Ne pas courir après l’esprit du temps

Ne pas courir après l’esprit du temps

Entretien

Le 21 Mai 1991

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Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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OLIVIER ORTOLANI : Patrice Chéreau a dit un jour que le théâtre est un art nos­tal­gique, car il est plus tourné vers le passé que vers le présent ou l’avenir et que le ciné­ma est un art beau­coup plus apte à représen­ter le monde d’aujourd’hui. Qu’y a‑t-il de con­tem­po­rain et qu’y a‑t-il de dépassé dans le théâtre ?

George Tabori : Je ne par­lerais pas de nos­tal­gie comme Chéreau, parce que cela a un goût légère­ment sen­ti­men­tal ou mélan­col­ique. Mais il est vrai que le théâtre rend présent, re-présente le passé. Il s’agit tou­jours du passé. Mais le pub­lic le perçoit au présent. Il est tou­jours ques­tion de l’Ici et Main­tenant et c’est ça la dif­férence par rap­port au ciné­ma. Au ciné­ma, on sait que ça a été tourné il y a six mois ; le ciné­ma dit : II était une fois. Le théâtre par con­tre dit : Il est une fois. Quelque soit le style ou la dra­maturgie, le spec­ta­teur le perçoit pour la pre­mière fois et en même temps pour la dernière fois. La gloire et l’horreur du théâtre, c’est que ça se passe tou­jours au présent. C’est tou­jours tran­si­toire, c’est tou­jours la pre­mière et la dernière représen­ta­tion. C’est pourquoi, je trou­ve le théâtre plus beau et plus intéres­sant que le ciné­ma.

Qu’est-ce qui est con­tem­po­rain ? Qu’est-ce qui est poli­tique au théâtre ? Je crois que ça varie et que c’est lié à l’histoire. Quand je pense à ma péri­ode new-yorkaise — j’y ai passé vingt ans —, quand je pense aux années soix­ante, aux Noirs, aux étu­di­ants, au Viet­nam — l’exigence du jour était alors par­fois telle­ment forte qu’on était for­cé de s’affronter directe­ment à l’actualité en faisant du théâtre d’agitprop ou du théâtre de rue comme je l’ai fait. Mais d’une façon générale, le théâtre ne doit pas être con­fon­du avec le jour­nal­isme. Ça, les médias savent le faire beau­coup mieux que lui. Le théâtre a besoin d’une cer­taine dis­tance, il faut qu’il digère les choses. Pour moi Shake­speare est le dra­maturge le plus con­tem­po­rain. Le grand change­ment poli­tique de l’an­née passée ou ce qui se passe entre les hommes et les femmes — Shake­speare en par­le à sa manière et de ce fait il est tou­jours d’actualité. Je suis d’accord avec Peter Stein quand il dit qu’il pe faut pas courir après l’esprit du temps.

Je viens de mon­ter pour la qua­trième fois FEMMES. GUERRE. COMÉDIE de Thomas Brasch, ce que je n’ai encore jamais fait avec un autre texte, car j’aime cette pièce. Elle reste une énigme pour moi mais je m’en approche à chaque fois davan­tage. Comme il y est ques­tion de la guerre, avec les événe­ments en Irak, la pièce a acquis tout à coup une actu­al­ité poli­tique étrange pour moi et aus­si pour le pub­lic. En 1983, j’ai écrit une pièce qui s’appelle JUBILÉ où il est ques­tion de pro­fa­na­tion de tombes. À l’époque, on n’en entendait par­ler que de temps en temps. Mais soudain l’année passée nous par­ve­naient des nou­velles de pro­fa­na­tions de tombes en France, en Angleterre et au Min­neso­ta et par là la pièce était rede­v­enue actuelle.

0.0.: Vos textes décrivent tou­jours des moments douloureux, névral­giques de l’histoire de l’humanité ou de l’individu et s’intéressent par­ti­c­ulière­ment aux vic­times, aux hand­i­capés, aux minorités eth­niques. C’est un théâtre con­tre l’oubli, qui tra­vaille un passé incon­fort­able, dérangeant sans arrêt notre présent. Le théâtre fonc­tionne-t-il pour vous comme mémoire de l’humanité ?

