D’UNE INTENSE CRÉATIVITÉ, le théatre anglais du second vingtième siècle ne cesse de se renouveler. Le goût prononcé des auteurs dramatiques pour la transgression, héritée d’un passé prestigieux qui ignorait cout des contraintes de la bienséance, se manifeste dans un théâtre aussi original qu’audacieux. Là n’est pas le moindre paradoxe d’un pays où la censure théâtrale a sévi de 173 7 à 1968. Le siècle se clôt sur un théâtre moins polémique qu’il ne le fut dans les années quatre-vingt mais qui se veut toujours miroir de la nation. À la fois consensuel et subversif, il pose les questions éthiques fondamentales, conteste ses propres codes et bouscule le spectateur dans ses certitudes.
Les nouvelles écritures s’expriment au sein d’un cadre institutionnel dont l’exceptionnel dynamisme est le fruit d’une collaboration entre un secteur commercial, traditionnellement soumis aux lois du marché (le West End à Londres, dominé par les comédies musicales à grand spectacle, les « blockbuscer musicals » ), et un secteur subventionné créé après la guerre. Celui-ci se subdivise en un ensemble de compagnies abritées par des salles orthodoxes dans les centres des villes, et un circuit « alternatif » ou « parallèle » ( « fringe »),qui produit ses spectacles en des lieux divers. À Londres, le secteur subventionné des « trois grands », qui comprend la Royal Shakespeare Company avec ses deux salles du Barbican, le Royal National Theatre et ses trois théâtres, et enfin le Royal Court Theatre (Downscairs, et Upscairs, le théâtre laboratoire) spécialisé dans la recherche de jeunes auteurs, se double d’un ensemble intermédiaire de petits théâtres périphériques, tels que le Bush Theatre, le Gate, le Hampstead Theatre, l’Almeida, les deux salles du Lyric à Hammersmich, et Riverside Studios, véritables rampes de lancement pour les projets les plus novateurs. Le système du transfert des spectacles du circuit subventionné vers le West End commercial explique la consécration parfois aussi rapide qu’éphémère de nouveaux talents. Cette interaction permanente explique l’efficacité d’un ensemble qui porte les expérimentations les plus insolentes à la connaissance d’un public élargi.
Le théâtre anglais très contemporain prend le pouls de la nation dans une esthétique pluraliste, tantôt figurative, tantôt abstraite. Même si la création dramatique contemporaine se signale, outre-Manche, par un mélange des genres, faisant cohabiter un naturalisme savamment dosé avec un expressionnisme exalté, le réalisme social, qui imprègne la presque totalité de la production théâtrale, demeure le style anglais par excellence. En Angleterre plus qu’ailleurs, l’innovation passe par la tradition. Toujours proches du terrain, les auteurs restent attachés à la comédie de moeurs, de facture classique, à tonalité dramatique, dans la grande tradition morale de la pièce à thèse, qu’ils se plaisent à subvertir.
David Hare rénove le genre et le porte à un niveau d’excellence inégalé. Délaissant le théâtre expérimental d’intervention, qu’il pratiqua dans les années soixante- dix, il se tourne maintenant vers la « pièce bien faite », dont il révise les conventions réalistes, pour assurer à son théâtre une fluidité cinématographique liée à sa structure épique en tableaux. Après la vaste fresque de sa trilogie de 1993 (RACING DEMON, MURMURING JUDGES et THE ABSENCE OF WAR), exploration sans concession des institutions britanniques que sont l’Église anglicane, la justice et le Parti travailliste, Hare se penche sur les mutations sociales de l’Angleterre contemporaine. Avec SKYLIGHT (1995), une pièce intimiste au cadre temporel resserré (l’action dure une nuit), l’ampleur et la distanciation épiques de la trilogie cèdent la place à un naturalisme de type télévisuel. David Hare mec au centre de la scène les retrouvailles d’une jeune enseignante et de son ex-amant, sorte de figure paternelle resurgie du passé. Inversement, AMY’s VIEW (1997) recouvre une vingtaine d’années de la vie d’une famille où deux générations aux valeurs opposées s’affrontent : l’univers du théâtre et celui des affaires. Fêlures individuelles et collectives composent ces radiographies très fines de l’âpreté du monde posc-thatchérien. Dans VIA DOLOROSA(1998), un monologue où, devenu conteur et interprète, Hare retrace son récent voyage au Proche Orient, il élargit son questionnement aux points chauds de la planète. Son théâtre résonne comme un vibrant témoignage sur la fin du vingtième siècle.