Face à ce qui se dérobe : La choralité à l’œuvre dans RWANDA 94

Face à ce qui se dérobe : La choralité à l’œuvre dans RWANDA 94

Le 4 Oct 2003
L’ORESTIE d’Eschyle, mise en scène de Peter Stein. Photo Marc Enguerand.
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Article publié pour le numéro
Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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QU’EST-CE AU JUSTE, que la « choral­ité » ? Ren­voy­ant séman­tique­ment à un objet résidu­el, s’offrant à la pen­sée comme l’effet fan­tôme du chœur, le mot sug­gère d’être abor­dé en ten­ant compte de sa part néga­tive, tant il sem­ble désign­er ce qui reste du chœur quand le chœur n’y est plus. En d’autres ter­mes, relèverait de la choral­ité ce qui, a min­i­ma, cor­re­spond aux qua­tre sèmes fon­da­men­taux pro­pres au chœur : la plu­ral­ité (à dis­tinguer du col­lec­tif par le fait qu’elle peut désign­er une intéri­or­ité sub­jec­tive tra­vail­lée par la dis­sémi­na­tion), l’hétérogène (par le car­ac­tère con­tra­dic­toire de ses fonc­tions, qui se traduisent formelle­ment par une langue où épique et lyrique coex­is­tent très étroite­ment), l’irreprésentable (le chœur résiste à la représen­ta­tion et mod­i­fie de divers­es façons son régime, notam­ment le rap­port à l’espace-temps et dans sa façon de mod­i­fi­er le rap­port d’interlocution, frayant une voie médi­ane entre le dialogique et le monologique ) ; une capac­ité à pro­duire du lien (le chœur lie la scène à ce qui la cerne – par métaphore, à un grand autre ou, par métonymie, à la salle). On pro­pose, même pro­vi­soire­ment, de lim­iter ici à ces qua­tre sèmes fon­da­men­taux du chœur ce qui relèverait de la choral­ité dans un spec­ta­cle théâ­tral : cette dernière se rap­porterait donc à un effet choral (touchant au rap­port scène – extérieur), émis par une instance chorale (plurielle et hétérogène), con­sti­tu­ant de fait un écart par rap­port à un régime don­né de représen­ta­tion. L’un des béné­fices à tir­er de ce con­cept – opéra­teur est qu’il peut per­me­t­tre d’approcher les modal­ités de représen­ta­tion, dans le domaine du spec­ta­cle, de ce que Jean-Luc Nan­cy a pu ten­ter de cern­er, dans le champ philosophique, de « la » com­mu­nauté aujourd’hui.

RWANDA 94 pro­jette à nou­veau aujourd’hui la ques­tion du chœur et de la choral­ité et, par-delà, de la représen­ta­tion de la com­mu­nauté, au cœur des inter­ro- gations que pose l’esthétique théâ­trale con­tem­po­raine. On envis­agera ici ce spec­ta­cle sous l’angle de la choral­ité telle que définie ci-dessus, c’est-à-dire au sens de ce qui regarde les con­di­tions de pos­si­bil­ité de représen­ta­tion de la com­mu­nauté, enten­due d’abord, ain­si que l’article défi­ni l’indique, comme la con­stel­la­tion de sens qui peut con­stituer l’en com­mun : ce qui sou­tient une pen­sée de la soci­a­tion (asso­ci­a­tion / dis­so­ci­a­tion)1, artic­ulée au cou­ple mémoire — oubli comme con­di­tion de cet en com­mun2. On choisit d’observer les solu­tions formelles qu’offre ce spec­ta­cle dans la stricte per­spec­tive de l’espace de l’en-commun qu’il pos­tule et des­sine.

