Les avatars de la choralité russe : des ensembles démocratiques à une choralité de résistance

Les avatars de la choralité russe : des ensembles démocratiques à une choralité de résistance

Le 19 Oct 2003
Chœur masculin avec son coryphée Vladimir Vyssotski, POUGATCHEV de S. Essenine, théâtre de la Taganka, 1967, Moscou, mise en scène I. Lioubimov (D.R.).
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Chœur masculin avec son coryphée Vladimir Vyssotski, POUGATCHEV de S. Essenine, théâtre de la Taganka, 1967, Moscou, mise en scène I. Lioubimov (D.R.).
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Article publié pour le numéro
Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
76 – 77
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FRÈRES ET SŒURS, GAUDEAMUS et CLAUSTROPHOBIA, spec­ta­cles du Théâtre Maly de Peters­bourg, ont pro­duit en France un choc per­cep­tif et émo­tion­nel déjà ressen­ti, il y a longtemps, lors des tournées russ­es des années vingt, par le pub­lic parisien, vio­lem­ment sur­pris par « l’effet de troupe »1. Il s’agit en fait d’une his­toire qui s’étale tout au long du siè­cle précé­dent, car le théâtre russe est mar­qué par la notion d’ensemble dont on attribue d’ailleurs trop vite la pater­nité à K. Stanislavs­ki et à V. Nemirovitch- Dantchenko au Théâtre d’Art. Car c’est au XIXe siè­cle, avec Alexan­dre Ostro­vs­ki, auteur dra­ma­tique qui dirigeait la mise en place de ses pro­pres pièces au Théâtre Maly à Moscou, que s’est esquis­sée pour la pre­mière fois cette idée d’ensemble, de groupe d’acteurs d’où le vedet­tari­at doit être ban­ni au béné­fice d’un jeu com­mun. Mais le jeu com­mun n’est pas tout à fait le chœur, même s’il en con­stitue une modal­ité néces­saire.

Au début des années 10, V. Mey­er­hold, ancien acteur du Théâtre d’Art, con­state : « Le théâtre a per­du le chœur. Chez les Grecs anciens, le héros était entouré d’un groupe, le chœur. Chez Shake­speare aus­si le héros se trou­ve au cen­tre du cer­cle for­mé par les “car­ac­tères” sec­ondaires. Bien enten­du, cela n’est pas iden­tique à ce qu’on trou­vait chez les Grecs, mais peut-être que dans la foule des per­son­nages sec­ondaires qui, dans le théâtre shake­spearien, entourent le héros prin­ci­pal, vibrait pour­tant encore un peu de l’écho du chœur grec. Au cen­tre, le héros – ici et là. Ce cen­tre dis­paraît com­plète­ment avec Tchekhov. “Les indi­vid­u­al­ités” chez Tchekhov se dilu­ent dans le groupe des per­son­nages dépourvu de cen­tre. Le héros, Leonid Andreïev a bien ten­té de le rétablir sur scène. Mais c’est telle­ment dif­fi­cile de nos jours. Pour que les traits pro­pres au héros pren­nent davan­tage de relief, il a fal­lu, dans LA VIE DE L’HOMME2, mas­quer le vis­age des per­son­nages sec­ondaires. Et quand on en fut arrivé là, il apparut tout à coup que ce groupe de per­son­nages tous pareille­ment masqués était l’écho du chœur per­du. Est-il pos­si­ble que les per­son­nages sec­ondaires de LA VIE DE L’HOMME aient quelque ressem­blance avec le chœur grec ? Bien sûr que non, mais il y a là un symp­tôme. Je ne sais s’il est proche, mais un jour vien­dra où quelqu’un nous aidera à rétablir ce que le théâtre a per­du : le chœur réap­pa­raî­tra sur scène ».3

