Le dos et la frontalité attaquée
LA FRONTALITÉ fonde l’échange social au point d’en faire la première règle des bienséances : toute communion urbaine l’exige et réclame son respect. Ainsi les dialogues se nouent et la surveillance s’exerce, unanime et générale. Fuir la frontalité prend le sens d’une révolte, d’un déni d’autorité.
Les scénographies du pouvoir instaurent ces contraintes et le maître s’affirme en tant que tel par le privilège de cet absolu du regard. Dans le théâtre à l’italienne, dès ses débuts, l’acteur, toujours de face, s’expose au point d’entretenir sans interruption l’échange avec une salle qui se révolterait à la moindre atteinte portée à cette loi sociale autant que théâtrale.
Le public, concentré de la communauté urbaine tout entière, bénéficie d’un statut qui impose à la scène le respect des règles de bienséance. Conçu comme un salon à l’échelle de la ville, le théâtre ne peut pas transgresser les interdits de la socialité et il apporte son gage de soumission à l’ordre public. Tourner le dos, surtout pour un acteur, fonction, de surcroît dépréciée, aurait pris le sens d’un inadmissible irrespect à l’égard, de cette « classe de loisir », selon le terme réputé de Thorstein Veblen, qui se rend au théâtre pour livrer son spectacle et s’afficher grâce à une activité représentative de soi. Elle refuse à la scène toute dérogation aux codes de conduite publique et le spectacle reste un cadre rituel duquel le jeu de dos est banni. Les délégués de « la classe de loisir », eux, peuvent se déplacer, se détourner de la frontalité, mais pareille liberté ne concerne pas la scène. Celle-ci ne se révoltera pas et, en s’abritant derrière de légitimes raisons techniques, de visibilité ou d’acoustique, des siècles durant elle restera soumise. Elle la fait sienne la loi que la salle impose.
Lorsque Diderot envisage une libération du rapport frontal avec la salle et dispense ses conseils célèbres à Mlle Jodin, il invite la comédienne de se défaire de l’autorité que celle-ci exerçait. L’ampleur de l’attaque portée est explicite, sans hésitation ni équivoque. Le philosophe ne peut pas parler plus clairement : « Que le théâtre n’ait pour vous ni fond, ni devant ; que ce soit rigoureusement un lieu d’où et où personne ne vous voit. Il faut avoir le courage quelquefois de tourner le dos au spectateur ; il ne faut jamais se souvenir de lui. Toute actrice qui s’adresse à lui mériterait qu’il s’élevât une voix du parterre qui lui dit : Mademoiselle je n’y suis pas » écrit Diderot. Le fait de tourner parfois le dos ébranle la pression abusive exercée par l’assistance et implique une autonomisation partielle de la scène. Cela ne se fait pas explicitement contre le public, car si l’actrice se permet de tourner le dos, elle le fait, selon Diderot, avec l’accord de la salle qui l’invite à considérer qu’elle « n’est pas là ». Suite à ce contrat réciproquement consenti, la scène affiche une liberté relative pour le comédien affranchi des servitudes anciennes. Ainsi la représentation, elle aussi, et non seulement les textes, se charge d’affirmer la pulsion libertaire des Lumières. Le spectacle, pour Diderot, est pensé comme un laboratoire social, préalable des mutations à venir et il invite Mlle Jodin à adopter la posture d’une future citoyenne de la République.
Les actes et l’«effet de réalité »
« Autre chose est une attitude, autre chose une action », dit Diderot. La rhétorique de la déclamation n’a plus de raison d’être lorsqu’on peut remplacer les attitudes par les actions… Celles-ci demandent à l’acteur de se concentrer physiquement et ainsi son attention se déplace du dire vers le faire. Il acquiert une liberté inconnue auparavant car désormais la logique de l’acte à effectuer l’emporte sur la pose et les interdits des anciennes restrictions protocolaires. Désormais on l’invite à agir concrètement et à respecter les proportions humaines du drame. En montrant le dos, comme Diderot l’envisage, le comédien se dégage de la maîtrise exercée par la salle autant que des grandeurs de la pose tragique. Pour cela, Diderot le laisse entendre, il faudra aussi fournir à l’acteur nouveau des matériaux nouveaux. Et la naissance du drame n’est pas étrangère à ce désir de surmonter la prééminence de la « pose tragique » au profit de « l’acte dramatique ».