Tout com­mence par le pro­pos pro­gram­ma­tique du sous-titre. RWANDA 94 offre de faire acte de répa­ra­tion sym­bol­ique envers les morts, à l’usage des vivants3. Le Groupov pré­cisant qu’il s’agit là d’une ten­ta­tive, place l’œuvre dans la tra­di­tion formelle, ouverte et expéri­men­tale, de l’essai théâ­tral. La référence explicite à la psy­ch­analyse per­met d’inférer qu’une atten­tion par­ti­c­ulière sera accordée au libre jeu des formes et aux asso­ci­a­tions qu’elles pour­ront con­tribuer à pro­duire chez le spec­ta­teur : en tout cas, que tout ne sera pas con­trôlé par la rai­son. S’il s’agit d’un acte de répa­ra­tion au sens que lui donne Mélanie Klein, le Groupov pro­poserait donc un spec­ta­cle visant à sym­bol­ique­ment redonner vie à ce qui a été tué, à ren­dre à l’objet d’amour son intégrité suite à sa destruc­tion dont le sujet se con­sid­ère respon­s­able4. On con­vien­dra qu’il ne saurait être ques­tion d’une répa­ra­tion qui prenne en charge le géno­cide rwandais en tant que tel – qui est l’irréparable même. À la répa­ra­tion selon le Groupov est assignée une dou­ble des­ti­na­tion : à l’égard des vic­times mortes dont l’humanité entre­tient la mémoire d’une part, et envers les vivants, dont il est souhaité qu’ils fassent « usage » de cette répa­ra­tion, d’autre part. Ce spec­ta­cle qui proclame et assume ouverte­ment sa visée répara­trice, avec les risques que com­porte ce pro­jet, est issu d’un sen­ti­ment de « révolte » devant l’attitude de pas­siv­ité de la com­mu­nauté inter­na­tionale et des médias : la charge dénon­ci­atrice y sera cen­trale. Le spec­ta­cle délim­ite trois groupes humains impliqués dans l’événement : vic­times, coupables et respon­s­ables – à l’évidence, c’est à l’usage de ces derniers qu’est des­tinée l’entreprise de répa­ra­tion. De ce fait, les spec­ta­teurs réels ne for­meraient qu’une infime par­tie d’un groupe de « des­ti­nataires par con­tu­mace ».

Trois caté­gories de des­ti­nataires peu­vent être dis­tin­guées : le cer­cle des coupables, les « bour­reaux » directe­ment impliqués dans les crimes ; celui, malaisé­ment dif­féren­cié du pre­mier, des respon­s­ables directs ( mem­bres de gou­verne­ments occi­den­taux, d’organisations inter­na­tionales ( ONU ), dig­ni­taires religieux ) ; celui enfin des respon­s­ables, est con­sti­tué par la société civile occi­den­tale en tant qu’héritière du passé colo­nial, les médias du monde entier, et l’opinion publique mon­di­ale restée large­ment pas­sive avant et durant les événe­ments.

C’est à ces deux derniers cer­cles de respon­s­ables que s’adresse Yolande Muk­a­gasana, la sur­vivante, qui ouvre le spec­ta­cle par le réc­it de sa pro­pre his­toire, à l’issue de laque­lle elle élar­git les des­ti­nataires de son dis­cours à l’humanité tout entière : quiconque ne veut pren­dre con­nais­sance du cal­vaire du peu­ple rwandais est com­plice des bour­reaux, énonce-t-elle. En défini­tive, le des­ti­nataire prin­ci­pal du dis­cours de Yolande est d’abord celui qui n’a pas voulu ou pas pu savoir, celui qui ne veut pas ou ne peut pas savoir.

