Solitude du dos et frontalité chorale

Solitude du dos et frontalité chorale

Le 30 Oct 2003
GAUDEAMUS, mise en scène de Lev Dodine.
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Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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Le dos et la frontal­ité attaquée

LA FRONTALITÉ fonde l’échange social au point d’en faire la pre­mière règle des bien­séances : toute com­mu­nion urbaine l’exige et réclame son respect. Ain­si les dia­logues se nouent et la sur­veil­lance s’exerce, unanime et générale. Fuir la frontal­ité prend le sens d’une révolte, d’un déni d’autorité.

Les scéno­gra­phies du pou­voir instau­rent ces con­traintes et le maître s’affirme en tant que tel par le priv­ilège de cet absolu du regard. Dans le théâtre à l’italienne, dès ses débuts, l’acteur, tou­jours de face, s’expose au point d’entretenir sans inter­rup­tion l’échange avec une salle qui se révolterait à la moin­dre atteinte portée à cette loi sociale autant que théâ­trale.

Le pub­lic, con­cen­tré de la com­mu­nauté urbaine tout entière, béné­fi­cie d’un statut qui impose à la scène le respect des règles de bien­séance. Conçu comme un salon à l’échelle de la ville, le théâtre ne peut pas trans­gress­er les inter­dits de la social­ité et il apporte son gage de soumis­sion à l’ordre pub­lic. Tourn­er le dos, surtout pour un acteur, fonc­tion, de sur­croît dépré­ciée, aurait pris le sens d’un inad­mis­si­ble irre­spect à l’égard, de cette « classe de loisir », selon le terme réputé de Thorstein Veblen, qui se rend au théâtre pour livr­er son spec­ta­cle et s’afficher grâce à une activ­ité représen­ta­tive de soi. Elle refuse à la scène toute déro­ga­tion aux codes de con­duite publique et le spec­ta­cle reste un cadre rit­uel duquel le jeu de dos est ban­ni. Les délégués de « la classe de loisir », eux, peu­vent se déplac­er, se détourn­er de la frontal­ité, mais pareille lib­erté ne con­cerne pas la scène. Celle-ci ne se révoltera pas et, en s’abritant der­rière de légitimes raisons tech­niques, de vis­i­bil­ité ou d’acoustique, des siè­cles durant elle restera soumise. Elle la fait sienne la loi que la salle impose.

Lorsque Diderot envis­age une libéra­tion du rap­port frontal avec la salle et dis­pense ses con­seils célèbres à Mlle Jodin, il invite la comé­di­enne de se défaire de l’autorité que celle-ci exerçait. L’ampleur de l’attaque portée est explicite, sans hési­ta­tion ni équiv­oque. Le philosophe ne peut pas par­ler plus claire­ment : « Que le théâtre n’ait pour vous ni fond, ni devant ; que ce soit rigoureuse­ment un lieu d’où et où per­son­ne ne vous voit. Il faut avoir le courage quelque­fois de tourn­er le dos au spec­ta­teur ; il ne faut jamais se sou­venir de lui. Toute actrice qui s’adresse à lui mérit­erait qu’il s’élevât une voix du parterre qui lui dit : Made­moi­selle je n’y suis pas » écrit Diderot. Le fait de tourn­er par­fois le dos ébran­le la pres­sion abu­sive exer­cée par l’assistance et implique une autonomi­sa­tion par­tielle de la scène. Cela ne se fait pas explicite­ment con­tre le pub­lic, car si l’actrice se per­met de tourn­er le dos, elle le fait, selon Diderot, avec l’accord de la salle qui l’invite à con­sid­ér­er qu’elle « n’est pas là ». Suite à ce con­trat récipro­que­ment con­sen­ti, la scène affiche une lib­erté rel­a­tive pour le comé­di­en affranchi des servi­tudes anci­ennes. Ain­si la représen­ta­tion, elle aus­si, et non seule­ment les textes, se charge d’affirmer la pul­sion lib­er­taire des Lumières. Le spec­ta­cle, pour Diderot, est pen­sé comme un lab­o­ra­toire social, préal­able des muta­tions à venir et il invite Mlle Jodin à adopter la pos­ture d’une future citoyenne de la République.

Les actes et l’«effet de réal­ité »

« Autre chose est une atti­tude, autre chose une action », dit Diderot. La rhé­torique de la décla­ma­tion n’a plus de rai­son d’être lorsqu’on peut rem­plac­er les atti­tudes par les actions… Celles-ci deman­dent à l’acteur de se con­cen­tr­er physique­ment et ain­si son atten­tion se déplace du dire vers le faire. Il acquiert une lib­erté incon­nue aupar­a­vant car désor­mais la logique de l’acte à effectuer l’emporte sur la pose et les inter­dits des anci­ennes restric­tions pro­to­co­laires. Désor­mais on l’invite à agir con­crète­ment et à respecter les pro­por­tions humaines du drame. En mon­trant le dos, comme Diderot l’envisage, le comé­di­en se dégage de la maîtrise exer­cée par la salle autant que des grandeurs de la pose trag­ique. Pour cela, Diderot le laisse enten­dre, il fau­dra aus­si fournir à l’acteur nou­veau des matéri­aux nou­veaux. Et la nais­sance du drame n’est pas étrangère à ce désir de sur­mon­ter la préémi­nence de la « pose trag­ique » au prof­it de « l’acte dra­ma­tique ».

