LOURDE RESPONSABILITÉ. Le premier à parler. Celui qui a aimé le premier. Amour trop vert, peut-être adolescent, de celui qui déchiffre une écriture neuve. C’était quand ? Vers la fin de l’année 1996 ? Isabelle Famchon, infatigable militante des dramaturgies de langue anglaise, m’avait convié à rejoindre la petite équipe des traducteurs de la Maison Antoine Vitez. À cette époque là c’était une petite maison de tolérance sympa. De ces lieux dont on a toujours besoin pour que les choses avancent. La confiance de Karin Wackers aidant, l’acteur avait trouvé sa place parmi les passeurs de langue. Passager clandestin, parmi les universitaires et les techniciens supérieurs de la syntaxe, le verbe en bandoulière, je rôdais dans les entreponts. On ne dira jamais assez les vertus de l’échange informel. À ce moment-là, le comité d’Anglais hésitait entre dilettantisme éclairé et productivisme de bon aloi. On lisait, on écoutait les nouvelles fraîches ramenées d’Australie ou d’Irlande. Quelques-uns avaient lu un texte d’une jeune femme, une anglaise, à peine née au théâtre. Le parrain n’était pas n’importe qui ! Imaginez ! Edward Bond ! Ça fait réfléchir ! Blasted. Le texte avait pour titre BLASTED. De mains en mains, le texte passait. Quelques-uns pestaient : « Provocant », « Trop de cul », « La langue, où est la langue ? », d’autres ne se sentaient pas concernés. Les regards se sont tournés vers le passager clandestin : « Qu’est-ce qu’il en pense celui-là ? » J’avais pas lu. Il fallait lire. Ça tombait bien. J’ai toujours aimé les mal-aimés, ceux qu’on aime quand il est trop tard, ceux qu’on a failli aimer. Je m’y suis collé, comme on se colle à un devoir avec une copine de classe … et j’ai fini dans ses bras.
Sarah Kane, je l’ai pas vue. À quoi elle ressemble, j’en sais rien. Ce que je sais, c’est qu’elle et moi, on est fait pour s’entendre. N’allez rien imaginer ! Tout dans la tête. Tout dans le théâtre. Parce qu’elle et moi, on aime le théâtre. Ça c’est sûr.
Et puis tout est allé un peu vite. Les copains d’abord : Jérôme Hankins, Séverine Magois. Allez vas‑y ! Et puis un éditeur, l’Arche … Et voilà l’amoureux avec un contrat de mariage sur les bras : … C’est vous qui traduisez !
Lourde responsabilité.
Je ne traduis pas pour faire carrière. Je traduis pour aimer. Je traduis pour avoir des textes à jouer que je ne jouerai peut-être pas moi-même. Ce texte-là je l’ai traduit pour un ami à moi : Daniel Girard, metteur en scène talentueux. Trop ! Au point d’être encombrant. Un texte comme celui-là, c’était pour lui. Et ça sera peut-être pas. Drôle de métier ! Ça, c’est l’histoire d’un amour qui naît. Et puis vient le jour où on vous demande : « Pourquoi tu l’aimes ? » C’est aujourd’hui. C’est moi en train d’écrire que j’aime un théâtre qui raconte une histoire. Une histoire avec des gens, des êtres humains, avec de la chair autour. Des gens qui ont mal à la chair.
J’ai lu BLASTED, j’ai lu PHAEDRA’S LOVE, j’ai lu CLEANSED et dans ce théâtre où les êtres vivent, je me suis fait une amie. Je le redis, on se connaît pas. À peine un échange épistolaire, bref, technique. On se dirait quoi ? On a mieux. Moi, j’ai les mots. Cet anglais qui va trop vite, quand le français prend son temps. Cet anglais gui va droit au but, quand le français disserte.
Le traducteur, comme l’acteur, est un aveugle qui ne veut pas demander son chemin, qui aime se cogner dans les murs, glisser sur les fruits mûrs et louper la porte du métro.
Sarah Kane n’écrit pas comme moi. Moi je suis un mec qui écrit comme un mec. Pas de conclusion hâtive. N’essayez pas de deviner à quoi ça ressemble dans ce que j’écris. Elle est trop bien pour qu’on l’imite. Alors j’ai choisi d’écrire avec le coeur, une grande lettre d’amour, pour une jeune artiste pleine de talent. Sarah Kane, c’est une femme. Ça, j’en suis sür. Un homme ne peut pas écrire des choses comme ça. Alors moi, l’acteur, vous pensez comme je jouis de traduire. Moi, la femme toujours cachée derrière le masque. Depardieu a raison, on est tous des femmes. Alors, pensez le bonheur de traduire cette langue brève, incisive, gui coupe à vif dans l’émotion. Une écriture âpre et radicale.