Le Groupov, c’est la beauté de l’éthique.

Le Groupov, c’est la beauté de l’éthique.

Le 14 Juin 1991
Mireille Bailly. L'ANNONCE FAITE A MARIE. Photo Lou Hérion.
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Mireille Bailly. L'ANNONCE FAITE A MARIE. Photo Lou Hérion.
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Mettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives ThéâtralesMettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives Théâtrales
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On n’est pas Groupov par carte d’ap­par­te­nance, on peut l’avoir été et puis ne plus l’être, on peut en être proche sans l’être con­tinû­ment, on peut aus­si en être sans en avoir tou­jours fait par­tie. J’évoquerai donc ici moins la réal­ité empirique de ceux qui, de près ou de loin, ont fait ou font encore le Groupov qu’un cer­tain état d’esprit qui donne une iden­tité aux travaux du groupe.

Groupov est un paysage imag­i­naire et com­plexe qui abrite des natures bien dif­férentes. Dans un lieu ignoré du monde, des hommes et des femmes se sont un jour retrou­vés : comé­di­ens, met­teurs en scène, philosophes, musi­ciens, sur la base d’une affinité avec le théâtre, elle-même liée à des voisi­nages d’interrogation sur le réel. Ont-ils voulu se faire remar­quer comme tous ceux qui démar­rent ? Pas exacte­ment. Ont-ils, comme d’autres, voulu innover en faisant table rase ? Pas du tout. Leurs tal­ents indi­vidu­els auraient facile­ment trou­vé pre­neur dans le théâtre reçu. Quant à la tra­di­tion, ils la revendiquent.

Sen­si­bles au déplace­ment du théâtre dans l’ordre ou le désor­dre social, ils ont cepen­dant refusé de faire comme si cette tra­di­tion théâ­trale était restée pareille à elle-même, vivace. Ils ont refusé de la fétichis­er. Au lieu de dire : le théâtre existe depuis longtemps, con­tin­uons !, ils sont revenus à des ques­tions plus prim­i­tives : où est le théâtre ? com­ment en faire avec ce qui en reste ? quelle néces­sité éprou­vons-nous de le faire ?

Refu­sant de faire comme si la chose allait de soi, refu­sant de s’alimenter au réper­toire qui existe (qu’ils con­nais­sent bien, car ce n’est pas l’ignorance qui fonde, comme sou­vent chez d’autres, leur rad­i­cal­ité !), ils posent en préam­bule le rap­port énig­ma­tique que l’on entre­tient per­son­nelle­ment avec l’acte théâ­tral, et le rap­port non moins énig­ma­tique que le théâtre peut aujourd’hui entretenir avec la réal­ité, comme les seuls points de départ accept­a­bles pour accom­plir ce qui, pour eux, n’est ni une fonc­tion ni une voca­tion.

Tout de suite, il sera clair que la représen­ta­tion en série ou la tournée ne sont pas leurs fers de bataille. Pas de régu­lar­ité dans les présen­ta­tions, un spec­ta­cle qui vient quand il vient, pas de recherche effi­cace du pro­duit fini : la chose qui se fait importe plus que la chose faite, le proces­sus dans ses bon­heurs, son errance ou sa pro­duc­tiv­ité prob­lé­ma­tique est jugé plus désir­able que la soumis­sion aux deman­des peignées de l’institution.

Résul­tats : des aven­tures toutes en aspérités et en sur­pris­es, des moments de théâtre aigus qui revendiquent leur imper­fec­tion au regard d’une cer­taine mytholo­gie de l’Œuvre. Ces hommes et ces femmes vont donc chem­iner, répon­dant aux énigmes du théâtre et du monde par d’autres énigmes, par des per­for­mances lais­sant par­fois le spec­ta­teur dans l’étrange cer­ti­tude d’avoir croisé un sphinx.

Groupov n’est pas sym­bol­iste pour autant. Dans son inter­ro­ga­tion, la matière domine, et si le mot est accep­té, c’est encore comme une matière. La man­i­fes­ta­tion du corps sur le plateau cherche l’excès, elle génère un temps de représen­ta­tion spé­ci­fique et des espaces de jeu non con­ven­tion­nels. Elle inter­roge la con­di­tion du spec­ta­teur, l’acte de voir, elle n’est pas un point de repli ou un refuge pour ne plus rien regarder autour de soi.

Le corps du Groupov n’a pas d’œillères. Même dénudé, c’est un corps his­torique, le corps des gens qui vivent dans un monde poli­tique pré­cis. Le corps de gens qui vien­nent après d’autres — Marx, Bataille, Artaud — et qui ne se présen­tent pas à nous dans la bêtise d’un sur­gisse­ment sans racine.

Ils ne for­ment pas un col­lec­tif : ils ne se sont pas réu­nis faute de per­son­nal­ité mais juste­ment parce qu’ils en avaient cha­cun à reven­dre. Ils ne for­ment pas une troupe : le mot a des sen­teurs de théâtre dans la cité qui les fait sourire, nos­tal­gique­ment. Ils ne for­ment pas non plus une secte qui campe avec dédain sur ses posi­tions, même si çà et là les séduc­tions et les tur­bu­lences de la maîtrise sont présentes.

