Quand la danse s’adresse aux arts visuels : points de mire et lignes de fuite

Danse
Réflexion

Quand la danse s’adresse aux arts visuels : points de mire et lignes de fuite

Le 26 Oct 2019
Sutra, avec les moines du temple Shaolin chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, scénographie de Antony Gormley, festival d’Avignon 2008. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Sutra, avec les moines du temple Shaolin chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, scénographie de Antony Gormley, festival d’Avignon 2008. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Sutra, avec les moines du temple Shaolin chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, scénographie de Antony Gormley, festival d’Avignon 2008. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Sutra, avec les moines du temple Shaolin chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, scénographie de Antony Gormley, festival d’Avignon 2008. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 138 - Arts de la scène et arts plastique
138

Où en est-on, un siè­cle et demi après la révo­lu­tion scénique pen­sée et par­tielle­ment réal­isée par Richard Wag­n­er, de la théorie du Gesamtkunst­werk qui don­nerait à chaque dis­ci­pline sa juste place dans “la ronde des arts” ? Si la hiérar­chie wag­néri­enne n’est plus à l’ordre du jour depuis longtemps, con­testée dès les années 1920 par la vision démoc­ra­tique d’un com­pagnon­nage égal­i­taire de la musique, de la pein­ture, du livret et de la choré­gra­phie orchestrée par Serge Diaghilev et Rolf de Maré au sein des Bal­lets russ­es (1909 – 1929) et des Bal­lets sué­dois (1920 – 1925), c’est tout de même au com­pos­i­teur alle­mand que la danse mod­erne doit d’avoir con­quis — tar­di­ve­ment — ses let­tres de noblesse, et qu’elle a pu revendi­quer, à ce titre, un droit à l’indépendance l’autorisant para­doxale­ment à se pass­er du sec­ours de ses “arts-frères”. Pou­voir danser en silence, sans décor ni cos­tumes somptueux, voilà qui affran­chit, au tour­nant du XXe siè­cle, les pre­mières “danseuses libres” de toute tutelle étrangère, et recen­tre l’attention du pub­lic sur l’essence même du geste. Mais nou­veau para­doxe, Isado­ra Dun­can, qui n’utilisait, en guise de toile de fond, qu’un mod­este rideau bleu et pour tout cos­tume, qu’une tunique légère inspirée du chi­ton grec, a sus­cité chez les pein­tres, sculp­teurs, et dessi­na­teurs de son temps un engoue­ment non­pareil. Même con­stat pour Loïe Fuller, dont les savantes archi­tec­tures lumineuses offraient aux yeux d’un pub­lic médusé le spec­ta­cle d’un art pro­pre­ment immatériel, qui fera dire à Mal­lar­mé : « Le décor gît, latent dans l’orchestre, tré­sor des imag­i­na­tions1 ».

Célébrées l’une et l’autre comme de véri­ta­bles « sculp­tures vivantes2 », elles ont lais­sé dans l’histoire des arts plas­tiques et du design de leur époque quan­tité de chefs‑d’œuvre — esquiss­es, tableaux, stat­ues, affich­es ou objets man­u­fac­turés — où se donne à voir le ver­tige d’un mou­ve­ment en train de s’accomplir. Aux por­traits de la “danseuse aux pieds nus” par Eugène Car­rière, Auguste Rodin, Antoine Bour­delle, Jules Grand­jouan, André Dunoy­er de Segon­zac, José Clara, Alfred Halou, Edward Gor­don Craig, Abra­ham Walkowitz, Mikhail Dobrov, Van Saan Olgi, François Gorguet, Mau­rice Char­p­en­tier-Mio, Valen­tine Lecomte, Mau­rice Denis, et de la “Fée Élec­tric­ité” par Jean de Paléo­logue, Pierre Roche, Toulouse-Lautrec, Vic­tor Choubrac, Jules Chéret ou François-Raoul Larche, s’ajoutent, à la même époque, ceux de Mary Wig­man par les pein­tres expres­sion­nistes Emil Nolde et Ernst Lud­wig Kirch­n­er, qui se sont effor­cés de saisir tour à tour la force hiéra­tique et la sauvage sen­su­al­ité de ses dans­es. À ceux qui lui reprochaient son manque de féminité dans sa célèbre Danse de la sor­cière, le cri­tique alle­mand Rudolf von Delius rétorque, en 1925, que son éro­tisme « n’a fait que s’accroître [et qu’] en s’accroissant, il s’est trans­for­mé en autre chose. Il aban­donne la lourde matière pour devenir une brûlante vibra­tion de l’éther3. » À l’instar de ses condis­ci­ples améri­caines, la danseuse alle­mande « tir[e] son art de la matière même de son corps4 », réduisant au max­i­mum tout ce qui ris­querait de faire obsta­cle à la vision des paysages intérieurs déployée dans ses solos ou ses pièces chorales. Le masque qu’elle porte dans Hex­en­tanz puis dont elle revêt ses inter­prètes dans la Danse des morts (1926) aurait alors plutôt une fonc­tion d’effacement — de la fable comme du lieu con­cret de la représen­ta­tion — pour mieux faire appa­raître la seule dynamique sen­sorielle, émo­tion­nelle, spir­ituelle du geste.