G.T. : Le refoulé, qu’il soit per­son­nel ou poli­tique, par le fait qu’il est refoulé, réap­pa­raît tou­jours. C’est le spec­tre du père d’Hamlet. Lorsque j’écris ces textes sur les Juifs ou les Alle­mands ou n’importe qui, je ne suis pas un plan. Je ne me dis pas que main­tenant le moment est venu pour ceci ou pour cela mais le sujet s’annonce tout seul, il frappe à la porte en dis­ant : « Laisse-moi entr­er ! » Et alors il est dif­fi­cile de résis­ter. On ne devrait écrire que ce qui demande de l’être.

Ce ne sont pas seule­ment les bour­reaux qui refoulent ce qui est arrivé mais les vic­times non plus n’aiment pas en par­ler. Quand on par­le avec des gens qui étaient vrai­ment à Auschwitz ou dans d’autres camps de con­cen­tra­tion, on sent tout de suite qu’ils n’aiment pas être con­fron­tés à leurs sou­venirs, avec ce qu’ils y ont vécu. Mais en le refoulant, cela ne dis­paraît pas, cela ne fait que revenir régulière­ment. Chez moi aus­si. Je me rap­pelle qu’après la guerre quand j’ai appris que mon père avait été assas­s­iné à Auschwitz, ma réac­tion a été d’écrire un roman. Je vivais alors en Angleterre et quand le roman fut fini, je ne l’ai mon­tré à per­son­ne et il ne fut pas édité. J’avais com­pris qu’on ne pou­vait pas procéder ain­si. J’étais d’avis que seul celui qui l’avait vécu pou­vait écrire sur ce sujet. C’était en 1945 ou 1946. Mais en 1967 à New York, j’ai écrit LES CANNIBALES parce que le sujet est revenu frap­per chez moi. Je n’en ai pas fait une pièce doc­u­men­taire mais ma per­spec­tive est celle des fils qui essaient de s’imaginer ce qui est arrivé à leurs pères. Quand je vivais aux Etats-Unis, le sujet ne m’a donc longtemps pas intéressé. Quand je suis revenu en Alle­magne, au début ce sujet ne me préoc­cu­pait pas non plus mais soudain il a réap­paru. Les sujets s’annoncent tout seuls.

0.0. : Croyez-vous qu’il y a des œuvres et des auteurs qu’on ne peut pas abor­der sans une cer­taine expéri­ence de la vie ou du théâtre ? Est-ce qu’il vous est déjà arrivé d’affronter des sujets pour lesquels vous n’étiez pas assez mûr ?

G.T.: Oui. Il y a presque vingt ans je dirigeais un lab­o­ra­toire de théâtre à Brême. Un groupe d’acteurs s’é­tait for­mé et j’avais envie de faire une pièce ou plutôt un col­lage sur le bon­heur. Je me dis­ais : « Tout le monde est telle­ment mal­heureux, peut-être ne serait-ce pas inutile d’examiner ce qu’est en fait le bon­heur ». Nous avons ensuite com­mencé à tra­vailler sur ce thème pen­dant un ou deux mois mais en réal­ité, je n’étais pas prêt et le groupe non plus, et c’est seule­ment cet été que j’ai écrit la pièce qui s’appelle BABYLON-BLUES que nous mon­trerons prochaine­ment à Vienne. Ce sont vingt micro-drames. Com­ment peut-on être heureux sans faire d’efforts ? C’est écrit un peu à la manière de Cami dont j’aime beau­coup le type d’humour. Le bon­heur naît quand le mal­heur cesse d’exister et pas autrement. Il fait froid et on entre dans une pièce chauf­fée. On a soif et on boit. On attend un coup de télé­phone de la dame de son cœur et enfin le télé­phone sonne.