Tourn­er le dos pren­dra tou­jours le sens d’une rébel­lion du corps. Mais, il ne va pas de soi pour l’acteur si sou­vent hon­ni, bafoué, sociale­ment déclassé d’intégrer la con­signe avancée par le philosophe qui l’invite à jouer, dit celui-ci, comme si « le spec­ta­teur n’est rien pour lui ». Pour y par­venir, il doit intime­ment se dégager d’une autorité qui s’est exer­cée des siè­cles durant sur lui et la pra­tique de son méti­er. Nou­veau pro­gramme à l’origine d’une muta­tion que le théâtre, avec le met­teur en scène, ne s’engagea à appli­quer que cent ans plus tard. Diderot ouvre la porte et Antoine arrive.

C’est face aux représen­ta­tions des Meininger que le jeune met­teur en scène parisien va subir un véri­ta­ble choc et, par­mi d’autres remar­ques, il va recon­naître la portée de la pos­ture de dos adop­tée par les acteurs alle­mands dans leur célèbre spec­ta­cle avec JULES CÉSAR. Antoine écrit : « un dos mon­tré à pro­pos donne bien au pub­lic la sen­sa­tion qu’on ne s’occupe pas de lui et que c’est arrivé ». Cela, con­for­mé­ment aux vœux de Diderot, accorde aux comé­di­ens une grande indépen­dance à l’égard de la salle et, de sur­croît, pro­duit le sen­ti­ment d’un « vécu », d’une expéri­ence, bref de tout ce qui échap­pait au théâtre de la frontal­ité et de l’adresse directe. Oubli­er la salle c’est accéder à une vérité dont le jeu de dos, con­crète­ment, apporte la preuve. Garant d’une authen­tic­ité ignorée jadis, il con­firme l’indépendance du plateau accom­pa­g­née d’un incon­nu « effet de réal­ité ». « C’est arrivé » – vic­toire due au dos aus­si.

Le pacte de clô­ture

« Imag­inez sur les bor­ds du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se lev­ait pas » écrit Diderot. Cela s’inscrit dans la pra­tique de « l’absorbement » dont par­lait Michael Fried lorsqu’il analy­sait les dis­cours sur la pein­ture de Diderot : sur la toile, les per­son­nages, comme les comé­di­ens sur le plateau parvi­en­nent à oubli­er le pub­lic dans la mesure où ils agis­sent. Ils sont lit­térale­ment « absorbés » dans l’acte. Cela entraîne l’affranchissement de toute autorité extérieure. Ain­si Diderot anticipe sur le célèbre « qua­trième mur » et sur les fameuses « actions physiques ». Diderot éla­bore une véri­ta­ble stratégie de clô­ture men­tale. Il invite l’acteur à admet­tre qu’une « toile ren­ferme tout l’espace et (qu’)il n’y a per­son­ne au-delà ». L’acteur désor­mais agit libre­ment en présence d’un pub­lic con­sid­éré comme absent. Les deux par­ties sont con­sen­tantes et acceptent ce nou­veau pacte de jeu.

« La mise en scène com­mence lorsqu’on a osé faire tourn­er le dos du comé­di­en » dit Peter Brook. Obser­va­tion juste car si Diderot en a eu l’intuition, la pra­tique du jeu de dos ne s’est exer­cée que grâce au met­teur en scène qui parvien­dra à lui accorder droit de cité sur le plateau ren­du « autonome » par rap­port à la salle. L’acteur est à même de jouer au cen­tre, voire même au fond du plateau, ce qui lui per­met de se libér­er encore plus de l’emprise de la salle. Désor­mais, écrit Jean-Loup Riv­ière, « l’acteur ne par­le plus ni à moi, ni à un autre der­rière moi, il par­le à un autre acteur et intro­duit le per­son­nage qui écoute. L’adresse devient indi­recte et j’entends autrement (autre chose?) si quelqu’un écoute pour moi. Le jeu de dos boule­verse l’interlocution, change le statut de la parole et la per­cep­tion du dis­cours » Des pra­tiques avant inter­dites devi­en­nent désor­mais non seule­ment licites, mais même fréquentes : le par­ler bas, la pénom­bre, la cir­cu­lar­ité. Elles s’expliquent aus­si par l’émergence des tech­nolo­gies nou­velles, en par­ti­c­uli­er l’électricité, sur cette muta­tion. L’acteur, pour être vu, se dégage de l’exigence du jeu à la rampe, dans l’intimité du pub­lic, désor­mais, il peut aus­si se retir­er au loin­tain et, voûté, s’asseoir, sur une chaise. Le dos a à voir avec le cré­pus­cule et la tombée de la nuit. Il est une expéri­ence de la soli­tude.

Autre remar­que : à la même époque la psy­ch­analyse voit le jour et Freud fonde le dis­posi­tif de la cure sur le dis­posi­tif spa­tial qui exige que le patient par­le sans voir le psy­ch­an­a­lyste. Celui-ci se trou­ve placé, en quelque sorte, dans le dos du patient invité à par­ler, pareil à l’acteur, « comme si » le psy­ch­an­a­lyste n’était pas là. Par­ler ou jouer de dos c’est une invi­ta­tion à la soli­tude. Et en même temps à un dépasse­ment du silence que celle-ci sup­pose.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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