L’air se comporte comme de l’eau dans ce spectacle. Des horizons en marge sont brisés par des tuyaux, des manches à air et autres accessoires du pont d’un navire. Des machines imitent les muscles, l’électronique contrefait le système nerveux et le cerveau. “La mémoire et l’amnésie sont constamment mêlées”. comme dirait Joseph Beuys. Les peintures de Jérôme Bosch furent le matériel de référence pour l’élaboration de Quarantaine. Le Jardin des délices dépeint les orifices aquatiques, les espaces clos et transparents et les formes humaines dénaturées par l’adjonction de pièces de machine qui figurent dans Quarantaine.
Des éprouvettes en plexiglas de la taille d’un homme, éclairées par le dessus, enchâssent des êtres au torse nu. L’un est figé dans un geste d’appel, une main levée. L’autre est suspendu, au repos, Saint Sébastien de Botticelli. Ils sont isolés d’un virus… celui de l’intelligence…
«… ces molécules d’information n’étaient pas substance morte, elles montraient un acharnement à vivre comparable à celui du virus. Notre virus qui infecte l’homme et fait naître en lui notre image… Ce virus, lâché sur le monde contaminerait l’humanité entière… Virus de violence, de haine, de peur, d’horreur tourbillonnant autour de vous…»
W. S. Burroughs
Ces ambiances artificielles sont les catalyseurs subversifs des mécanismes d’association.
Elles sont des repères sur une trame linéaire de l’Histoire, que l’on nous arrache ?
Quarantaine débute par un tableau vivant, plaqué sur une énorme masse en polyéthylène, ondulant jusqu’à ses extrémités qui, avec la musique de Michael Galasso suggère un univers océanique. Nous sommes les habitants en quarantaine de limbes éthérisés, assistant à la contre-lobotomie de cultures défaillantes.
L’air est de l’eau, dans les tubes cylindriques de plexiglass, dans le polyéthylène mouvant, ressemblant aux structures imaginées par Raymond Roussel au travers de jeux de mots et d’entrechats linguistiques dans Locus Solus.
« L’aquarium… rempli d’eau sur-oxygénée, vivifiante et respirable… est coupé comme un gros diamant de deux mètres sur trois. A l’intérieur, on voit… le danseur, entièrement immergé, vêtu d’un costume couleur chair… et, pendant au bout d’un fil… une tête, réduite au cerveau et au système neuro-musculaire ».
Michel Carrouges
La musique de Galasso, vagues de sons s’accumulant inlassablement en plis serrés, génère une densité sonore, perçue à fleur de peau comme autant de rêves auditifs. Avec des manches à air, des serpentins et tuyaux d’un alambic de cuivre portuguais démantelé, avec des tubes et des anneaux néon, le Plan K exécute une danse africaine cubiste, sabbat mécanique d’automates, accompagné de percussions métalliques. Dans un langage à la fois charnel et cybernétique, Quarantaine fait surgir un fantasme vertigineux et incendiaire ; des robots et des corps enchâssés dans le métal et le plastique, dans des globes et des manchons. L’esprit, subjugué par les images mouvantes est la proie d’une pléthore associative.
Hors des éprouvettes, des mannequins et des victimes, des esclaves détruisant les machines qu’ils doivent nourrir, des bipèdes voraces à la tête en forme de tuyau et des garçons vêtus de combinaisons blanches, se livrent à une farce-sarabande. Ils hypnotisent, submergeant notre culture limitée, faite encore de visions de la chambre du Capitaine Nemo et des sirènes des contes d’Andersen. Le Cerveau Qui Ne Devrait Pas Mourir, l’écriture automatique et le miroir-vidéo.
Les acteurs, dans les incubateurs, écrivent avec leur propre sueur, en caractères secs. Ils ébauchent un univers imaginaire avec des nombres, des graphiques, des lettres, des plans. Hors des éprouvettes, nous ne recevons aucun message. L’information se bouscule, frustrant notre désir toxicomane de figuratif, de logique. Les terminaisons de notre grossière chaîne associative, nourries de symbolisme et de formules de compréhension s’effritent. Les agencements conceptuels et spatiaux de Quarantaine ressemblent aux peintures constructivistes de Malevich ou aux scénographies dynamiques d’Alexandra Exter
« qui délaissent complètement la planéité de la scène pour utiliser les verticales et les diagonales, requérant un effort accru des acteurs… les acteurs ressemblent plus à des sculptures cybernétiques qu’à des êtres humains. »
K.G. Pontus Hulten
Dans l’enceinte du jeu, les machines sont intimement liées au sexe, à l’apogée schizo-psychotique de la répression : sexualité cybernétique, chaise électrique, fiches de pointage, traitements de choc et espaces claustrophobiques. Les acteurs du Plan K se baignent dans les étincelles et se fondent, incrustés, dans les parois de la structure gonflable translucide. Le Plan K fait de ses acteurs une bande dessinée vivante, amas de circonvolutions qui trace la mort des mécanismes sexuels de la Culture Occidentale, tout au long de ses circuits libidinaux désséchés. Les silhouettes enfermées sont des corps à l’énergie frénétique, à l’intérieur de corps optiques, à l’intérieur de corps transpirants, des espaces à l’intérieur des espaces.
« Un des symboles de notre époque est l’abstraction… un autre symbole, la mécanisation, processus inexorable qui prétend vampiriser chaque cellule de vie. Tout ce qui peut être mécanisé est mécanisé. Le résultat : notre prise de conscience du phénomène, qui elle, ne peut être mécanisée… »
Oskar Schlemmer
Une brume antiseptique voile nos contacts avec les acteurs. Le Plan K expulse un rêve à la finalité ambiguë, avec un sens de l’humour étrangement rodé. Quatre lampes de bal sage émettent une lumière d’avant l’invention de l’électricité. Les acteurs nous disent bonsoir, nous avons appris, pour nous mêmes. Les enfants cybernétiques s’endorment devant la télévision allumée.
Le plan K occupe à Bruxelles, une ancienne raffinerie transformée en lieu de rencontre de l'avant-garde internationale, lieu dans lequel il a créé son dernier spectacle Quarantaine. Sur une musique de Michael Galasso (qui a travaillé avec Bob Wilson), se succèdent des images inspirées de l'imaginaire onirique de Jérôme Bosch.
Article publié dans le numéro de juillet/aout 1980 de la revue Aura de Washington