Ithaque, la traversée des espaces

Théâtre
Critique

Ithaque, la traversée des espaces

Le 23 Nov 2018
ITHAQUE, Christiane Jatahy. (c)Elizabeth Carecchio
ITHAQUE, Christiane Jatahy. (c)Elizabeth Carecchio

« Please send me a let­ter, I wish to know things are get­ting bet­ter, bet­ter, bet­ter » : adressés à sa sœur Maria Betha­nia pen­dant son exil à Lon­dres, ces mots de Cae­tano Veloso fre­donnés dans Ithaque, la dernière pièce de Chris­tiane Jatahy, dis­ent bien la dis­tance, l’espoir et l’attente qui en for­ment le coeur.

La musique tra­verse ses espaces : où que l’on soit, on ne cesse d’en écouter, comme pour se rap­pel­er les pays et les temps per­dus. Car Ithaque est dou­ble, la scène divisée en deux par un mince rideau argen­té. D’un côté, une fin de soirée à Ithaque, où Péné­lope esseulée assiste impuis­sante à la dévas­ta­tion du pays par des pré­ten­dants en lutte ; de l’autre, un intérieur feu­tré dans l’île de Calpyso, où la nymphe retient Ulysse en chemin vers Ithaque dans les rets de la fête et de l’amour. La moitié des spec­ta­teurs com­mence par suiv­re l’une des deux scènes avant de se déplac­er de l’autre côté pour assis­ter à la sec­onde, jusqu’à ce que le rideau se lève et réu­nisse les espaces séparés, ouvrant la voie au retour d’Ulysse chez lui.

© Eliz­a­beth Carec­chio.

Très libre­ment adap­tée de l’Odyssée et d’autres adap­ta­tions (celle de l’écrivain sué­dois Eyvind John­son, par exem­ple), cette Ithaque est avant tout une his­toire d’espace(s), que Chris­tiane Jatahy explore avec une grâce poé­tique frap­pante. Les réson­nances entre les deux scènes, Ithaque et l’île de Calyp­so, sont en effet les élé­ments les plus puis­sants de la pièce. Comme si la mai­son quit­tée s’entêtait à cogn­er encore, comme si l’imagination de l’amant enfui per­sis­tait à souf­fler à nos oreilles, on entend à Ithaque et vers Ithaque les tin­te­ments des lieux où l’on n’est pas ou plus. Chaque lieu est empli d’un vague sou­venir de l’autre, des mou­ve­ments de l’autre, sug­gérant l’idée que les Calyp­so, sur d’autres scènes, dans d’autres temps, sont aus­si des Pénélopes ; les Ulysses, ailleurs, des pré­ten­dants en lutte. Cette démul­ti­pli­ca­tion des per­son­nages (trois Pénélopes, trois pré­ten­dants, trois Ulysses, trois Calyp­so, et six comé­di­ens pour les inter­préter tous) ren­force la sen­sa­tion de la présence enfouie d’autres sous les autres, de scènes der­rière les scènes, de meur­tris­sures subies der­rière les blessures don­nées. Les échos de l’espace absent, la musique, l’atmosphère d’ennui qui habite les ruines de la fête à Ithaque, tout cela con­tribue à don­ner à la pièce une mélan­col­ie lumineuse, portée en par­ti­c­uli­er par la langueur douce-amère des femmes pleu­rant l’amour et la guerre. La présence de l’eau envahissant peu à peu la scène comme une mer à tra­vers­er, les mou­ve­ments des corps s’enroulant pour retrou­ver l’amante ou l’amant de jadis, don­nent des scènes d’une sais­siante beauté, frag­ile et organique. Au-delà de la grande maîtrise scéno­graphique, c’est surtout la générosité et l’attention à l’humain qui touchent ici.

Si la sen­si­bil­ité du pro­jet se loge dans le tra­vail sur l’espace, Chris­tiane Jatahy a aus­si voulu y par­ler des naufragés des mers et des guer­res con­tem­po­rains : s’y glis­sent des extraits de témoignages de migrants, des évo­ca­tions de la con­di­tion d’étranger, mais aus­si de la sit­u­a­tion poli­tique actuelle au Brésil ou des vio­lences faites aux femmes. Cette dimen­sion poli­tique est cepen­dant bien moins con­va­in­cante : si le lien entre la Méditer­ran­née d’Ulysse et celle des migrants d’aujourd’hui est poten­tielle­ment fécond, le pro­pos a ten­dance à se dis­pers­er. A brass­er trop de choses, il se délite – et on a du mal à com­pren­dre l’intérêt de la vidéo des corps mimant des giseants ou des soudains accès de vio­lence sur les per­son­nages féminins. Les banal­ités guet­tent un texte dans l’ensemble plutôt pau­vre, qui finit par devenir bavard. Comme si Chris­tiane Jatahy avait sen­ti la néces­sité, pour installer un théâtre « poli­tique », de rac­crocher en urgence le mythe à l’actualité. Or, c’est quand elle touche au plus sim­ple, au plus uni­verselle­ment humaine – une chan­son, le bruit de l’eau – qu’elle est la plus juste. Quand le plateau se noie, que le rideau dévoile Ithaque enfin retrou­vée, que l’oreille se colle à la radio pour mieux enten­dre les sons de la terre évanouie, la magie opère, et tout est dit.

Ithaque (notre Odyssée 1) vu au Théâtre National (Bruxelles) en novembre 2018.

Inspiré de Homère
Dramaturgie, scénographie, réalisation: 
Christiane Jatahy
Collaboration artistique, lumière, scénographie
: Thomas Walgrave
Collaboration à la création de la scénographie
: Marcelo Lipiani
Collaboration artistique: 
Henrique Mariano
Création son
: Alex Fostier
Direction de la photographie, cadrage
: Paulo Camacho
Costumes: 
Siegrid Petit-Imbert, Géraldine Ingremeau
Système vidéo
: Julio Parente
Assistance à la mise en scène, traduction
: Marcus Borja
Réalisation du décor
: Atelier de construction  de l’Odéon-Théâtre l’Europe et l’équipe de l’Odéon-Théâtre de l’Europe
Avec: 
Karim Bel Kacem, Julia Bernat, Cédric Eeckhout, Stella Rabello, Matthieu Sampeur, Isabel Teixeira

Production: 
Odéon – Théâtre de l’Europe
Coproduction
: Théâtre National Wallonie-Bruxelles, São Luiz Teatro Municipal – Lisbonne, Onassis Cultural Center – Athènes, Ruhrtriennale – Allemagne, Comédie de Genève
Avec le soutien: 
CENTQUATRE – Paris
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Emilie Garcia Guillen
Emilie Garcia Guillen dérive vers le nord depuis environ quinze ans. Suite à une première...Plus d'info
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