« Watashi no okâsan » (Ma mère)

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« Watashi no okâsan » (Ma mère)

Le 5 Avr 1985

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Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
22 – 23
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A pro­pos de l’en­traîne­ment

Chaque fois que je com­mence à danser1, je dois faire face à cette ques­tion qui me désori­ente tou­jours : « par quoi com­mencer ?- Quand je me demande de même : « Qu’est-ce que vivre ?», je vois deux pos­si­bil­ités : l’at­ti­tude human­iste fondée par un amour pro­fond ou un idéal élevé, ou l’at­ti­tude réal­iste basée sur le désir immé­di­at ou le besoin. Dans la vie, l’homme se place alter­na­tive­ment dans l’une et l’autre posi­tions. Or le butô ne peut se con­stituer indépen­dam­ment du fait de vivre : ain­si chaque fois que je me demande par où com­mencer, je me sens tou­jours décon­certé. Si je n’éprou­ve pas ce trou­ble lorsque je com­mence à danser, c’est qu’alors j’ai rejeté dans un sens l’aspect qui touche à la vie. Je ne peux m’empêcher de penser que le butô naît pré­cisé­ment de cette per­plex­ité engen­drée par le poids de la vie.

Le butô part des mou­ve­ments que le corps effectue quo­ti­di­en­nement. Quand des gens vien­nent à moi pour appren­dre le but, je leur annonce qu’il fau­dra compter au moins cinq ans. Pen­dant cette péri­ode, nous tra­vail­lons essen­tielle­ment l’analyse et la syn­thèse con­scientes des mou­ve­ments de notre pro­pre corps ; à ce stade on ne peut pas savoir si ce que nous faisons est du butô ou plutôt un appro­fondisse­ment de notre con­nais­sance de ce que l’on appelle « vivre ». Peut-être les deux, peut-être ni l’un ni l’autre. Sagesse, respect de notre pro­pre vie, de celle des autres, con­nais­sance de la nature — tels sont les prob­lèmes qui se posent à nous pen­dant cette péri­ode du tra­vail. Souf­france, joie, blessures éprou­vées par soi ou par les autres, bien­faits et méfaits de la nature — ces ques­tions sont pour moi fon­da­men­tales. La blessure qui atteint le corps se cica­trise et finit par guérir. Mais la blessure qui touche le cœur fait naître, à mesure qu’on l’en­dure et qu’on souf­fre, douleur et plaisir. Et finale­ment cette blessure accède à un univers poé­tique qui n’est pas exprimable par des mots mais seule­ment par le corps. Dans l’ap­pren­tis­sage du but, il y a des choses que l’on peut enseign­er et d’autres que l’on ne peut pas enseign­er. Si le tra­vail porte par exem­ple sur le « Notre Père », vous essay­erez d’ex­primer avec votre corps ce que ce thème vous inspire. Je com­prendrai par­faite­ment ce que vous voulez exprimer par vos mou­ve­ments, mais la ques­tion dépasse ce niveau : danser afin de faire com­pren­dre aux autres ce qu’un thème vous inspire n’est pas essen­tiel dans ma danse. Le prob­lème est de savoir com­ment vous affron­tez tout ce que font sur­gir en vous ces sim­ples mots « Notre Père », par rap­port non seule­ment à la vie mais plus encore à la grav­ité du seul fait de vivre. C’est ce point qui est impor­tant, mais je ne peux rien enseign­er là-dessus : cha­cun doit appren­dre seul et par soi-même. N’est-ce pas pré­cisé­ment pour lut­ter con­sciem­ment avec la vie que vous faites du butô ?

Je dis­ais tout à l’heure que j’an­nonçais à mes élèves qu’il fal­lait au moins cinq ans pour appren­dre le butô. Pen­dant ces cinq pre­mières années, nous tra­vail­lons sur des mou­ve­ments sim­ples et sur la prise de con­science de nos atti­tudes et com­porte­ments quo­ti­di­ens.

C’est par­al­lèle­ment à ce tra­vail que l’on peut faire ensem­ble, que se développe cet autre aspect dont j’ai dit que je ne pou­vais ni l’ex­primer par des mots ni l’en­seign­er.

Un exem­ple d’ex­er­ci­ce

Je veux vous racon­ter une expéri­ence cap­i­tale que j’ai faite lors de mon tra­vail avec une célèbre troupe de théâtre. Lorsqu’on nous a pro­posé à mon fils et à moi de réalis­er une mise en scène, j’ai accep­té le pro­jet à con­di­tion de dis­pos­er de quar­ante jours de répéti­tion. La pièce était une pièce dif­fi­cile, plutôt sur­réal­iste et sans cohérence logique entre les dif­férentes par­ties qui la com­po­saient. Je me sen­tais désem­paré, ne sachant com­ment abor­der cette pièce.