Dès lors, la répa­ra­tion passera d’abord par un tra­vail d’information. Le spec­ta­cle pro­pose, dans et par le régime de la fic­tion, un remède au mal qu’il dénonce. Madame Bee Bee Bee, fig­ure chorale placée au cen­tre du dis­posi­tif fic­tion­nel de RWANDA 94 joue un rôle clé dans ce proces­sus propédeu­tique. Cette jour­nal­iste qui cherche à savoir et com­pren­dre fait fig­ure de déléguée du « spec­ta­teur idéal » à quoi Schlegel iden­ti­fi­ait le chœur : « défenseur des intérêts de l’humanité », et représen­tant des aspi­ra­tions, croy­ances et men­tal­ités du spec­ta­teur réel. Par l’intermédiaire de l’enquête fic­tive qu’elle mène, les pièces du dossier vont s’accumuler devant le spec­ta­teur, dans un ordre aléa­toire : con­férence, images doc­u­men­taires muettes du géno­cide, cauchemars de la jour­nal­iste, par­o­die d’Ham­let, fig­ures démesurées et mon­strueuses (masques de hyènes, mar­i­on­nettes géantes) con­vo­quant tour à tour divers­es représen­ta­tions fic­tion­nelles de respon­s­ables du géno­cide. C’est au spec­ta­teur de procéder à l’organisation de ce matéri­au, la con­férence, temps fort de la phase explica­tive du géno­cide, étant prise dans ce tis­su de fic­tion. Madame Bee Bee Bee per­met donc que soient exposés devant les spec­ta­teurs un cer­tain nom­bre d’éléments indi­ci­aires qui guideront le spec­ta­teur dans son enquête. Son statut de présen­ta­trice jus­ti­fie sa posi­tion frontale (elle fait con­stam­ment face au spec­ta­teur, y com­pris lorsque der­rière elle les images du géno­cide sont pro­jetées). Dans le régime de fic­tion, sa fig­ure assure l’unification des élé­ments hétérogènes du spec­ta­cle et per­met d’assigner une cohérence de sur­face à un geste esthé­tique qui relève fon­da­men­tale­ment du col­lage et du mon­tage : celui de l’accumulation des pièces de l’enquête.

Mais il y a plus : cette « sou­veraine » de l’empire médi­a­tique5 est préoc­cupée de ce qu’elle appelle la jus­tice :

Moi Bee Bee Bee, / que la presse spé­cial­isée nomme « l’ange intraitable » /

Parce que d’une main je tiens une opin­ion, / et de l’autre main une autre opin­ion /

Et qu’en con­science je soupèse l’une et l’autre / pour que de ce mou­ve­ment impar­tial naisse la vérité, / Moi Bee Bee Bee, / qui soigne mes mots et ma mine pour dire à tous ceux qui m’écoutent : tels sont les faits mes amis, en con­séquence faites votre juge­ment.6

La con­cep­tion que Madame Bee Bee Bee expose de la jus­tice – qu’elle con­fond avec l’éthique médi­a­tique : impar­tial­ité et présen­ta­tion objec­tive des faits – per­met que sur­gisse une modal­ité de la vérité : celle des images brutes, de l’analyse his­torique, des témoignages, voire du délire par l’exhibition des « visions » de la jour­nal­iste. Par elle, le spec­ta­teur est exposé à la vérité des faits têtus, présen­tée comme une vari­ante de ce que Paul Ricoeur nomme la vérité fidél­ité : celle des événe­ments qui offrent au spec­ta­teur la pos­si­bil­ité de faire acte de mémoire. Un acte de par­tic­i­pa­tion, sinon de répa­ra­tion, sera ren­du pos­si­ble par une opéra­tion de recon­sti­tu­tion men­tale à par­tir d’un don­né dra­ma­tique aléa­toire et dis­per­sé, régi par un dis­posi­tif choral.

Mais le spec­ta­cle ne se lim­ite pas à pro­pos­er cet effort de récol­lec­tion en quoi con­siste l’acte de mémoire. Il y ajoute la prob­lé­ma­tique morale de la fidél­ité — jus­tice au sens que Ricoeur donne au fait de ren­dre jus­tice, non pas aux événe­ments du passé, mais à ses pro­tag­o­nistes7. C’est le chœur des morts qui sera investi de cette fonc­tion qui revêti­ra la forme de la dénon­ci­a­tion et du thrène : la litanie des « diront-ils », d’une part, la « can­tate de Bis­esero » d’autre part, exposent cette sec­onde modal­ité de la vérité.

