En Iran, je me suis arrêté à Ispahan étant empêché, pour des motifs incompris, d’arriver à Shiraz où ce n’est pas tant les tombes d’Artaxerxès en elles-mêmes qui m’attiraient mais le souvenir mythique d’Orghast que Peter Brook avait donné là-bas dans le cadre du festival organisé au début des années 1970 : j’avais entendu les sons repris, ici ou là, par les acteurs mais jamais vu le lieu, cette Troie du théâtre moderne. Je n’y suis pas parvenu, et les regrets me hantent encore… trop tard ! Par contre, suite à un hasard heureux, un ami m’a entraîné pour assister à cette version du théâtre sacré qu’est le Tazie’h dont les énergies et la figuration naïve renvoient aux spectacles médiévaux qui, en Occident durant plusieurs siècles, ont occupé les places, enfiévré les acteurs, exalté les spectateurs.
Mais l’autre revers de ce voyage marqué par des contrastes imprévus, m’échappa : la version « brute » du théâtre populaire iranien qui avait tant séduit Brook, le rou howzi. Je me suis résigné face à cet échec en suivant les rotations célestes des derviches conviés aux Bouffes du Nord où, moi comme les autres, avions rendez- vous avec cette envoûtante expression de la spiritualité parvenue à son plus haut, plus pur degré d’expression. Des prières en mouvement ! Mon voyage fut donc marqué par des frustrations et accomplissements. À son terme je recevais en cadeau un vieux texte persan traduit par l’aïeul d’une ancienne étudiante, Agnès de Sacy : La Conférence des oiseaux de Farrid Uddin Attar.
« Peter Brook la connaît depuis bien longtemps » m’a‑t-on informé. Je le savais, car, quelques années plus tôt j’avais vu, ébloui, son spectacle. Je ne suis pas arrivé à Shiraz mais je suis parti de Téhéran avec, dans la poche, le livre qui, des années durant, avait servi d’accompagnement à Brook ! Et à moi, également, les récits de la Conférence, même aujourd’hui me sont proches… accompagnement pour l’exilé que je suis, invitation au voyage sans regretter les épreuves.
La Conférence des oiseaux, dans l’admirable version concentrée proposée par Jean-Claude Carrière, se présente d’abord comme une grande parabole sur la résignation, sur la lâcheté des vaincus qui se montrent attachés à leur statut et invoquent des raisons multiples pour n’engager ni questionnement, ni mise en cause de la sédentarité sécurisante. Attar avec humour dénonce ces alibis appelés à motiver la posture rétive à l’appel au salut lancé par la huppe, leader charismatique, en vue d’un voyage vers l’au-delà… vers le Simorg, le roi caché qui ne se montre pas, le roi auquel les oiseaux sont appelés à accéder pour dépasser leur condition, pour s’accomplir. Attar détaille les comportements, dénonce les subterfuges, tourne en dérision les dérobades. Il n’aime pas les soumis, ni oiseaux ni humains ! Doubles les uns des autres ! Il invite au départ et à l’insoumission.
La Conférence des oiseaux, récit théâtral de Jean- Claude Carrière inspiré par le poème de Farid Uddin Attar (« Mantic Uttair »).
La mise en scène de Peter Brook a été représentée pour la première fois au Cloître des Carmes, le 15 juillet 1979 (Festival d’Avignon) et reprise ensuite au théâtre des Bouffes du Nord. Musiciens : Blaise Catala, Linda Daniel, Alain Kremski, Amy Rubin, Toshi Tsuchitori ; Éléments scéniques et costumes : Sally Jacobs ; Masques balinais contemporains : Ida Bagus Anom, Wayan Tangguh ; Masques balinais anciens : Collection de Jacques Fassola ; Avec : Maurice Bénichou, Urs Bihler, Malick Bowens, Michèle George, Miriam Goldschmidt, Andreas Katsulas, Arnault Lecarpentier, Mireille Maalouf, Alain Maratrat, Bruce Myers, Yoshi Oida, Natasha Parry, Jean-Claude Perrin, Tapa Sudana.
