QUAND CELA A‑T-IL COMMENCÉ ? En 1989. Arrivée à Berlin, la ville à laquelle je m’attendais se perdait. Une île explosait, un archipel se formait. À l’est, à l’ouest, là où d’ordinaire la vie pulsait, la mort surgissait, surprenant des quartiers entiers, tandis qu’une fleur inconnue éclosait des banlieues. L’image d’un monde imbibé de bien-être et de sécurité vacillait, la réalité faisait peau neuve. Le manque d’expérience fut le point de départ absolu de mon travail, un désir d’écrire ce qu’il manquait, la mainmise omnisciente dans le rien.
Les structures cassaient, on s’est alors intéressé à ceux qui les supportaient, les hommes. Ici le capitalisme, là le socialisme, la politique, l’Autre, — le monde était tout d’un coup devenu un miroir brisé, ses morceaux reflé- taient les éclats d’une personne gui regardait au travers d’un prisme nouveau le contretype cubiste de son intégri- té perdue. L’unité déformait, les nouveaux protagonistes adoptaient des attirudes bizarres. Quel soulagement pour un auteur-témoin de son époque de se voir tout d’un coup complètement délivrée du fardeau de la réprobation. L’époque venait à la rencontre de son sentiment de n’être rien d’entier, mais plutôt d’être composée d’une pluralité de personnalités, de plateaux, de rapides impromptus peuplés de personnages qui forment d’abord un univers.
Lentement, l’expérience tissait sa toile esthétique, politique et personnelle pour composer sa propre conception du drame. À la recherche des pères, le regard ne rencontrait que des éléments de réponses possibles. Les textes vraiment forts se caractérisaient jusqu’au désespoir par la distance temporelle qui les séparait de nous, ils n’étaient pour la plupart jamais éternels, mais opportunément partisans et à chaque fois incompatibles avec la sensibilité de l’époque contemporaine. L’abandon total au moment présent était la seule chose que l’on puisse retirer de ses lectures. À la question de la forme, elles apportaient peu de réponses. Ou plutôt, il existait une formule secrète, trouvée pour eux-mêmes par chacun des auteurs que j’admirais, Euripide, Büchner, Brecht, pour relier le Tout avec eux-mêmes. Ce qui me plaisait était toujours la façon particulière dont j’apprenais que seule importe la manière propre à chacun, que le récit est toujours lié à l’être même du narrateur, même dans le drame. Bien que sa forme semble, en comparaison de la prose, bien plus préméditée, on peut jouer et inventer avec elle. Sur ce point encore, l’époque nous aidait. Au moment où l’histoire se mettait à bouger, surgissaient d’autres histoires qui, rassemblées, formaient d’abord une histoire. Cela donnait toujours un plan de construction qui faciliterait la narration. En ce moment d’annexion, les grands conteurs nous aidaient. Nabokov par exemple, qui souhaitait dépeindre les choses quotidiennes « telles qu’elles apparaîtront dans les gentils miroirs des temps futurs. » Le regard vers l’avenir revient sur le présent. Chercher à imaginer à quoi ressemblera une jaquette des années 90 le prochain millénaire, c’est regarder à l’arrière des choses.
Le travail n’est pas terminé. De projet en projet, on cherche la manière qui nous soit propre d’entrer en résonance avec le tout. Mais l’on y parviendra peut-être plus facilement, si l’on considère possible de porter son attention par delà les grands blocs mondiaux sur les facettes du monde. L’unité se trouve dans la multiplicité ; et si l’on établit les relations humaines avant tout par rapport à la rapidité des changements, peut-être gagneraient-elles en clarté. Il y aura des gagnants …
Texte traduit par Julie Birmant.