En lit­téra­ture comme en pein­ture, la fas­ci­na­tion exer­cée par la fig­ure dansante fait naître le désir — de l’ordre du défi — de traduire ici en mots, là en images ce qui, a pri­ori, échappe ontologique­ment à ces modes d’expression artis­tiques : dans les marges du lan­gage et des formes vis­i­bles, le rythme pur en tant que phénomène ondu­la­toire et vibra­toire devient l’un des objets de spécu­la­tion et d’expérimentation favoris de la Moder­nité. Désor­mais, comme le mon­trent bien les recherch­es de Rudolf Laban dans les domaines de la chore­u­tique et de l’eukinétique à par­tir de l’analyse de la kine­sphère du danseur5, le corps n’est plus seule­ment dans l’espace mais il le con­tient, le crée, l’anime, s’y pro­jette et le trans­forme au gré de ses évo­lu­tions salta­toires. Les avant-gardes théâ­trales, pic­turales et même lit­téraires du pre­mier XXe siè­cle font leur cette injonc­tion vital­iste de repenser l’espace et le temps en ter­mes de rythme, d’énergie et d’intensité, à laque­lle la pre­mière généra­tion de danseurs (et surtout de danseuses) libres — grands lecteurs de Niet­zsche, Berg­son et Klages — a répon­du en se pas­sant large­ment du con­cours des autres arts. Mais l’inverse se pro­duit égale­ment, quand des pein­tres imag­i­nent pour la scène futur­iste et le théâtre du Bauhaus des bal­lets abstraits ou mécaniques, d’où tend à s’absenter la fig­ure humaine.

Les pre­miers exem­ples de rap­proche­ment véri­ta­ble entre les deux pra­tiques appa­rais­sent en France au cours des années 1910 et 1920, lorsque Diaghilev et Rolf de Maré offrent au pub­lic parisien le spec­ta­cle de bril­lantes col­lab­o­ra­tions artis­tiques. On revient alors à la grande forme du bal­let, mais cette fois, ce sont des pein­tres de renom qui pren­nent le relais des déco­ra­teurs de théâtre à l’ancienne. Les russ­es Léon Bakst, Alexan­dre Benois, Natalia Gontcharo­va ou Michel Lar­i­onov mar­quent de leurs couleurs chaudes et puis­santes les débuts flam­boy­ants des Bal­lets russ­es dans les pièces d’inspiration slave, antique ou ori­en­tal­isante de Fokine, Nijin­s­ki et Nijin­s­ka, avant que ne leur suc­cè­dent, à la fin de la guerre, des artistes d’Europe de l’Ouest : Picas­so réalise en 1917 le rideau de scène, le décor et les cos­tumes de Parade (1917) — dont les fameuses cara­paces cubistes des Man­agers —, puis ceux de Tri­corne (1919) et de Pul­cinel­la (1920), choré­graphiés par Léonide Mas­sine ; Sonia et Robert Delau­nay, Derain, Matisse, Coco Chanel, Hen­ri Lau­rens, Marie Lau­rencin, Georges Braque, Chiri­co ou encore Rouault seront égale­ment sol­lic­ités par Diaghilev pour don­ner à sa com­pag­nie un éclat iné­galé dans l’histoire française du bal­let néo­clas­sique, jusqu’à sa mort en 1929.

