FRÈRES ET SŒURS, GAUDEAMUS et CLAUSTROPHOBIA, spectacles du Théâtre Maly de Petersbourg, ont produit en France un choc perceptif et émotionnel déjà ressenti, il y a longtemps, lors des tournées russes des années vingt, par le public parisien, violemment surpris par « l’effet de troupe »1. Il s’agit en fait d’une histoire qui s’étale tout au long du siècle précédent, car le théâtre russe est marqué par la notion d’ensemble dont on attribue d’ailleurs trop vite la paternité à K. Stanislavski et à V. Nemirovitch- Dantchenko au Théâtre d’Art. Car c’est au XIXe siècle, avec Alexandre Ostrovski, auteur dramatique qui dirigeait la mise en place de ses propres pièces au Théâtre Maly à Moscou, que s’est esquissée pour la première fois cette idée d’ensemble, de groupe d’acteurs d’où le vedettariat doit être banni au bénéfice d’un jeu commun. Mais le jeu commun n’est pas tout à fait le chœur, même s’il en constitue une modalité nécessaire.
Au début des années 10, V. Meyerhold, ancien acteur du Théâtre d’Art, constate : « Le théâtre a perdu le chœur. Chez les Grecs anciens, le héros était entouré d’un groupe, le chœur. Chez Shakespeare aussi le héros se trouve au centre du cercle formé par les “caractères” secondaires. Bien entendu, cela n’est pas identique à ce qu’on trouvait chez les Grecs, mais peut-être que dans la foule des personnages secondaires qui, dans le théâtre shakespearien, entourent le héros principal, vibrait pourtant encore un peu de l’écho du chœur grec. Au centre, le héros – ici et là. Ce centre disparaît complètement avec Tchekhov. “Les individualités” chez Tchekhov se diluent dans le groupe des personnages dépourvu de centre. Le héros, Leonid Andreïev a bien tenté de le rétablir sur scène. Mais c’est tellement difficile de nos jours. Pour que les traits propres au héros prennent davantage de relief, il a fallu, dans LA VIE DE L’HOMME2, masquer le visage des personnages secondaires. Et quand on en fut arrivé là, il apparut tout à coup que ce groupe de personnages tous pareillement masqués était l’écho du chœur perdu. Est-il possible que les personnages secondaires de LA VIE DE L’HOMME aient quelque ressemblance avec le chœur grec ? Bien sûr que non, mais il y a là un symptôme. Je ne sais s’il est proche, mais un jour viendra où quelqu’un nous aidera à rétablir ce que le théâtre a perdu : le chœur réapparaîtra sur scène ».3
On ne suivra pas ici toute l’histoire de la scène russe du XXe siècle, mais elle pourrait être interprétée sous l’angle particulier de la recherche de la choralité. Le théâtre russe est en effet marqué par des modes d’apprentissage (écoles) et de création (troupes) contaminés par trois événements cruciaux et successifs : l’écriture tchékhovienne qui déplace l’accent de l’individu au groupe formé par des personnages qui gravitent autour d’un antihéros éphémère, centre provisoire d’actions labiles ; les utopies révolutionnaires et la réalité historique de l’action collective dans la vie et dans l’art ; enfin les résistances des années 1960 – 1980 qui ouvrirent le théâtre, scène et salle, à la présence réelle et imaginaire d’un chœur qu’on dira populaire, pour faire vite. Sur le plateau, le chœur se décline sous différentes modalités, et d’abord dans le sens d’une réunion de personnes qui exécutent un morceau ensemble (grâce à des techniques communes qui leur permettent cette exécution ) ou / et qui ont une attitude, un but commun : soit la troupe permanente et cohérée. Mais aussi le chœur au sens grec, groupe qui entoure les personnages principaux, agit ensemble pour commenter, interpréter, questionner, interpeller, témoigner. Chœur enfin dans un sens élargi où un groupe d’acteurs délégués du public peut tenir toute la place sur la scène, chœur masse ou hagiographique, chœur critique, ou chœur (des acteurs) à cœur (du public). La choralité du théâtre russe se tisserait entre ces différents sens, ces différentes strates qui importent pour un art dont le rôle social a été de premier plan durant le XXe siècle et dont l’histoire complexe et douloureuse demeure vivante et active jusque dans son actualité.
L’image de l’ensemble mise en avant par le Théâtre d’Art de Moscou va se combiner à la notion de l’artel russe, atelier aux bases collectivistes et démocratiques, pour irriguer le théâtre des premières années de la révolution russe. On relève alors une grande influence des idées du poète symboliste Viatcheslav Ivanov4 qui cherche une régénération du théâtre et de la société par la tragédie grecque et le théâtre dionysiaque. Les propositions d’Ivanov concernent l’organisation dans tout le pays de grands chœurs, la « mytho-création » ou spectacles inspirés d’actions héroïques, de contes et de légendes, et l’union du public et des acteurs dans des rituels, danses, chants. Elles deviennent, surtout à Pétrograd, l’orientation générale du théâtre non professionnel. Partout dans les cercles auto-actifs, comme dans les grandes fêtes de masse, se développe l’idée de chœur où le jeu collectif vocal et gestuel est substitué au jeu individuel. Autour de la masse chorale, des personnages historiques, tracés à larges traits. Le chœur symbolise alors une classe sociale en tant qu’élément d’un fonctionnement théâtral où s’unissent acteurs et spectateurs à travers un processus d’identifi- cation collective. Dans son livre aux multiples rééditions LE THÉÂTRE CRÉATEUR, P. Kerjentsev prolétarise la notion de théâtre « cultuel ». En se référant à la tragédie antique et à la culture du khorovod (ronde chantée de la Russie traditionnelle), il prône l’application au théâtre du principe choral, la création de spectacles qui incluraient des moments d’intervention collective du public, par exemple le chant, dont il préconise de généraliser la pratique.5
Le premier des spectacles de l’«Octobre théâtral » de Meyerhold, LES AUBES d’après É. Verhaeren au Premier Théâtre RSFSR de Moscou, reprend en 1920 les idées d’Ivanov, le chœur parlé, les actions symboliques, l’impact des émotions fortes qui unissent et qui soudent actants et regardants. À sa suite, depuis MYSTÈRE- BOUFFE, et jusqu’au REVIZOR (1926, Meyerhold), en passant par LA PRINCESSE TURANDOT (1922, Vakhtangov), la choralité se décline en diverses variations : regroupements thématiques des personnages, union des acteurs sous un uniforme de travail, superposition de plusieurs types de chœurs, jeu construit sur des principes relationnels qui tiennent à la fois de l’unisson et du contrepoint, polyphonie complexe des corps et des voix, complicité efficace sur le plateau qui autorisera à identifier un groupe de comédiens à un « seul corps à plusieurs têtes ». La quête artistique des formes et la singularisation du jeu exigée de chaque acteur à l’intérieur d’un travail collectif est à la mesure de l’utopie qui anime cette choralité-là et qui entraîne vite loin de l’agit-prop.