C’est de ces deux modal­ités – vérités des faits et de l’hommage ren­du aux dis­parus – qu’émerge l’impératif de jus­tice, dont le con­tenu demeure infor­mulé : RWANDA 94 ne pro­pose aucune solu­tion pra­tique, n’offre aucune clé fiable. C’est que le spec­ta­cle ne fait stric­to sen­su pas plus acte réel de répa­ra­tion qu’il ne rend réelle­ment jus­tice : il appelle à la répa­ra­tion et à la jus­tice, rejoignant ain­si le rôle dévolu aux chœurs trag­iques grecs. La fic­tion dra­ma­tique de RWANDA 94 étant ain­si noy­autée de choral­ité, dis­séminée formelle­ment par le geste du mon­tage, la place dévolue à l’acteur trag­ique ou comique demeure vacante – rai­son pour laque­lle le spec­ta­teur est si con­tinû­ment sol­lic­ité, inter­pel­lé, par les par­tic­i­pants au spec­ta­cle qui s’adressent directe­ment à lui. C’est autour d’un lieu vide que s’organise la dra­maturgie chorale de RWANDA 94.

Les trois pro­pos fon­da­men­taux du spec­ta­cle con­di­tion­nent donc sa forme : dénon­cer, informer et célébr­er, dans l’optique du Groupov, con­duisent à inven­ter un nou­veau mode de théâtre poli­tique, qui rap­pelle les propo­si­tions pis­ca­to­ri­ennes et brechti­ennes, mais s’en éloigne notam­ment par la référence ouverte à la psy­ch­analyse et la prise en charge par le spec­ta­cle de la dimen­sion de l’intériorité sub­jec­tive. Dans cette forme, la parole artic­ulée est con­cur­rencée par l’image, le chant, la musique, chaque élé­ment du spec­ta­cle étant investi d’une fonc­tion pro­pre. Dans les trois cas, il est fait recours à toutes les ressources de l’interlocution. Pour servir l’explication, le dis­cours est forte­ment argu­men­tatif, organ­isé sous la forme de la con­férence qui exclut le dialogique. Pour porter la dénon­ci­a­tion, c’est la forme de la ques­tion qui sera choisie : la troisième par­tie reprend anaphorique­ment la ques­tion « diront-ils que…», marte­lant ain­si la néces­sité de lut­ter con­tre l’oubli. Mais cette ques­tion demeure sans réponse, puisqu’elle est adressée aux spec­ta­teurs eux-mêmes. Ces deux procédés sont exem­plaires de l’effet de choral­ité qui régit la rela­tion scène – salle : sub­sti­tu­ant au sys­tème dialogique un dis­posi­tif choral, le locu­teur s’adresse directe­ment au spec­ta­teur, retrou­vant le geste frontal de la parabase. Le spec­ta­cle réac­tu­alise ain­si une fonc­tion dévolue au chœur de l’antique comédie, celle du porte-parole, placée ici au ser­vice d’une esthé­tique com­mi­na­toire de l’incitation à répon­dre.

C’est en effet sur la sys­té­ma­tique inter­pel­la­tion des spec­ta­teurs, con­duisant jusqu’à l’envahissement de la salle par la scène, que fonc­tionne le spec­ta­cle, mais aus­si sur une répar­ti­tion des voix, une alter­nance du chant, de la parole, du témoignage. RWANDA 94 est exem­plaire d’une dra­maturgie dont toutes les fig­ures mar­quées au coin de la choral­ité, com­posent un spec­ta­cle aux instances mobiles qui s’apparente à un mon­stre chargé de fureur dra­ma­tique.

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Martin Mégevand
Martin Mégevand est Maître de conférences en littératures théâtrales au département de Littérature française de...Plus d'info
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