On ne suiv­ra pas ici toute l’histoire de la scène russe du XXe siè­cle, mais elle pour­rait être inter­prétée sous l’angle par­ti­c­uli­er de la recherche de la choral­ité. Le théâtre russe est en effet mar­qué par des modes d’apprentissage (écoles) et de créa­tion (troupes) con­t­a­m­inés par trois événe­ments cru­ci­aux et suc­ces­sifs : l’écriture tchékhovi­enne qui déplace l’accent de l’individu au groupe for­mé par des per­son­nages qui gravi­tent autour d’un anti­héros éphémère, cen­tre pro­vi­soire d’actions labiles ; les utopies révo­lu­tion­naires et la réal­ité his­torique de l’action col­lec­tive dans la vie et dans l’art ; enfin les résis­tances des années 1960 – 1980 qui ouvrirent le théâtre, scène et salle, à la présence réelle et imag­i­naire d’un chœur qu’on dira pop­u­laire, pour faire vite. Sur le plateau, le chœur se décline sous dif­férentes modal­ités, et d’abord dans le sens d’une réu­nion de per­son­nes qui exé­cu­tent un morceau ensem­ble (grâce à des tech­niques com­munes qui leur per­me­t­tent cette exé­cu­tion ) ou / et qui ont une atti­tude, un but com­mun : soit la troupe per­ma­nente et cohérée. Mais aus­si le chœur au sens grec, groupe qui entoure les per­son­nages prin­ci­paux, agit ensem­ble pour com­menter, inter­préter, ques­tion­ner, inter­peller, témoign­er. Chœur enfin dans un sens élar­gi où un groupe d’acteurs délégués du pub­lic peut tenir toute la place sur la scène, chœur masse ou hagiographique, chœur cri­tique, ou chœur (des acteurs) à cœur (du pub­lic). La choral­ité du théâtre russe se tis­serait entre ces dif­férents sens, ces dif­férentes strates qui impor­tent pour un art dont le rôle social a été de pre­mier plan durant le XXe siè­cle et dont l’histoire com­plexe et douloureuse demeure vivante et active jusque dans son actu­al­ité.

L’image de l’ensem­ble mise en avant par le Théâtre d’Art de Moscou va se com­bin­er à la notion de l’artel russe, ate­lier aux bases col­lec­tivistes et démoc­ra­tiques, pour irriguer le théâtre des pre­mières années de la révo­lu­tion russe. On relève alors une grande influ­ence des idées du poète sym­bol­iste Viatch­eslav Ivanov4 qui cherche une régénéra­tion du théâtre et de la société par la tragédie grecque et le théâtre dionysi­aque. Les propo­si­tions d’Ivanov con­cer­nent l’organisation dans tout le pays de grands chœurs, la « mytho-créa­tion » ou spec­ta­cles inspirés d’actions héroïques, de con­tes et de légen­des, et l’union du pub­lic et des acteurs dans des rit­uels, dans­es, chants. Elles devi­en­nent, surtout à Pétro­grad, l’orientation générale du théâtre non pro­fes­sion­nel. Partout dans les cer­cles auto-act­ifs, comme dans les grandes fêtes de masse, se développe l’idée de chœur où le jeu col­lec­tif vocal et gestuel est sub­sti­tué au jeu indi­vidu­el. Autour de la masse chorale, des per­son­nages his­toriques, tracés à larges traits. Le chœur sym­bol­ise alors une classe sociale en tant qu’élément d’un fonc­tion­nement théâ­tral où s’unissent acteurs et spec­ta­teurs à tra­vers un proces­sus d’identifi- cation col­lec­tive. Dans son livre aux mul­ti­ples réédi­tions LE THÉÂTRE CRÉATEUR, P. Ker­jent­sev pro­lé­tarise la notion de théâtre « cultuel ». En se référant à la tragédie antique et à la cul­ture du khorovod (ronde chan­tée de la Russie tra­di­tion­nelle), il prône l’application au théâtre du principe choral, la créa­tion de spec­ta­cles qui inclu­raient des moments d’intervention col­lec­tive du pub­lic, par exem­ple le chant, dont il pré­conise de généralis­er la pra­tique.5

Le pre­mier des spec­ta­cles de l’«Octobre théâ­tral » de Mey­er­hold, LES AUBES d’après É. Ver­haeren au Pre­mier Théâtre RSFSR de Moscou, reprend en 1920 les idées d’Ivanov, le chœur par­lé, les actions sym­bol­iques, l’impact des émo­tions fortes qui unis­sent et qui soudent actants et regar­dants. À sa suite, depuis MYSTÈRE- BOUFFE, et jusqu’au REVIZOR (1926, Mey­er­hold), en pas­sant par LA PRINCESSE TURANDOT (1922, Vakhtan­gov), la choral­ité se décline en divers­es vari­a­tions : regroupe­ments thé­ma­tiques des per­son­nages, union des acteurs sous un uni­forme de tra­vail, super­po­si­tion de plusieurs types de chœurs, jeu con­stru­it sur des principes rela­tion­nels qui tien­nent à la fois de l’unisson et du con­tre­point, poly­phonie com­plexe des corps et des voix, com­plic­ité effi­cace sur le plateau qui autoris­era à iden­ti­fi­er un groupe de comé­di­ens à un « seul corps à plusieurs têtes ». La quête artis­tique des formes et la sin­gu­lar­i­sa­tion du jeu exigée de chaque acteur à l’intérieur d’un tra­vail col­lec­tif est à la mesure de l’utopie qui ani­me cette choral­ité-là et qui entraîne vite loin de l’agit-prop.

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Béatrice Picon-Vallin
Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite CNRS (Thalim).Plus d'info
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