On devrait plutôt les com­par­er à une race nou­velle de chercheurs qui tra­vail­lent le monde avec leur tête, et leur tête avec leur corps ! Des prati­ciens qui théorisent en jouant, des théoriciens qui paient de leur per­son­ne en s’exposant sur le plateau, des dialec­ti­ciens qui savent que la preuve du pud­ding, c’est que ça se mange ! La soumis­sion à l’acte de théâtre et à la volon­té de faire, quelles que soient les con­di­tions matérielles où ils sont, ne les empêche pas de dis­cuter beau­coup. Ils s’interpellent, se cau­tion­nent, se men­a­cent, s’invectivent, ils (s’)écrivent sur l’état social de leur temps, ils pro­fi­lent leur sub­jec­tiv­ité dans le monde, ils fix­ent leurs proces­sus de tra­vail, les exer­ci­ces aux­quels ils se livrent, les bases qu’ils se don­nent — bref, ils redou­blent la pra­tique du plateau d’un théâtre de la pen­sée fait d’interlocutions par­fois sere­ines, par­fois vio­lentes.

Pas éton­nant donc que l’esprit Groupov se nour­risse en per­ma­nence de la ques­tion de la Vérité — non pas d’une Vérité à trans­met­tre, mais d’une Vérité comme lieu d’inscription du tra­vail (voir par exem­ple, la Let­tre à celle qui écrit LULU/LoVE/LIFE. Cinq con­di­tions pour tra­vailler dans la Vérité de Jacques Del­cu­vel­lerie, qui par ailleurs réalise actuelle­ment deux spec­ta­cles fondés sur un pro­jet com­mun : L’Annonce faite à Marie de Claudel d’une part, et d’autre part un spec­ta­cle au texte orig­i­nal où se croisent, dans une vio­lence du verbe, le sexe, l’esprit de Sade, l’interrogation sur le ter­ror­isme et la dérive de notre temps dans la marchan­dise et le mor­celle­ment).

Donc rien de cir­con­stan­ciel dans ce Groupov (par ailleurs peu favorisé dans la dis­tri­b­u­tion annuelle des sub­ven­tions), mais plutôt le pressen­ti­ment qu’un tra­jet doit s’accomplir dans l’intense, qu’il est long et dif­fi­cile, que le but atteint désigne seule­ment le départ d’un nou­veau périple, que tra­vailler, c’est marcher à la fois en arrière et en avant, crois­er ce qui jusque-là s’écartait, mais aus­si sépar­er ce que l’on croy­ait fer­me­ment uni.

En con­séquence, depuis un cer­tain nom­bre d’années, ils marchent ! Entraî­nant avec eux des spec­ta­teurs hardis à qui on pro­pose la mise en spec­ta­cle d’une urgence, un acte néces­saire. Nous sommes loin des pra­tiques enchan­tées d’une cul­ture de bon goût. Pas de chic. Pas de grâces. Mais une séduc­tion de la rigueur, oui ! Cha­cun qui assiste sent bien qu’on ne l’a pas con­vié à une réjouis­sance esthé­tique.

Il n’y a pas d’esthétique Groupov. Il y a certes des formes récur­rentes qui sig­nent le tra­vail : le motif du repas, l’utilisation de textes frag­men­taires, pas for­cé­ment cat­a­logués comme lit­téraires, la cita­tion sous toutes ses formes, le recours au réc­it, l’utilisation de la musique, un cer­tain goût pour le matériel élec­tron­ique, un plaisir à une cer­taine antic­i­pa­tion, etc. mais rien qui affiche une pré­ten­tion à faire sys­tème. On prend ce qu’on trou­ve, on tra­vaille avec ce qu’on a.

Ce n’est pas faute de savoir l’intérêt de la scéno­gra­phie et des images. Mais celles qui exis­tent, ils les sen­tent usées, un peu men­songères dans leur pléni­tude. Eux croient que, dans un temps de pro­fu­sion déco­ra­tive, il n’est pas mau­vais de décevoir. Donc, ils sont plutôt min­i­mal­istes, par souci de méfi­ance. Aux formes qu’ils acceptent, ils deman­dent d’abord qu’elles aient prou­vé le bien-fondé de leur util­i­sa­tion. En atten­dant, le presque rien leur assure une paix royale du côté de l’excitation médi­a­tique, et il ne viendrait à per­son­ne l’idée d’aller voir le Groupov pour pass­er une bonne soirée entre amis. C’est tou­jours ça d’arraché à l’assommante habi­tude du loisir !

En règle générale, l’establishment théâ­tral, quand il se déplace, se méfie. Il colle vite une éti­quette d’expérimental sur ce qui bouge. Le mot d’expérimental n’est pas tout à fait faux : au Groupov, dans une cer­taine mou­vance des années post-soix­ante-huit, on s’est livré et on se livre encore à des expéri­ences. Mais celles-ci n’ont rien de for­mal­iste, elles ne traduisent pas l’essoufflement de la pen­sée devant le réel comme il en va sou­vent de l’expérimental, elles procè­dent d’une toute autre moti­va­tion : le Groupov a mis l’éthique au poste de com­man­de­ment.

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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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