L’Intruse

Compte rendu

L’Intruse

Le 5 Fév 2016
Gaëtan Lejeune, Philippe Grand'Henry et Jean Debefve dans "L'Intruse" de Maurice Maeterlinck, mise en scène Emmanuel Texeraud. Photo © Serge Gutwirth.
Gaëtan Lejeune, Philippe Grand'Henry et Jean Debefve dans "L'Intruse" de Maurice Maeterlinck, mise en scène Emmanuel Texeraud. Photo © Serge Gutwirth.
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Mon­ter une pièce de Mau­rice Maeter­linck con­stitue tou­jours un défi dra­maturgique. Com­ment la réforme théâ­trale « sym­bol­iste » qu’il entre­prend à la fin du 19e siè­cle, inspirée entres autres par la théorie de la sur­mar­i­on­nette de Kleist, se décline-t-elle au début du 21e ? On se rap­pelle la propo­si­tion géniale de Denis Mar­leau avec Les Aveu­gles en 2002¹, « fan­tas­magorie tech­nologique » pro­je­tant le vis­age des acteurs sur le moulage de leurs traits, sus­pendus dans l’espace, ou plus récem­ment, en 2014, l’émouvante ver­sion japon­aise d’Intérieur par Claude Régy, toute en lenteur et recueille­ment…

Aus­si étais-je bien curieuse de décou­vrir cette Intruse, pièce de jeunesse de Maeter­linck pub­liée la même année que Les Aveu­gles (en 1890) mais rarement mon­tée… D’autant plus intriguée que je ne con­nais­sais pas du tout le met­teur en scène Emmanuel Tex­er­aud, acteur con­fir­mé dont c’était la deux­ième créa­tion, après Mauser de Hein­er Müller, qu’il avait présen­té au Théâtre de la Vie en 2009.

Cette Intruse résulte d’une recherche menée depuis 2012 au sein d’une jeune com­pag­nie brux­el­loise nom­mée Fitz­car­ral­do, elle s’est dévelop­pée lors de rési­dences dans divers lieux théâ­traux et a été réal­isée sans aucune sub­ven­tion (!), mais avec une solide équipe d’acteurs et de créa­teurs pour le son, la lumière, la scéno­gra­phie et les cos­tumes. Nous étions con­viés à en décou­vrir la pre­mière ce 28 jan­vi­er 2016 dans un espace inso­lite, la vaste salle de la fab­rique artis­tique Cartha­go delen­da est, quelque part du côté de la Gare de l’Ouest.

La mort des humains et la vie des abeilles
À la suite d’un accouche­ment dif­fi­cile, alors qu’une famille réu­nie dans un salon espère le réveil de la mère et le pre­mier cri du nou­veau-né, la Mort, invis­i­ble, s’in­tro­duit dans la mai­son. Mal­gré les aver­tisse­ments de l’aïeul aveu­gle — qui seul pressent une présence et que nul ne veut enten­dre – la fatale Intruse s’ap­proche…
Telle est l’intrigue de ce petit drame en un acte, à la fois intem­porel et uni­versel par son sujet et en même temps situé  « dans les temps mod­ernes », comme l’indique la pre­mière didas­calie du texte. Le Père et l’Oncle sont en effet des bour­geois ratio­nal­istes et prag­ma­tiques de la moder­nité (le 20e siè­cle se pro­file… entre autres dans les cos­tumes signés Char­lyne Mis­plon), qui refusent d’accorder du crédit à l’intuition angois­sée de l’Aïeul face à l’énigme de la vie et de la mort, énigme à laque­lle la Fille est récep­tive, du fait de sa jeunesse. Le con­flit de généra­tions est per­cep­ti­ble dans cette famille sur le déclin, gag­née par l’effroi méta­physique…

Quand on pénètre dans la salle de spec­ta­cle, l’atmosphère embrumée nous plonge déjà dans les ténèbres du drame. Mais ce n’est pas par lui qu’on com­mence. Si le lieu est enfumé, c’est à cause d’une ruche, placée au cen­tre d’une petite avant-scène, une ruche (fausse­ment) bour­don­nante que regar­dent deux fig­ures assis­es de pro­fil sur un banc – dont l’une est en tenue d’apiculteur, ten­ant un enfu­moir pour abeilles. La fumée prend déjà un tout autre sens… Et c’est par un extrait de La Vie des abeilles, déli­cat essai du Maeter­linck nat­u­ral­iste, que s’ouvre le spec­ta­cle : une femme enceinte – qui se révélera être l’accouchée dont il est ques­tion dans L’Intruse –  rend hom­mage à « l’esprit de la ruche » – puis­sance vitale de cette com­mu­nauté de butineuses qu’on sait aujourd’hui men­acées d’extinction.

Ain­si, quand s’éclaire la scène où va se nouer l’intrigue, nous la voyons à tra­vers un long cadre rec­tan­gu­laire, qui fig­ure pour le met­teur en scène la piste d’envol des abeilles… Nous obser­vons donc les per­son­nages comme s’ils étaient des insectes en voie de dis­pari­tion dans un vivar­i­um. Car pour Emmanuel Tex­er­aud,  l’actualité de L’Intruse est de réin­ter­roger notre monde con­tem­po­rain aveuglé par sa fin, han­té par la cat­a­stro­phe de sa pro­pre extinc­tion et déni­ant dans le même temps son vieil­lisse­ment, fan­tas­mant un homme « aug­men­té » qui repousserait la mort.

Jean Debefve et Murielle Texier dans "L'Intruse" de Maurice Maeterlinck, mise en scène Emmanuel Texeraud. Photo © Serge Gutwirth.
Jean Debe­fve et Murielle Tex­i­er dans “L’In­truse” de Mau­rice Maeter­linck, mise en scène Emmanuel Tex­er­aud. Pho­to © Serge Gutwirth.

