« Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles » de Joan Yago, crée par la compagnie Le Grand Cerf Bleu au Théâtre Ouvert.

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Théâtre

« Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles » de Joan Yago, crée par la compagnie Le Grand Cerf Bleu au Théâtre Ouvert.

Le 19 Juin 2020
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Natalia "Barbie" Yaroslavna (Laureline Le Bris-Cep), La Compagnie du Grand Cerf Bleu au Théâtre Ouvert - © Christophe Raynaud de Lage
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Natalia "Barbie" Yaroslavna (Laureline Le Bris-Cep), La Compagnie du Grand Cerf Bleu au Théâtre Ouvert - © Christophe Raynaud de Lage

Dernières répéti­tions dans la salle de la Cité Véron.

S’il est vrai que l’écri­t­ure comme la créa­tion sur scène pré­par­ent l’ou­ver­ture d’un après et d’un ailleurs – il s’ag­it cette fois d’un vrai départ et d’une future arrivée : ce sont les dernières mois de la présence du Théâtre Ouvert dans les locaux occupés depuis 1981 à la Cité Véron (Paris 18e), avant son démé­nage­ment avenue Gam­bet­ta (Paris 20e). Le théâtre fondé par Lucien et Miche­line Attoun a tou­jours eu pour voca­tion d’ac­cueil­lir et de faire décou­vrir des écri­t­ures con­tem­po­raines par­mi les plus sin­gulières, comme en témoignent les noms dess­inés à la craie sur les murs de la salle : Com­bats de nègres et de chiens de Bernard-Marie Koltès, Bruits de François Bon, Fin d’été à Bac­carat de Philippe Minyana, Onysos le furieux de Lau­rent Gaudé, Les Petites heures d’Eugène Durif, et bien d’autres encore. Mais le théâtre à la coupole cuiv­rée ne con­naî­tra pas de « décon­fine­ment » pub­lic. Une page se tourne dans le grand livre du Théâtre Ouvert, qui repren­dra de plus belle son tra­vail d’ex­plo­ration avec la nou­velle ouver­ture prévue en jan­vi­er 2021. À ce titre, les répéti­tions de ces « Brefs entre­tiens de femmes excep­tion­nelles » sont fidèles à l’e­sprit du lieu, en cul­ti­vant dif­férentes sortes d’en­tre-deux.

Entre-deux langues, puisque le texte du dra­maturge cata­lan Joan Yago a été choisi par la direc­trice Car­o­line Mar­cil­hac, et pro­posé à la com­pag­nie Le Grand Cerf Bleu (fondée en 2014) dans le cadre du pro­gramme « Fab­u­la­mun­di », qui sou­tient la tra­duc­tion et la cir­cu­la­tion de nou­velles écri­t­ures entre dif­férents pays d’Eu­rope. Le trait d’u­nion entre les textes con­tem­po­rains et la scène, tracé par le Théâtre Ouvert dès ses débuts, se dou­ble cette fois d’un tra­vail de tra­duc­tion et d’édi­tion bilingue (à paraître), ce qui est une nou­veauté au sein du cat­a­logue qui priv­ilé­giait jusque-là l’ex­pres­sion en langue française.

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La coupole du Théâtre Ouvert © Christophe Ray­naud de Lage

L’en­tre-deux tient aus­si à la forme de l’en­tre­tien, où nous décou­vrons cha­cune des six femmes « excep­tion­nelles » à tra­vers les répons­es qu’elles adressent à la « voix d’homme » qui mène l’in­ter­view, ou l’en­tre­tien, ou par­fois même une sorte d’in­ter­roga­toire. La mise en scène choisit vis­i­ble­ment de ne pas tranch­er entre les dif­férents niveaux de juge­ment poli­tique ou moral qui peu­vent ressor­tir des dif­férents types d’en­tre­tiens, et priv­ilégie plutôt l’am­biguïté pre­mière du texte, où ces phénomènes médi­a­tiques rede­vi­en­nent peu à peu des per­son­nes à part entière, en même temps qu’elles assu­ment leur mode de vie, leur idéolo­gie, ou leur car­ac­tère d’ap­parence. Mais ces femmes ne sont pas entière­ment fic­tion­nelles. Cha­cune d’elle est con­stru­ite à par­tir de fig­ures exis­tantes, pro­mues comme « extra­or­di­naires » grâce à inter­net : telle la jeune « poupée humaine » ukraini­enne, célèbre pour sa ressem­blance avec Bar­bie, ou la femme « bleue », inspirée de l’his­toire d’un fer­mi­er cal­i­fornien à la peau bleue, intox­iqué un médica­ment à base d’ar­gent, ou encore Rober­ta Flax, une ingénieure respon­s­able d’un pro­gramme tran­shu­man­iste visant à pro­longer la vie humaine en la trans­férant sur inter­net grâce à une hypothé­tique inter­face cerveau-machine.