0.0. : Le bon­heur dans le mal­heur est quelque chose qui vous a tou­jours préoc­cupé. Bien que vous ayez une prédilec­tion pour les textes apoc­a­lyp­tiques, les sit­u­a­tions de « fin de par­tie », les moments où la fin du monde ou de l’individu s’annoncent, on ne peut pas ne pas voir que mal­gré tout cela, exis­tent tou­jours des instants où toute cat­a­stro­phe sem­ble réversible, où perce un éclair d’utopie. Dans votre pièce LE COURAGE DE MA MÈRE, fondée sur un fait réel auto­bi­ographique, il n’y a pra­tique­ment pas d’issue pour votre mère con­damnée à mort mais au dernier moment la sit­u­a­tion se ren­verse et elle est sauvée. Dans LES CANNIBALES, il y a même deux per­son­nages qui sur­vivent au monde con­cen­tra­tionnaire.

G.T. : Je crois que les moti­va­tions pro­fondes d’un auteur sont tou­jours cachées. Peut-être des années après on peut com­pren­dre pourquoi on a fait telle ou telle chose. Mais les sources incon­scientes qui sont les plus impor­tantes sont d’abord bien dis­simulées. En ce moment, je suis en train de lire l’essai de Sartre sur Flaubert, L’IDIOT DE LA FAMILLE. Ça a duré très longtemps avant que quelqu’un comme Sartre trou­ve le psy­chogramme de Flaubert. Quand j’étais jeune, Flaubert a été un mod­èle pour moi. Le mot juste, le per­fec­tion­nisme. Mais je ne savais pas d’où il tenait ça. Par­fois ces vérités d’où vien­nent les choses appa­rais­sent à la sur­face mais il faut être con­scient que ce n’est pas la vérité objec­tive mais unique­ment une inter­pré­ta­tion. Je viens de lire que vingt-huit mille livres ont été écrits sur HAMLET. Evidem­ment cha­cun y lit autre chose et il faut respecter cela. Surtout au théâtre la dif­férence est impor­tante. J’essaie tou­jours de trou­ver l’identité de chaque œuvre, je la cherche con­sciem­ment, non parce que je voudrais me dif­férenci­er de Stein ou de Zadek — ça de toute façon je le fais — mais parce qu’on a besoin de cette iden­tité pour ensuite pou­voir présen­ter des vari­a­tions de représen­ta­tion en représen­ta­tion. C’est la rai­son pour laque­lle le théâtre est pour moi la chose la plus proche de la vie. C’est la seule chose qu’on ne puisse pas repro­duire. Cela fait naître un cer­tain pathos mais aus­si un principe d’espoir. Quand j’ai fait HAMLET, il y avait sept ou huit cadavres à la fin. Chaque représen­ta­tion est donc la dernière mais en même temps quand le rideau tombe, les cadavres se lèvent et sont prêts à mourir à nou­veau. Dans la vie, ça n’est pas pos­si­ble. C’est en cela que réside l’espoir.

Je ne sais pas si je suis opti­miste. Quand j’étais enfant, ma grand’mère me racon­tait tou­jours des con­tes à par­tir des pièces de Shake­speare. Peu importe com­bi­en de cadavres il y avait à la fin, elle dis­ait tou­jours : « Tout est bien qui finit bien ». Quar­ante ans plus tard quand j’étais à New York, j’ai fait une psy­chothérapie comme tout le monde. La pre­mière chose que j’ai faite, était un test Rorschach. Ma thérapeute était une Française, un peu vieux jeu, très gen­tille, elle était un peu sourde et après avoir fait le test, elle m’a dit : « Peu importe à quel point tout est hor­ri­ble main­tenant, à la fin tout sera O.K. Ce sera comme dans un con­te ». Au début cela me dérangeait, je pen­sais à l’inévitable hap­py end. Mais en réal­ité, il s’agit d’autre chose, parce qu’au fond, les con­tes sont aus­si des his­toires d’horreur qui s’arrangent à la fin. Le loup ne dévore pas le petit chap­er­on rouge.

0.0.: Pour vous le théâtre a une grande puis­sance thérapeu­tique. Quelles sont vos expéri­ences en ce domaine ? Com­ment le théâtre libère-t-il acteurs et spec­ta­teurs.

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