Le Cantique des Oiseaux de Farîd od-dîn ‘Attâr, chef‑d’œuvre de poésie mystique d’Attâr, chante le voyage de milliers d’oiseaux en quête de Sîmorgh, manifestation visible du Divin. Nouvelle traduction versifiée de Leili Anvar, éditions Diane de Selliers.
Brook, pour cette première partie, réunit son équipe dont les membres sont vêtus, chacun, de costumes de base, mais, par ailleurs, différenciés par des éléments naïfs fournissant des signes précis : la crête du paon, la cage de la perruche… ou même de simples éléments vestimentaires. La communauté d’un côté, l’individuation de l’autre, voilà la réunion des contraires ! Par ailleurs, grâce à cela le spectacle respecte la nature double de l’écriture d’Attar qui emprunte la référence à l’oiseau afin d’éclairer
les comportements des humains. Le spectacle développe cette image hybride de l’ homme-oiseau pour éviter et l’abus nuisible de concret et son absence dérangeante ; cette double assise préserve l’incertitude de l’entre-deux, qui permet à Brook de raconter la parabole tout en la matérialisant théâtralement. L’épopée d’Attar se retrouve grâce à cette dialectique dont la scène s’érige en foyer.
La pensée devient acte et, après les atermoiements des oiseaux-résignés, se détachent deux oiseaux, en noir et blanc, qui grâce à des mouvements lancinants, à des déplacements fluides, annoncent le départ vers le grand voyage ! Brook, un exilé partiel, par rapport à Attar, met l’accent – sans doute autobiographique ! – sur cet appel à l’ailleurs que la Huppe, en leader obstiné, lance en direction de la communauté entière.
Elle ne peut pas entreprendre seule le voyage et des alliés lui sont nécessaires. Comme au metteur en scène qui travaille en accord avec un groupe strictement sélectionné. Et qui aime voyager entouré des êtres auxquels il fait confiance.
Une fois l’expédition engagée, les difficultés surgissent et mettent à l’épreuve les complices qui tantôt abandonnent, tantôt s’égarent : le voyage, semé d’embûches, trie, sélectionne, sanctionne. Et les oiseaux, en raison des difficultés rencontrées, soit poursuivent le chemin, soit, de guerre lasse, l’arrêtent mais ce processus devient scéniquement perceptible grâce au rejet des éléments vestimentaires différentiant chacun des membres : l’individualité s’efface et la communauté progressivement s’impose. Voyage initiatique !
Après les stations du parcours, un arrêt ultime, décisif, se produit sur l’intervention de l’oiseau Phénix : tous les attributs personnels doivent être abandonnés comme des dépouilles d’une identité sacrifiée au nom de la résurrection dans le contexte impersonnel et communautaire du groupe. Métaphore théâtrale rayonnante, plus riche que toute autre : comment mourir à soi pour renaître autrement, une seconde fois, tel l’oiseau Phénix ? Le groupe, indissociablement réuni, en traversant « les vallées » se confronte à des examens des plus exigeants pour parvenir enfin jusqu’au Simorg. C’est là que le voyage s’achève et les oiseaux, désormais dépourvus
de tout attribut personnel, s’avancent vers Lui pour n’apercevoir, surpris, que leur propre reflet. Le roi n’est autre que le reflet renvoyé par le miroir purifié d’eux-mêmes, survivants aux défis extrêmes et victorieux au terme du voyage. Ils sont trente-trois et, sous l’impulsion de la Huppe, ils ont atteint le stade suprême de l’initiation, celui où voir et être ne font qu’un. Comme Attar le dit, dans son expression la plus accomplie, « le monde est un miroir », miroir du cœur pur, prix de la voie suivie sans relâche ni réconfort. D’Attar à Brook, du livre à la scène – La Conférence, je l’ai perçue comme la parabole qui m’a accompagné au long d’une vie et dont j’ai essayé constamment de respecter l’esprit.
Comment partir, comment ne pas trahir le but initial et parvenir à son ultime station ? Qui le peut ? Ce qui compte c’est de l’essayer… au prix d’efforts, de défaites et des victoires ponctuelles.