il soit homme et simple d’esprit me libère de toute une série de clichés comportementaux féminins», R. Carreri, QUELQUES PERSONNAGES, texte non publié. Photo Tony d’Urso, Odin Teatret.
Geronimo ( Roberta Carreri) au Pérou en 1978 parodie un personnage masculin. « Le fait qu’il soit homme et simple d’esprit me libère de toute une série de clichés comportementaux féminins», R. Carreri, QUELQUES PERSONNAGES, texte non publié. Photo Tony d’Urso, Odin Teatret.

A

rticle réservé aux abonné.es
Geronimo ( Roberta Carreri) au Pérou en 1978 parodie un personnage masculin. « Le fait qu’il soit homme et simple d’esprit me libère de toute une série de clichés comportementaux féminins», R. Carreri, QUELQUES PERSONNAGES, texte non publié. Photo Tony d’Urso, Odin Teatret.
Geronimo ( Roberta Carreri) au Pérou en 1978 parodie un personnage masculin. « Le fait qu’il soit homme et simple d’esprit me libère de toute une série de clichés comportementaux féminins», R. Carreri, QUELQUES PERSONNAGES, texte non publié. Photo Tony d’Urso, Odin Teatret.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

« L’expérience d’une décon­struc­tion ne va jamais sans cela, sans amour, si vous préférez ce mot. Elle com­mence par ren­dre hom­mage à ceux à quoi, à ceux à qui je dirais qu’elle s’en prend ».

Jacques Der­ri­da, DE QUOI DEMAIN…, p. 17

IL SUFFIT de regarder les gens dans le métro pour s’apercevoir que notre façon de marcher, de nous asseoir, de nous tenir debout, de par­ler, est dif­férente selon que nous soyons un homme ou une femme. On pour­rait s’amuser à faire quelques con­stats d’ordre général sur le main­tien des corps dans les rames du métro du cen­tre de Paris. Les femmes : jambes ser­rées voire croisées, les pieds posés droits ou vers l’intérieur, la tenue des bras près du corps. Elle « se fait étroite et use de peu d’espace ». Cette affir­ma­tion de Mar­i­anne Wex dans LANGAGE « FEMININ » ET « MASCULIN » DU CORPS : REFLET D’UN ORDRE PATRIARCAL (1979), est tou­jours d’actualité. Les hommes, en revanche, ont un main­tien plus large des jambes, les pieds ouverts et davan­tage de dis­tance entre les bras et le torse. Mar­i­anne Wex a pris sans être vue plus de deux cents pho­togra­phies. En les obser­vant, ou en s’observant nous-mêmes, on peut not­er qu’au-delà des sin­gu­lar­ités, il existe dans les cor­poréités spon­tanées et incon­scientes, des « tech­niques du corps » (Mar­cel Mauss, 1934), des habi­tus liés à la con­struc­tion sociale des sex­es. Habi­tus, le terme s’est répan­du avec LE SENS PRATIQUE de Pierre Bour­dieu (1980), et désigne ce que tout indi­vidu, si dif­férent soit-il, partage avec les autres mem­bres de sa société. Dis­posi­tif social intéri­or­isé et tacite, « cet ordre des choses » (Bour­dieu) s’est nat­u­ral­isé et a pris l’apparence de l’inné. Or, la féminité et la mas­culin­ité ne sont inscrites ni dans l’anatomie, ni dans la prog­estérone et la testostérone, ni non plus dans les chro­mo­somes X et Y 1.

Judith But­ler écrit dans TROUBLE DANS LE GENRE : « Le genre est une affaire com­plexe de con­struc­tion cor­porelle » 2. Cette com­plex­ité est égale­ment au cen­tre des tech­niques cor­porelles des acteurs de l’Odin Teatret, dont l’entraînement quo­ti­di­en s’assimile à un proces­sus d’intériorisation. L’exigence par­ti­c­ulière de ce train­ing de l’acteur, surtout dans les pre­mières années, le rend com­pa­ra­ble à la con­struc­tion du genre, qui elle-même le con­di­tionne. Dans le façon­nage mas­culin de cet entraîne­ment de l’acteur survient alors la pos­si­bil­ité d’un « trav­es­tisse­ment incor­poré » – on croirait à un para­doxe – à l’insu de la femme actrice.

Construction de l’acteur et construction du genre

Les per­for­mances fémin­istes des années soix­ante et soix­ante-dix se con­sacrèrent à gom­mer la sépa­ra­tion entre l’art et la vie. Expos­er le quo­ti­di­en, ren­dre vis­i­ble ce qui con­stitue l’existence de la plu­part des femmes, « faire du per­son­nel, du poli­tique », voilà leur cri de ral­liement. Au rebours de cette démarche, à la même époque, Euge­nio Bar­ba théorise une autre tech­nique du corps, « extra quo­ti­di­enne », que l’acteur forge en accom­plis­sant « dix ans de tra­vail presque inhu­main » 3, monot­o­ne, banal et répéti­tif. Euge­nio com­pare cette forme « d’emprisonnement » choisi et con­scient à celle d’un enfant qui com­mence à marcher : le rap­proche­ment est sig­ni­fi­catif d’une onto­genèse de l’acteur, de son développe­ment depuis ses pre­miers pas dans la salle d’entraînement jusqu’à son autonomie d’acteur dra­maturge de ses pro­pres matéri­aux scéniques.