” je ne veux pas un décor, pré­cise-t-elle au plas­ti­cien, je veux quelque chose qui trans­forme l’espace et nous donne une autre manière de voir la danse.”

Lucin­da Childs

C’est peut-être moins la recherche d’une dis­tri­b­u­tion de pres­tige qu’un appétit insa­tiable de nou­veauté et le désir d’expérimentations tou­jours plus auda­cieuses qui poussent Rolf de Maré vers des pein­tres de la jeune avant-garde française comme Irène Lagut, Fran­cis Picabia ou Fer­nand Léger. Dans Skat­ing Rink (1922) et plus encore dans La Créa­tion du monde (1923), ce dernier achève de trans­former le bal­let en une suc­ces­sion de « tableaux ani­més6 », réduisant les danseurs « au rôle de fig­u­rants7 ». Le pein­tre s’en excuse presque : « je veux ren­dre ici hom­mage à Rolf de Maré, directeur des Bal­lets sué­dois, qui, le pre­mier en France, a eu le courage d’accepter un spec­ta­cle où tout est machi­na­tion, et jeux de lumière, où aucune sil­hou­ette humaine n’est en scène ; à Jean Bör­lin et à sa troupe con­damnée au rôle de décor-mobile8. » L’un des tout pre­miers cri­tiques de danse français, Fer­nand Divoire, par­lera à son tour des Bal­lets sué­dois comme d’un essai orig­i­nal de « pein­ture ani­mée » ou de « bal­let pic­tur­al », pour con­clure que « [l]a danse se plie à ce que com­mande le tableau9. » Pour le très con­ser­va­teur André Levin­son, il s’agit là d’une « capit­u­la­tion pure et sim­ple du danseur devant le pein­tre10 ».

Depuis ce point de non-retour atteint par la troupe de Rolf de Maré et de son choré­graphe attitré, Jean Bör­lin, qui a fini par provo­quer la dis­so­lu­tion de la com­pag­nie après Relâche (1924), com­ment la rela­tion entre plas­ti­ciens et danseurs a‑t-elle évolué et retrou­vé un équili­bre ? Lorsque Martha Gra­ham fait appel à Isamu Noguchi, for­mé auprès de Bran­cusi, pour scéno­gra­phi­er une ving­taine de ses œuvres des années 1940 à 1980, la danse n’a plus à pren­dre sa “revanche” sur les autres arts, ni à lut­ter con­tre eux pour asseoir sa légitim­ité. Entre la choré­graphe et le sculp­teur nip­po-améri­cain s’établit au con­traire une har­monieuse com­plic­ité, l’espace épuré de l’un venant « mag­né­tis­er11 » la danse de l’autre en créant tout un fais­ceau de réso­nances et de ten­sions sub­tiles entre les matéri­aux élé­men­taires util­isés (pierre, os, bois, corde, bronze) et le geste organique qui se coule dans les inter­stices du vis­i­ble. Quand Mer­ce Cun­ning­ham, dans une optique bien dif­férente, donne à son tour carte blanche à Robert Rauschen­berg, Andy Warhol, Frank Stel­la ou Jasper Johns pour imag­in­er les décors et les cos­tumes de ses pièces, le “hasard objec­tif” qui pré­side, cette fois, à la ren­con­tre des corps et des images selon une vision par­faite­ment “éman­cipée” de la représen­ta­tion n’en aboutit pas moins à ce même effet d’attraction mutuelle, en dehors de toute inten­tion de sig­ni­fi­er. Adolphe Appia ne con­ce­vait par autrement, sur le plateau, la mys­térieuse inter­ac­tion entre présence humaine et objets scéniques :

 

Théâtre 104 Centquatre
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Cecile Schenck
Cécile Schenck est Maître de conférences à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle –...Plus d'info
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