Après plusieurs séances de répéti­tion de deux heures cha­cune, j’ai pro­posé aux acteurs le sujet suiv­ant : « Con­fron­tez-vous à cette per­son­ne », ai-je dit en désig­nant un por­trait accroché au mur de la salle, « quel que soit le moyen util­isé, pan­tomime ou danse…» Ils ont eu l’air embar­rassé par ce sujet absurde, comme s’ils avaient été brusque­ment jetés dans l’océan. Alors, j’ai ajouté : « Imag­inez que ce por­trait soit celui d’Hitler, que vous vous trou­viez dans un monde ténébreux comme les couloirs d’une mine et que, quit­tant ces murs noirs comme l’ébène et bril­lants comme la patine sans lumière, sor­tant de ce monde souter­rain et pro­fond, vous vous trou­viez devant le por­trait d’Hitler. Mais après avoir fait ce long chemin dans les ténèbres, vous êtes soudain aveuglés par la lumière et vous ne le recon­nais­sez pas tout de suite. »

Un des acteurs m’a dit alors : « Je n’ai pas envie de faire ça, c’est trop inso­lite. » Cha­cun, pour­tant, était libre de procéder à sa manière, mais lui, qui nor­male­ment ne rec­u­lait devant rien, a refusé :c’é­tait la pre­mière fois qu’il fai­sait ce genre d’ex­er­ci­ce, et ma propo­si­tion était rejetée. En fait j’avais une rai­son per­son­nelle pour évo­quer Hitler : je me sens sou­vent mar­gin­al, et plus je m’en­fonce dans cette mar­gin­al­ité, plus je suis touché en voy­ant des gens com­plète­ment acca­parés par la vie de tous les jours. Je suis séduit, me dis­ant :«Ah mais, ces gens ne sont-ils pas fous 7 ? » |l s’ag­it de faire face sans tricherie à cette folie mon­strueuse. « N’é­tant pas Hitler, je ne peux pas le faire », m’a dit cet acteur ; mais alors, com­ment fait-il pour jouer des per­son­nages au théâtre ? Evit­erait-il de jouer ce genre de per­son­nage ? Si vrai­ment il se pre­nait pour Hitler, il serait fou.

La folie et le butô, la folie et le théâtre, sont autant de prob­lèmes qui se posent d’emblée. Or cet acteur n’a nul besoin de tra­vailler sur ce dont il est capa­ble : il doit juste­ment s’ex­ercer sur ce qu’il ne sait pas faire.

Pour­tant sa réponse, « je ne peux pas être Hitler », restait quelque part en moi. J’ai pen­sé que ce sujet avait été refusé pour deux raisons : d’une part, les acteurs qui refu­saient ce sujet, et moi, d’autre part, qui le pro­po­sais. Tan­dis que j’é­tais préoc­cupé par ce prob­lème, les jours pas­saient et l’en­traine­ment n’a­vançait pas. Pen­dant ces quelques séances, je me suis heurté à un autre type de dif­fi­culté, à savoir le com­porte­ment des acteurs : ils étaient atten­tifs à la choré­gra­phie en rap­port avec leur pro­pre rôle, mais ne prê­taient aucune atten­tion aux par­ties du tra­vail qui ne les con­cer­naient pas, alors que ce tra­vail s’in­té­grait dans la total­ité de l’œu­vre à laque­lle ils par­tic­i­paient, et sou­vent ils ne se gênaient pas pour bavarder ou fumer pen­dant que les autres tra­vail­laient. J’en ai été fâché, ain­si que mon fils qui tra­vail­lait avec moi à la mise en scène : avec un tel com­porte­ment, on ne peut absol­u­ment pas créer une œuvre cohérente. C’est un prob­lème qui se pose avant toute choré­gra­phie. Le temps pas­sait et je n’a­vançais pas comme je l’au­rais souhaité dans cette mise en scène. Je me demandais s’il serait pos­si­ble pour moi de con­cré­tis­er l’e­spoir que j’avais placé dans cette œuvre dif­fi­cile.

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Oono Kazuo
Oono Kazuo est né en 1906 à Hakodate, sur l'île d'Hokkaido. Il étudie puis enseigne...Plus d'info
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