« Celui qui ne sait plus parler, qu’il chante ! » Le chœur chez Didier-Georges Gabily

« Celui qui ne sait plus parler, qu’il chante ! » Le chœur chez Didier-Georges Gabily

Le 14 Oct 2003
DES CERCUEILS DE ZINC de S. Alexievitch, mise en scène de Didier- Georges Gabily. Photo Marc Enguerand.
DES CERCUEILS DE ZINC de S. Alexievitch, mise en scène de Didier- Georges Gabily. Photo Marc Enguerand.

A

rticle réservé aux abonné.es
DES CERCUEILS DE ZINC de S. Alexievitch, mise en scène de Didier- Georges Gabily. Photo Marc Enguerand.
DES CERCUEILS DE ZINC de S. Alexievitch, mise en scène de Didier- Georges Gabily. Photo Marc Enguerand.
Article publié pour le numéro
Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
76 – 77
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

« L’EXERCICE de la musique chorale est une expéri­ence impor­tante à faire ; ce n’est pas rien de chanter avec d’autres, ça oblige à sor­tir de soi, cela sup­prime une cer­taine sorte de respect humain et toute timid­ité. »1 Cette remar­que de Pierre Guy­otat sur la musique con­cerne tout aus­si juste­ment le théâtre. Comme si le chœur défai­sait la dis­tinc­tion entre dire et chanter. Cette oblig­a­tion de sor­tir de soi n’y est pas pour rien : ne plus maîtris­er, seul, les ressorts de notre indi­vid­u­al­ité, les livr­er à l’espace com­mun – voilà qui méta­mor­phose l’humain en pro­fondeur. La remar­que de Guy­otat donne à penser ce qui fonde la réal­ité du chœur en général, théâ­tral ou musi­cal. Et celui de Gabi­ly, que nous allons évo­quer ici, n’échappe pas au sché­ma esquis­sé. Expéri­ence, chant, sor­tie de soi, perte du respect de l’individu, sup­pres­sion de toute timid­ité.

Pierre Guy­otat enchaîne en pré­cisant que la musique chorale est peu présente en France. Il l’explique par « l’esprit indi­vid­u­al­iste français » (l’une des formes les plus abouties du logos grec, parole et rai­son mêlées), qui résiste sans aucun doute à toute forme de sor­tie de soi. S’y ajoute égale­ment la laïc­ité, qui a déplacé toute forme d’expression religieuse en dehors de la sphère publique. Or le chœur est d’origine essen­tielle­ment religieuse, et même lorsqu’il est déplacé en dehors de tout con­texte cultuel, son empreinte reste souter­raine­ment active. C’est bien ce qui se passe dans l’évolution de la tragédie grecque, où le chœur s’amenuise à mesure que grandit la fig­ure indi­vidu­elle du citoyen athénien, s’arrachant du fond mythologique des dieux régis­seurs.

Le chœur serait donc un dis­posi­tif théâ­tral au passé, un monde enfoui qui ne per­met pas d’articuler l’avènement du monde occi­den­tal, fondé sur la rai­son indi­viduée, ou s’individualisant. Et il faut bien admet­tre que l’histoire du réper­toire dra­maturgique européen, durant plus de deux mil­lé­naires, con­firme pleine­ment cette hypothèse. Le chœur a déserté les scènes du théâtre, pour laiss­er la place à toutes les formes du logos incar­né dans l’individu.

L’histoire du vingtième siè­cle, dans le monde comme dans le monde du théâtre, n’aura pas été autre chose qu’une mise en crise de ce logos pré­ten­du­ment civil­isa­teur. Or, qu’aura-t-il pro­duit, sinon la quin­tes­sence en acte de la destruc­tion général­isée, à l’échelle du monde, mis en guerre con­tre lui-même – avec la solu­tion finale comme ultime hori­zon ? Rien d’étonnant, si le théâtre dans ses postes les plus avancés, s’est mis à pro­duire des formes qui dénon­cent, ou accusent ces formes « logiques » du lan­gage. Artaud, Jar­ry, Beck­ett, Ionesco, Genet, Nova­ri­na, Py ou Gabi­ly – autant de ten­ta­tives, qui pren­nent des formes très dif­férentes pour dire à chaque fois une seule et même chose, entê­tante : le monde du lan­gage n’a pas su nous sauver du pire. La langue de rai­son n’a su que pro­duire le plus ter­ri­fi­ant des délires. Les poètes ont répon­du à la langue. Cha­cun avec la sienne. Et c’est là que le chœur rede­vient une caté­gorie esthé­tique pos­si­ble pour notre monde présent.

« Celui qui ne sait plus par­ler, qu’il chante !

Il suf­fit qu’une petite âme ait la sim­plic­ité de com­mencer et voici que toutes sans qu’elles le veuil­lent se met­tent à l’écouter et répon­dent, elles sont d’accord.

Par-dessus les fron­tières nous établirons cette république enchan­tée où les âmes se ren­dent vis­ite sur ces nacelles qu’une seule larme suf­fit à lester.

Ce n’est pas nous qui faisons la musique, elle est là, rien n’y échappe, il n’y a qu’à s’adapter, il n’y a qu’à nous y enfon­cer jusque par-dessus les oreilles. »2

Ce sont les mots de Dona Musique, dans la troisième journée du SOULIER DE SATIN. Nous sommes au milieu de l’Europe, au cœur de l’Europe en guerre, et Musique donne la voix. Elle indique un sens pour tous ceux qui ne sont plus capa­bles de par­ler – pour tous ceux que le monde empêche de par­ler. En quelques vers elle for­mule l’exigence absolue d’un poème tenu à la hau­teur de notre époque. Et ce qu’elle décrit n’est pas autre chose que la forme même du chœur. Il n’y a aucun hasard dans le fait que L’ÉCHANGE de Paul Claudel ait été l’un des pre­miers travaux«montrés »3 de Didi­er Gabi­ly. Cette tra­ver­sée devait s’avérer large­ment fon­da­trice. Et la langue de Claudel n’a jamais cessé de roder, dans les gre­niers de l’écrivain Gabi­ly. Il prend à la let­tre le con­seil de Musique : « Celui qui ne sait plus par­ler, qu’il chante ! », pré­cisé­ment parce qu’il a par­faite­ment saisi les impass­es de nos dra­matur­gies, poli­tiques et esthé­tiques.

Le dis­posi­tif du chœur est sans doute l’avancée la plus aiguë de l’œuvre de Gabi­ly. Con­traire­ment aux idées reçues, le chœur tel qu’il s’en empare n’est pas une parole glob­ale et col­lec­tive ; c’est un étrange éclate­ment, un dessin qui appa­raît bru­tale­ment, même s’il était déjà là, à vue, sans être vu. Des lignes, de sim­ples lignes, irra­di­ent, déga­gent lente­ment des points aveu­gles qui se gon­flent de sens. S’opère alors comme une recom­po­si­tion des éclats. Plus exacte­ment leur recon­sti­tu­tion, parce que la total­ité n’est jamais don­née, une recon­sti­tu­tion qui aura peut-être lieu, pour celui qui regarde, si par chance l’œil se promène, nomade, de long, en large.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Partager
Bruno Tackels
Bruno Tackels est essayiste et dramaturge. Il est producteur d’émissions théâtrales à France-culture, et rédacteur...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements