« IL Y A QUELQUES ANNÉES j’ai acheté une vieille édition de Marc Aurèle qui portait la dédicace : « Qu’il vous soit l’ami des heures difficiles et qu’il vous soutienne comme il m’a soutenue »
Je ne connais pas, appliqué à un livre, d’éloge plus beau que cet « ami des heures difficiles ».
Cioran – les Cahiers
Ces lignes de Cioran, je les ai paraphrasées pour la dédicace écrite sur le livre de Peter Brook que j’offrais à un ami et c’est avec elles aussi que je débute ce modeste compte-rendu. Ce livre, pour moi, n’est pas arrivé à des « heures difficiles », mais à des « heures incertaines » quand l’envie de s’éloigner pointe et la panne personnelle menace. Il devint vite un livre nécessaire qui me plaisait de lire lentement afin de m’arrêter à chaque station car OUBLIER LE TEMPS, je l’ai vite compris, est un livre de formation. Un Bildungsroman où le protagoniste, en se délestant des accidents et personnages épisodiques, marque les événements essentiels et dégage l’enseigne- ment qu’il en a tiré. Ici, comme dans toute aventure de formation, chaque étape a sa raison d’être et le metteur en scène en fait un point de repère pour le parcours accompli. Ainsi Brook dessine en raccourci les chemins empruntés et les choix opérés pour arriver à la voie actuelle. OUBLIER LE TEMPS nourrit et il m’a nourri. Pourtant une méfiance préludait à la lecture car une amie friande plutôt de « biographique » dans le sens commun du terme m’avait prévenu : « Peter he will die with his secrets ». Aujourd’hui, la dernière page achevée, ce n’est guère le sentiment de l’ombre ou de la dissimulation qui l’emporte, mais celui de la lumière progressive, acquise au prix des efforts et de ces remises en question que Brook n’a jamais cessé de pratiquer. – actiques de répétition que le lecteur peut faire siens et ainsi élargir son propre champ. Ainsi l’artiste et l’artisan se relaient tout au long de ce retour sur soi. Si Brook mettait sous le signe de « l’espace vide » son premier grand livre il place celui-ci sous le signe du « temps » pour conclure, en esprit faustien, sur l’éloge de l’instant. « Être présent », terme ultime de tout parcours de formation.
Un jour lumineux de 11 novembre Peter Brook lui-même me montrait quelques extraits de sa rencontre filmée avec Gordon Craig : il était engagé, puissant, direct, convaincu de l’utilité de ses actes. Ce jeune homme auquel rien ne résiste – il obtenait « tout ce qu’il voulait », avoue-t-il, – se dessine dans les premières pages, – saute dans des avions, loge dans de grands hôtels, prend des décisions – « la scène du café est coupée » annonce-t-il sans ménagements aux comédiens – au nom d’un violent désir de faire. Ses convictions sont nettes et ses décisions claires. Le succès l’attend… mais le livre, sans rejeter ces temps-là, projette surtout sur les choix artistiques d’alors un doute rétrospectif. C’est le Brook d’aujourd’hui qui se souvient du metteur en scène qu’il était à l’époque et tempère les certitudes du fougueux débutant qu’il fut. Se retourner sur le passé s’accompagne ici d’une réserve et d’un scepticisme. Le vieil homme revisite sans complaisance le jeune homme.
Brook enseigne comme tout grand pédagogue à intégrer les leçons du quotidien dans la vision d’une vie : interpréter le concret, c’est le principe dont il ne se départira pas. Et ainsi, en se souvenant l’échec de la traversée d’une rivière lors du service militaire, il réfléchit sur les rapports que l’on peut entretenir à une conviction que, dit-il, il est important de savoir défendre ou d’abandonner au moment opportun. Où, plus tard, après avoir attendu un coup de téléphone qui ne viendra pas, il découvre le rôle du mûrissement dans toute prise de décision. Et l’importance du hasard lui sera révélée lorsque le brouillard empêchera d’atterrir le milliardaire Anderson qui, en raison de ce rendez-vous non honoré, se décidera à aider le projet parisien de Brook.