Décris-Ravage

Compte rendu

Décris-Ravage

Le 29 Jan 2016
Léa Drouet dans "Décris-Ravages" d'Adeline Rosenstein. Photo © Michel Boermans.
Léa Drouet dans "Décris-Ravages" d'Adeline Rosenstein. Photo © Michel Boermans.
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« Reste la volon­té de com­pren­dre. Or démêler puis refaire le nœud de “ce qui a bien pu se pass­er pour qu’on en arrive là” exige de la patience. Dans le cas du con­flit israé­lo-pales­tinien, le nœud est gros de plus de cent ans. Il faut à chaque étape du tra­vail, pas seule­ment en pub­lic, mais aus­si entre nous et face aux per­son­nes qui nous livrent courageuse­ment leur témoignage, éviter les mots qui aga­cent, éviter les ter­mes qui découra­gent, les ironies qui sèment la con­fu­sion, les rac­cour­cis qui ten­dent au lieu de déli­er. Après vingt ans d’indignation vir­u­lente, j’ai dû trou­ver autre chose. »
Ade­line Rosen­stein

Ce sont qua­tre épisodes de “Décris-Rav­age” que l’on a pu voir jusqu’ici, encore tout récem­ment à L’Échangeur à Bag­no­let dans le cadre de « Fab­rique des regards : Europe et Moyen-Ori­ent » ; les cinquième et six­ième épisodes seront créés ces semaines-ci, com­plé­tant le spec­ta­cle pour sa présen­ta­tion com­plète à La Bal­samine en avril prochain. Enfin.