Tourner le dos prendra toujours le sens d’une rébellion du corps. Mais, il ne va pas de soi pour l’acteur si souvent honni, bafoué, socialement déclassé d’intégrer la consigne avancée par le philosophe qui l’invite à jouer, dit celui-ci, comme si « le spectateur n’est rien pour lui ». Pour y parvenir, il doit intimement se dégager d’une autorité qui s’est exercée des siècles durant sur lui et la pratique de son métier. Nouveau programme à l’origine d’une mutation que le théâtre, avec le metteur en scène, ne s’engagea à appliquer que cent ans plus tard. Diderot ouvre la porte et Antoine arrive.
C’est face aux représentations des Meininger que le jeune metteur en scène parisien va subir un véritable choc et, parmi d’autres remarques, il va reconnaître la portée de la posture de dos adoptée par les acteurs allemands dans leur célèbre spectacle avec JULES CÉSAR. Antoine écrit : « un dos montré à propos donne bien au public la sensation qu’on ne s’occupe pas de lui et que c’est arrivé ». Cela, conformément aux vœux de Diderot, accorde aux comédiens une grande indépendance à l’égard de la salle et, de surcroît, produit le sentiment d’un « vécu », d’une expérience, bref de tout ce qui échappait au théâtre de la frontalité et de l’adresse directe. Oublier la salle c’est accéder à une vérité dont le jeu de dos, concrètement, apporte la preuve. Garant d’une authenticité ignorée jadis, il confirme l’indépendance du plateau accompagnée d’un inconnu « effet de réalité ». « C’est arrivé » – victoire due au dos aussi.
Le pacte de clôture
« Imaginez sur les bords du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas » écrit Diderot. Cela s’inscrit dans la pratique de « l’absorbement » dont parlait Michael Fried lorsqu’il analysait les discours sur la peinture de Diderot : sur la toile, les personnages, comme les comédiens sur le plateau parviennent à oublier le public dans la mesure où ils agissent. Ils sont littéralement « absorbés » dans l’acte. Cela entraîne l’affranchissement de toute autorité extérieure. Ainsi Diderot anticipe sur le célèbre « quatrième mur » et sur les fameuses « actions physiques ». Diderot élabore une véritable stratégie de clôture mentale. Il invite l’acteur à admettre qu’une « toile renferme tout l’espace et (qu’)il n’y a personne au-delà ». L’acteur désormais agit librement en présence d’un public considéré comme absent. Les deux parties sont consentantes et acceptent ce nouveau pacte de jeu.
« La mise en scène commence lorsqu’on a osé faire tourner le dos du comédien » dit Peter Brook. Observation juste car si Diderot en a eu l’intuition, la pratique du jeu de dos ne s’est exercée que grâce au metteur en scène qui parviendra à lui accorder droit de cité sur le plateau rendu « autonome » par rapport à la salle. L’acteur est à même de jouer au centre, voire même au fond du plateau, ce qui lui permet de se libérer encore plus de l’emprise de la salle. Désormais, écrit Jean-Loup Rivière, « l’acteur ne parle plus ni à moi, ni à un autre derrière moi, il parle à un autre acteur et introduit le personnage qui écoute. L’adresse devient indirecte et j’entends autrement (autre chose?) si quelqu’un écoute pour moi. Le jeu de dos bouleverse l’interlocution, change le statut de la parole et la perception du discours » Des pratiques avant interdites deviennent désormais non seulement licites, mais même fréquentes : le parler bas, la pénombre, la circularité. Elles s’expliquent aussi par l’émergence des technologies nouvelles, en particulier l’électricité, sur cette mutation. L’acteur, pour être vu, se dégage de l’exigence du jeu à la rampe, dans l’intimité du public, désormais, il peut aussi se retirer au lointain et, voûté, s’asseoir, sur une chaise. Le dos a à voir avec le crépuscule et la tombée de la nuit. Il est une expérience de la solitude.
Autre remarque : à la même époque la psychanalyse voit le jour et Freud fonde le dispositif de la cure sur le dispositif spatial qui exige que le patient parle sans voir le psychanalyste. Celui-ci se trouve placé, en quelque sorte, dans le dos du patient invité à parler, pareil à l’acteur, « comme si » le psychanalyste n’était pas là. Parler ou jouer de dos c’est une invitation à la solitude. Et en même temps à un dépassement du silence que celle-ci suppose.