Huis clos méta­physique et sen­soriel
« Il faudrait pou­voir mys­térieuse­ment exprimer l’état lam­en­ta­ble de cette famille, flot­tant là – assise à table – comme sur un mis­érable radeau au milieu de l’infini, de l’épouvantable et de l’incompréhensible… » écrit Maeter­linck dans ses notes sur L’Intruse.

C’est tout à fait cela qu’évoque la propo­si­tion scénique. La grande salle de Cartha­go est mag­nifique­ment exploitée par le scéno­graphe Didi­er Payen qui la divise en deux espaces : cette petite avant-scène – le lieu du pro­logue mais aus­si l’extérieur du huis clos de L’Intruse – un extérieur dont le pub­lic fait par­tie, d’où il regarde (par cette fenêtre au for­mat ciné­mas­cope) cette « autre scène » (qui est aus­si celle du rêve, de l’inconscient), où se déroule le drame famil­ial oppres­sant, qui a l’air de se jouer très loin et de « flot­ter » dans le vide, comme l’écrit l’auteur, mais qui est cepen­dant par­faite­ment vis­i­ble et audi­ble, tant le son (de Noam Rzews­ki) et la lumière (de Cas­par Lang­hoff) sont tra­vail­lés pour nous ren­dre per­cep­ti­ble la sit­u­a­tion qui se joue dans ce salon per­du au cœur de l’infini, avec une table basse et cinq sièges — celui qui nous tourne le dos restant sig­ni­fica­tive­ment vide.

Ce tra­vail d’orfèvre aigu­ise nos per­cep­tions et les trou­ble, en nous ren­dant proche ce qui est éloigné… Bruisse­ments de ruche, souf­fles de vent, glas de l’horloge, fanals au sol comme de vac­il­lants repères dans les ténèbres, halo du petit salon où les per­son­nages se retrou­vent comme des papil­lons de nuit attirés par la lumière qui men­ace de s’éteindre… La  fumée par­ticipe à l’égarement et au ver­tige, grâce aux éclairages qui la sculptent, la tra­versent, déploy­ant des brumes, des paysages cré­pus­cu­laires, des spec­tres… L’accent est mis aus­si sur le hors-scène qui domine le drame : la mère mourante dans une cham­bre, le bébé silen­cieux dans une autre cham­bre, la sœur qu’on attend, une présence dans le jardin, la lune et la nuit étoilée…

Dans cette atmo­sphère de thriller et d’attente, les acteurs évolu­ent en incar­nant leurs per­son­nages de manière réal­iste mais avec des sus­pens de la parole ou du geste, des errances, des immo­bil­ités et des dis­pari­tions qui déréalisent leur présence. Tout cela joué avec aisance, pré­ci­sion, et grande écoute entre les parte­naires…

Seule option dis­cutable, bien qu’elle relève du genre du théâtre d’épouvante dont se réclame la mise en scène : l’apparition sanglante de la mère qui réduit la ter­reur méta­physique de l’invisible de la mort à un effet très vis­i­ble… mais la ser­vante qui vient net­toy­er les traces – en écho aux ser­vantes net­toy­ant le seuil dans Pel­léas et Mélisande – opère une per­ti­nente tran­si­tion entre la nuit fatale et le jour fam­i­li­er où l’on retrou­ve les per­son­nages de L’Intruse en train d’écouter l’enfant qui – bien que « mar­quée » par le drame (ce qu’évoque avec justesse le choix de l’actrice inter­pré­tant le rôle) – a survécu, a gran­di, et ray­onne en racon­tant un autre extrait de La Vie des abeilles en guise d’épilogue.

Quelle belle idée d’avoir enchâssé ain­si cette pièce sur la Mort humaine entre deux frag­ments de cette Vie ani­male ! « Deux écrits con­traires » comme le dit Emmanuel Tex­er­aud, mais tous deux sous-ten­dus par la volon­té de « faire sen­tir le mys­tère de l’univers ». Et à la fin de ce som­bre spec­ta­cle, c’est la joie qui est au ren­dez-vous, la joie d’avoir éprou­vé ce mys­tère, non sans inquié­tude (car l’Aïeul reste seul sur scène, à la fin, égaré) mais chargé d’un souf­fle vital, au-delà de la fragilité de l’existence et de la quête de sens…

« Car j’ai soif main­tenant de la vie » écrivait Maeter­linck à Émile Ver­haeren après la rédac­tion de L’Intruse. Nous aus­si, grâce à l’intelligence, la sub­til­ité, la beauté et la matu­rité du spec­ta­cle qu’en ont don­né Emmanuel Tex­er­aud et son équipe.

 

L'Intruse de Maurice Maeterlinck, mise en scène par Emmanuel Texeraud.
Avec Jean Debefve, Angélique De Lannoy, Astrid De Toffol, Philippe Grand'Henry, Gaétan Lejeune, Aline Mahaux, Murielle Texier. Scénographie : Didier Payen. 
Création lumière : Caspar Langhoff. 
Habillage sonore : Noam Rzewski. 
Costumes : Charlyne Misplon. 
Logistique & regard : François Maquet. 
Assistanat à la mise en scène : Astrid De Toffol.
Production Cie Fitzcarraldo
Avec l’aide de Carthago et cave canem asbl
couv 73-74
1. Le numéro 73-74 d'Alternatives théâtrales (juillet 2002) est consacré à Maurice Maeterlinck et à Denis Marleau (numéro épuisé, disponible en PDF).
Compte rendu
Théâtre
Critique
Maeterlinck
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Isabelle Dumont
Actrice, créatrice de spectacles et de conférences scéniques, chercheuse curieuse, Isabelle Dumont a été interprète...Plus d'info
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