« Un spec­ta­cle doc­u­men­taire con­sacré à la Ques­tion de Pales­tine » : la for­mule de présen­ta­tion dit bien, en pre­mière instance, l’objet et la nature de “Décris-Rav­age”. En une suite de courts épisodes d’environ trente ou quar­ante min­utes, il retrace et déplie la généalo­gie de la sit­u­a­tion israé­lo-pales­tini­enne actuelle, depuis l’expédition de Bona­parte en Egypte (pre­mier épisode) jusqu’à 1948 (dernier épisode, à venir) ; et avec elle c’est toute la « Ques­tion » du Moyen-Ori­ent, à tra­vers deux siè­cles de rela­tions entre Occi­dent et Ori­ent qui se fait jour : deux siè­cles de regard fan­tas­ma­tique et con­for­mant de l’Occident sur l’Orient et d’entraînement de la région dans le jeu des puis­sances occi­den­tales. Feuil­leton his­torique, spec­ta­cle généalogique et ana­ly­tique, donc ; et spec­ta­cle doc­u­men­taire, puisqu’il est nour­ri de l’évocation et l’analyse de doc­u­ments his­toriques, et con­voque égale­ment des témoignages con­tem­po­rains — deux « séries » prin­ci­pales d’inserts tra­versent ain­si les épisodes : la cita­tion de démarch­es d’artistes s’attaquant à la sit­u­a­tion israé­lo-pales­tini­enne, et des recon­sti­tu­tions de séances de tra­duc­tion d’extraits de pièces arabes sur cette his­toire, en autant de mis­es en per­spec­tives tem­porelles et de con­fronta­tion de points de vue mon­trés dans le jeu de leurs con­tra­dic­tions.
Mais cette seule for­mule de « spec­ta­cle doc­u­men­taire », si elle est pour­tant absol­u­ment juste, ne suf­fit pas à ren­dre compte de la spé­ci­ficité de Décris-Rav­age dans sa sim­plic­ité, sa vital­ité, son intel­li­gence et son effi­cience théâ­trales, de la per­ti­nence de sa forme pour l’entreprise de com­préhen­sion qui est la sienne. Le fil pre­mier est celui d’une sorte de con­férence théâ­trale (Ade­line Rosen­stein elle-même, au pupitre), qui est accom­pa­g­née de séquences de resti­tu­tion (recon­sti­tu­tion ?) théâ­tral­isée (que Rosen­stein met en œuvre avec les qua­tre com­pars­es qui l’accompagnent sur scène) de témoignages ou de moments d’interrogation et d’analyse col­lec­tives. Cette part de resti­tu­tion est essen­tielle : elle per­met un lud­isme théâ­tral qui n’a rien d’une ironie ou d’une esquive mais dont l’humour, la mise à dis­tance et le plaisir sont les moyens d’une res­saisie, d’une entre­prise d’enquête et de com­préhen­sion au présent. Aucun « doc­u­ment » (vidéo, enreg­istrement sonore, pho­togra­phie, cartes…) n’est ain­si présent en tant que tel sur la scène : leur évo­ca­tion passe tou­jours par la voix et le corps des inter­prètes-enquê­teurs, dans le dis­posi­tif scénique min­i­mal d’un plateau presque nu. Ain­si de la parole des témoins con­vo­qués, mais aus­si, peut-être de manière encore plus sig­ni­fica­tive, des images, pho­tographiques ou car­tographiques : puisqu’il s’agit bien de défaire les clichés et les images trompeuses, que cette his­toire est aus­si une his­toire de regard porté et con­crète­ment défor­mant de l’Occident sur l’Orient, il importe alors de décrire ces images pour les décon­stru­ire, les lire, en soulever les pos­si­bles non réal­isés (le « passé préféré », comme le dit une belle expres­sion du spec­ta­cle) comme ce qui les sous-tend et les con­stru­it en tant que con­sti­tuées par l’histoire et que représen­ta­tions — les grandes lignes, les grands (et non les gros) traits.
C’est en effet quelque chose de l’association de la légèreté et de la rigueur du trait qui pour­rait car­ac­téris­er la qual­ité et la per­ti­nence des inven­tions scéniques qu’un tel dis­posi­tif min­i­mal et fine­ment ludique amène Ade­line Rosen­stein et ses com­pagnons à sus­citer pour établir (retrac­er), décrypter et démêler les enjeux et les con­sti­tu­ants de cette « Ques­tion » israé­lo-pales­tini­enne. Puisqu’il n’y a pas matérielle­ment sur la scène de carte de l’Empire ottoman ou « sub­lime Porte », alors il faut en indi­quer les con­tours sur les bor­ds d’une sim­ple porte/table posée sur des tréteaux ; pour évo­quer le nom­bre de morts du mas­sacre de Jaf­fa, on mesur­era l’espace que leur amon­celle­ment occu­perait dans la salle ; pour faire jauger des écarts de temps ou d’espace, on comptera des pas sur le plateau ; pour faire com­pren­dre le jeu des alliances des états-« cra­pules » et de leurs revire­ments dans le partage occi­den­tal du gâteau ori­en­tal, on posi­tion­nera et fera se déplac­er les corps des acteurs ; etc. Décrire, dessin­er, tran­scrire : ligne claire. Le jeu théâ­tral devient alors comme un tra­vail de sché­ma­ti­sa­tion, si l’on veut bien pren­dre ce terme non pas au sens d’une réduc­tion qui défig­ure et gomme la com­plex­ité mais, au con­traire, comme une manière de faire appa­raître et ren­dre lis­i­bles les grandes lignes qui con­stituent cette com­plex­ité : de « démêler le nœud » pour en man­i­fester les fils — les strates his­toriques, idéologiques, imag­i­naires tout comme les faits qui se révè­lent sous les couch­es de dis­cours et les con­tra­dic­tions.
« Et c’est ain­si que des ques­tions devi­en­nent une Ques­tion » (comme on dit : « la Ques­tion de Pales­tine ») dit à un moment, en sub­stance, la con­féren­cière après avoir dévelop­pé les ten­ants et aboutis­sants d’une sit­u­a­tion his­torique : d’une cer­taine manière, le spec­ta­cle démêle, dans une entre­prise inverse, l’écheveau pour ramen­er ain­si « la » Ques­tion aux ques­tions qui l’ont con­sti­tuée et dont on peut alors se res­saisir.

Décris-Ravage
Spectacle documentaire consacré à la Question de Palestine
Textes écrits ou recueillis et mis en scène par Adeline Rosenstein
Avec Léa Drouet, Céline Ohrel / Thibaut Wenger, Adeline Rosenstein, Isabelle Nouzha et Olindo Bolzan
Lumière, espace Ledicia Garcia
Regards scientifiques Julia Strutz, Henry Laurens, Tania Zittoun
Dessin Verena Kammerer
Production Leïla Di Gregorio et Little Big Horn asbl
Intervenants et complices Henry Laurens — Historien
Mas’ud Hamdan — auteur palestinien
Samir Youssef — auteur libanais
Julia Strutz — urbaniste, historienne de l’empire ottoman
Sandra Iché — artiste chorégraphique
Andrea Neumann — compositeur
Erbatur Çavuşoğlu — urbaniste, rockstar
Cécile Chevalier et Franck Fedele — marionnettistes
À La Balsamine du 19 au 23 avril 2016 (après un passage des épisodes précédents par le Théâtre Océan Nord en février-mars 2014).
Compte rendu
Théâtre
Critique
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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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