Ces propos reprennent, en partie et partiellement modifié, un entretien paru dans le numéro 14 (hiver 2000) de la revue Vacarme.
L’acteur interprète
J’EN REVIENS toujours à l’art de l’acteur. Je pense que le texte guide, « sait » la manière dont il veut être pris en charge, donne des clés. Mais si ce texte, on ne l’écoute pas assez, on l’ensevelit, on l’enterre au lieu de le révéler. C’est vrai pour n’importe quelle écriture, qu’elle soit classique ou contemporaine. C’est donc de l’art de l’acteur qu’il s’agit. La question est : comment l’acteur va-t-il rentrer en rapport avec un texte, quels moyens va-t-il mettre en œuvre pour le révéler. Sans partir de présupposés.
Dès mes débuts, ce qui m’a marqué dans la pratique du théâtre, c’est que c’est de l’ordre du partage, de la confrontation. Quelque chose qui se construisait dans le travail de répétition, dans les premiers pas, alors qu’on était soi-même en jeu, et non en représentation. Ces premiers temps, qui n’avaient pas d’autre intérêt que cela, m’ont profondément marqué. Je n’ai, alors, pas appris beaucoup de choses sur le théâtre, ses techniques, son histoire, mais cela a été décisif et a déterminé ce que j’ai toujours recherché ensuite : que cela ne se fasse pas seul, mais avec d’autres. Je n’ai pas envie que chacun travaille seul. Donc, quand je travaille avec des interprètes, j’essaye de faire en sorte qu’ils travaillent entre eux. C’est là qu’on en vient à
la choralité.
La notion de chœur est de l’ordre de la communauté de personnes, d’interprètes : on travaille à la même chose, on est tous dans un même champ, un terrain délimité avec un même texte en pâture, et tous dans une écriture, sans hiérarchie. Quelquefois l’écriture semble donner une hiérarchie – par exemple, dans BÉRÉNICE, il y a disproportion entre les 700 vers de Titus et les 7 vers de Rutile –, mais il faut malgré tout garder toujours l’idée (et ce n’est pas de la démagogie que de dire cela) que tous les interprètes s’emparent du texte, et qu’il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Pour prendre une image, c’est un peu comme si l’auteur était une sorte de géant avec un souffle extraordinaire, qui pouvait dire son œuvre d’un seul jet, du début à la fin, mais que comme l’époque des titans est révolue et que nous ne sommes que des humains, on suivait un découpage qu’il a indiqué, obligés de se partager le travail. En quelque sorte, on le fait à plusieurs parce qu’on ne peut pas le faire tout seul, mais c’est la même posture : cela implique que l’on est tous responsables, porteurs. Sans les 7 vers de Rutile, il n’y a pas les 1 600 vers de Racine. On est tous absolument porteurs de l’œuvre.
Comment, alors, arriver à mettre réellement en jeu, en travail, cette question-là ? Qu’effectivement celui qui joue Rutile travaille autant que celui qui joue Titus ? C’est comme cela que ça m’intéresse de travailler actuellement.
Le chœur ( I )
C’est pourquoi la notion de chœur est essentielle pour moi. Même dans un théâtre de protagonistes, elle est à la base du travail théâtral : tous les gens qui sont sur le plateau traversent une écriture, ou sont traversés par une écriture, et portent la même langue, de manières très différentes, parce qu’ils sont différents, dans un espace qui est le même pour tous, mais qu’ils traversent de manières très différentes. Le chœur, c’est l’inverse de « je ne veux voir qu’une seule tête ». C’est la communauté, c’est-à-dire une réunion d’êtres humains – en l’occurrence, ici, une réunion d’interprètes-acteurs –, avec leurs singularités.
Bien souvent, quand je vais au théâtre, je vois des acteurs qui ont un réel savoir-faire, qui peuvent même être extrêmement saisissants ou émouvants, mais qui ne me semblent pas jouer la même pièce : ils jouent tous dans la même mise en scène, mais ils ne portent pas la même écriture, ne disent pas la même langue. Or, pour moi, cela n’est pas supportable, parce que cela me ramène, en tant que spectateur, à une position de mollusque : je ne peux alors que me demander lequel est le meilleur, lequel est le plus proche de l’écriture… autant de questions qui m’intéressent assez peu. Je ne peux plus alors réagir que de deux manières, en décrétant que c’est bien ou que ce ne l’est pas, ce qui est une activité de spectateur très limitée. Or, la fonction du spectateur est extrêmement riche, et elle est absolument indissociable de la question de l’interprète.
Mettre en rapport et révéler