…Gémit Faust dans le sarcophage de Goethe à Weimar Par la voix brisée d’Einar Schleef
Qui fait répéter ses chœurs dans le crâne de SchillerHeiner Müller, AJAX PAR EXEMPLE
SCÉNOGRAPHE, peintre, écrivain, Schleef, disparu l’an dernier, est passé à la mise en scène dans la première moitié des années 70. Ses trois mises en scène d’alors au Berliner Ensemble (en collaboration avec B. K. Tragelehn) et l’hostilité des autorités est-allemandes à leur égard ont conduit au passage de Schleef en RFA. Ce n’est qu’en 1986 qu’il est revenu au théâtre, avec une œuvre chorale inspirée des tragédies grecques, MÈRES.
« Mon projet de permettre au chœur, à la commu- nauté de ceux qui travaillent ensemble, à la communauté des personnages qui parlent une seule langue, celle de l’auteur, d’entrer à nouveau sur la scène se heurte à des réactions particulièrement violentes et à un refus général. Dès que j’ai commencé à travailler comme metteur en scène en RFA, on m’a traité de fasciste. Ce jugement a conduit à mon bannissement du train-train théâtral et à un chômage forcé de plusieurs années. Et même si aujourd’hui aucune mise en scène chorale ne peut exister sans se confronter au canon de formes que j’ai proposé, le geste original n’apparaît plus, le problème du chœur en sort tout émoussé et banal : il faut surtout que la force politique qui habite aujourd’hui le chœur n’apparaisse pas. Si les chœurs de femmes ne furent pas réhabilités en RFA après ma mise en scène de MÈRES, cela ne tient pas au manque de pièces appropriées, comme le prétendent les gens de théâtre, mais au simple fait que, comme le dit un spectateur, un homme ne peut supporter 53 femmes en train de crier en même temps. »
Schleef a encore mis en scène cinq pièces à Francfort, avant de provoquer une nouvelle tempête par son retour en 1993 au Berliner Ensemble sous la direction (et protection) de Heiner Müller. La pièce satirique de Rolf Hochhuth, WESSIS IN WEIMAR, y devint un chœur assourdissant de soldats en marche, comme la pièce d’Elfriede Jelinek, SPORTSTÜCK, sortit méconnaissable d’un spectacle de sept heures donné au Burgtheater de Vienne. Malgré les polémiques, Schleef était ces dernières années reconnu comme un des artistes les plus importants des scènes allemandes, accumulant les distinctions comme metteur en scène, acteur, voire auteur de l’année (comme pour sa pièce TROMPETTES DES MORTS en 1995).
Schleef construisait peu à peu un parcours autour de la question du chœur et des différentes formes chorales. Pour lui, les pièces du théâtre allemand classique se fondent secrètement sur un chœur de cannibales, car elles mettent en scène « la drogue, sa définition et son absorption rituelle en groupe » : « La prise de drogue telle qu’elle est utilisée par les auteurs allemands invoque la première absorption de drogue « chorale » de notre culture : Ceci est mon corps. Ceci est mon sang. Les pièces allemandes construisent des variations sur le motif de la Cène et la nécessité de la drogue, analysent la teneur et la quantité de cette drogue, sa prise par un chœur et l’individuation d’un membre du chœur à la suite d’une trahison. Celle-ci sera « payée de sang»… La drogue est en fait le sang lui-même et c’est la perte de sang, la perte de vie, qui est le thème de la Cène, l’adaptation chrétienne de rites cannibales païens, dans laquelle est thématisé le processus d’individuation, le suicide de Judas, l’auto exclusion d’un des mangeurs de la communauté de la table. »
De FAUST à PARSIFAL, et jusqu’à Brecht, Schleef a suivi les différentes variations de ce motif, étrangement accompagné de la liquidation du personnage féminin. « Le refoulement de la femme et le refoulement du chœur sont étroitement liés à l’expulsion de la conscience tragique : cette dernière, si elle entrait de nouveau en scène, serait le domaine de la femme, et nos démêlé avec cette revendication est le conflit tenace qui occupe jusqu’au théâtre d’opérette. La place que laissent encore les auteurs antiques à la femme, c’est-à-dire la représentation en détails de sa défaite, cette place lui est largement refusée par le théâtre classique allemand. Héritage accablant : les classiques de la littérature allemande ne peuvent concevoir le chœur, la pensée chorale, l’union dans le chœur que comme une affaire d’hommes. Cette conception détermine brutalement, encore aujourd’hui, les problèmes de distribution et de répertoire de nos théâtres. L’union en un chœur, la définition des personnages comme chœur, suppose dans sa conception bourgeoise l’exclusion de la femme puisque cette dernière perturbe la prise de drogue. » Schleef a souvent mis en scène « la forme chorale masculine, elle qui ne se comprend pas comme telle,… mais use avec brutalité de tous les avantages de la forme chorale et procède au recrutement d’une communauté de chasseurs pour contrôler le territoire qu’elle a conquis. »
Irène Bonnaud.