L’en­tre-deux plus fon­da­men­tal du texte réside alors dans la dual­ité de l’ap­parence et de l’in­téri­or­ité, et ce qu’elle nous dit du sen­sa­tion­nal­isme décu­plé par les moyens tech­nologiques actuels. Loin de ren­dre viv­able ou accept­able le hors-norme, la sta­tis­tique de l’audi­mat et des réseaux met en avant des « mon­stres » qui vien­nent con­firmer pour ain­si dire par l’ab­surde nos normes les plus pesantes. Le canon de la beauté incar­né par Bar­bie devient mon­strueux lorsqu’il est réelle­ment incor­poré par une femme, la ten­ta­tive d’au­tomédi­ca­tion par l’ar­gent se retourne en tox­i­c­ité, et le désir de bon­heur ou d’im­mor­tal­ité fini par renon­cer au corps jusqu’à se dés­in­car­n­er. Alors qu’on pour­rait croire que la pièce ne fait qu’­ex­ploiter le thème des « mon­stres », en renou­ve­lant une vieille tra­di­tion des arts forains (si l’on pense aux mon­stres télévi­suels qui met­tent au chô­mage les danseurs Gin­ger et Fred dans le film de Felli­ni), l’in­tel­li­gence du texte porté par la com­pag­nie du Grand Cerf Bleu fait ressor­tir au con­traire un procédé baroque, qui con­siste plutôt à retourn­er la société du spec­ta­cle comme un gant, et à men­er patiem­ment ces entre­tiens jusqu’à retrou­ver une forme d’empathie, d’in­tim­ité et d’hu­man­ité là où ces femmes ne peu­vent se mon­tr­er – ou ne sont jamais vues – que comme des images d’elles-mêmes. Un trem­ble­ment dans la voix, une parole apaisée, nous ren­dent alors capa­bles d’en­ten­dre les véri­ta­bles raisons que don­nent ces femmes, mal­gré une société irra­tionnelle, dont elles sont à la fois le reflet et l’ex­cep­tion. Le jeu de la parole comme alter­na­tive à la logique de l’ap­parence est traité avec beau­coup de justesse dans la mise en scène, ce qui don­nera matière à une pre­mière mise en espace en août à La Mous­son d’été et à une ver­sion sonore que pré­pare la com­pag­nie du Grand Cerf Bleu, ce qui fait atten­dre avec impa­tience la créa­tion au Théâtre Ouvert en févri­er prochain.

  Informations :

« Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles », de Joan Yago, traduit du catalan par Laurent Gallardo, création par la compagnie Le Grand Cerf Bleu.

Production déléguée Théâtre Ouvert – Centre national des dramaturgies contemporaines. Avec le soutien de «Fabulamundi – Playwriting Europe », programme Culture de l’Union Européenne, et de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale.

Direction artistique : Gabriel Tur.
Collaboration artistique : Laureline Le Bris-Cep et Jean-Baptiste Tur.
Avec : Anna Bouguereau, Etienne Jaumet, Laureline Le Bris-Cep, Juliette Prier (en alternance avec Laurie Barthélémy) et Jean-Baptiste Tur.
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Jean Tain
Jean Tain est agrégé et docteur en philosophie de l'École Normale Supérieure (Paris), ATER à l'Université...Plus d'info
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