Com­ment l’acteur parvient-il à « s’acculturer » à l’extra-quotidien ? En vivant une « fic­tion de la réal­ité », en dis­tin­guant dans une pre­mière phase de l’entraînement la « voiture du pilote » 4, le corps de l’esprit. Que cela veut-il dire con­crète­ment ?

Prenons l’exemple de Rober­ta Car­reri qui, dans sa démon­stra­tion de tra­vail TRACES DANS LA NEIGE, effectue une roulade arrière au ralen­ti. Elle doit dans un pre­mier temps penser à ralen­tir les moments de chutes, pour que, là où nor­male­ment la grav­ité dans une accéléra­tion involon­taire nous entraîne à terre et nous fait per­dre notre équili­bre, le corps reste, en dépit de cette dif­fi­culté, dans le même tem­po-rythme. L’acteur peut très bien ne pas savoir for­muler pour les autres ou pour lui-même les com­plex­ités tech­niques ; il sait cepen­dant les résoudre dans la pra­tique. Grâce à la répéti­tion quo­ti­di­enne de l’exercice, l’action ne sera plus réfléchie, le corps-esprit ne fera qu’un. Il se peut que l’acteur oublie même qu’il sait ce qu’il sait ; sa con­nais­sance devient tacite, mémoire du corps, penser-agir.

Mar­cel Mauss, dans son célèbre arti­cle « Les tech­niques du corps », livre une vision exem­plaire de con­struc­tion per­for­ma­tive de la féminité à tra­vers l’incarnation de ses représen­ta­tions : « Une sorte de révéla­tion me vint à l’hôpital. J’étais malade à New York. Je me demandais où j’avais déjà vu des demoi­selles marchant comme mes infir­mières. J’avais le temps d’y réfléchir. Je trou­vai enfin que c’était au ciné­ma. Revenu en France, je remar­quai surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient français­es et elles mar­chaient aus­si de cette façon. En fait, les modes de marche améri­caine, grâce au ciné­ma, com­mençaient à arriv­er chez nous (…).»

À l’aune de l’entraînement de l’acteur, le genre, dit But­ler, est « une répéti­tion styl­isée d’actes », « il con­siste davan­tage en une iden­tité tis­sée avec le temps », une per­for­mance répétée dans laque­lle « le temps prend corps » 5.

Judith But­ler par­le de « per­for­matif» ; elle fait alors allu­sion à la notion d’énon­cé per­for­matif telle qu’elle a été définie par John Austin, lin­guiste, dans une con­férence à Har­vard en 1957 en le dis­tin­guant de l’énoncé con­sta­tif. L’énoncé con­sta­tif est vrai ou faux et décrit la réal­ité. « Il pleut » est un énon­cé con­sta­tif.

Aus­si bien pour John Austin que pour Gro­tows­ki dans la locu­tion « arts per­for­mat­ifs », « per­for­matif » se réfère au verbe anglais to per­form « qu’on emploie d’ordinaire avec le sub­stan­tif ‘action’». Habituelle­ment, l’énonciation décrit une réal­ité préex­is­tante au lan­gage. Dans l’énoncé per­for­matif, pro­duire l’énonciation, c’est exé­cuter une action. « Je vous déclare mari et femme », « je bap­tise cet enfant Pierre », « je lègue mes biens à ma femme », sont des énon­cés per­for­mat­ifs. Ils ne décrivent rien, ils n’ont pas de référent, et dire la chose, c’est la faire 6.

Or, le corps et le genre du corps, y com­pris dans la notion d’habitus de Pierre Bour­dieu, y com­pris chez Fou­cault, sont présen­tés comme « pas­sifs et pré- dis­cur­sifs », une « sur­face gravée des événe­ments »7. Le genre aurait donc toute l’apparence d’un con­sta­tif : on con­stat­erait le genre d’une fille ou d’un garçon une fois que celle-ci ou celui-ci sont pour ain­si dire « fait », qu’il soit adulte ou enfant. Selon Judith But­ler, le proces­sus par lequel se con­stru­it le genre ressem­ble davan­tage à un ordre ou à une promesse : je te promets que je suis une fille, je te promets que je ressem­blerai aux autres filles avec tous leurs attrib­uts, etc. Le drag-queen, parce qu’il la révèle, per­met de décon­stru­ire la struc­ture imi­ta­tive du genre 8.

Comme le dit Rober­ta Car­reri dans un entre­tien réal­isé à Bergame en novem­bre 2003, « tu deviens, tu es, ce que tu fais ». Les tech­niques cor­porelles du genre et les tech­niques extra-quo­ti­di­ennes de l’acteur de l’Odin Teatret sont des proces­sus tem­porels de sédi­men­ta­tions suc­ces­sives.

Le Chaman, Iben Nagel Rasmussen, dans VIENS ! ET LE JOUR SERA NOTRE (1976-1980). Photo Archives de l’Odin Teatret.
Le Chaman, Iben Nagel Ras­mussen, dans VIENS ! ET LE JOUR SERA NOTRE (1976 – 1980). Pho­to Archives de l’Odin Teatret.
Incorporation irréfléchie du genre et pratique réfléchie de l’entraînement

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
2
Partager
Raphaëlle Doyon
Formée à l’École Jacques Lecoq et à l’Institut d’Études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle, Raphaëlle...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements