L’Inondation, de Francesco Filidei et Joël Pommerat, au prisme de l’écoféminisme.

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Opéra
Critique

L’Inondation, de Francesco Filidei et Joël Pommerat, au prisme de l’écoféminisme.

Le 16 Sep 2021
Chloé Briot (la Femme), Vincent Le Texier (le Médecin)
Chloé Briot (la Femme), Vincent Le Texier (le Médecin)
Chloé Briot (la Femme), Vincent Le Texier (le Médecin)
Chloé Briot (la Femme), Vincent Le Texier (le Médecin)
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
144 – 145

J’ai vu L’Inondation lors des représen­ta­tions de l’automne 2019 à l’Opéra Comique. Je ne suis pas du tout spé­cial­iste de Pom­mer­at mais j’admire son tra­vail. Là encore, je suis saisie par la beauté, la clarté de la mise en scène, son intel­li­gence, aus­si. Toute­fois, je suis gênée. Gênée en tant que femme à qui l’on présente des per­son­nages féminins stéréo­typés mer­veilleuse­ment incar­nés, et en tant que spec­ta­trice de théâtre face à une œuvre qui joue sur l’effet de réel pour présen­ter ce qui arrive (les élé­ments de la fic­tion) comme inéluctable. Je sors du spec­ta­cle enchan­tée par la musique et comme piquée par un taon, fascinée, meur­trie et plom­bée. Revenir sur L’Inondation deux ans après, ayant pris con­nais­sance de ce qu’il se pas­sait chaque soir sur le plateau, et aupar­a­vant durant les répéti­tions, par l’une des actri­ces prin­ci­pales du drame, me jette dans un trou­ble pro­fond.

Si le théâtre nous met en lien avec ce qui nous tra­verse, plus grand et plus fort que soi, ce spec­ta­cle asso­cie étrange­ment les pul­sions humaines à la puis­sance de la « Nature », destruc­trice. La « nature » vient de natu­ra, en latin, la nais­sance. Or le pre­mier enjeu de L’Inondation, est la dif­fi­culté dans laque­lle un cou­ple se trou­ve d’avoir un enfant. La pièce débute sur une scène où, après un brusque lever de rideau emmené par des sons crissants, parole est don­née à l’homme qui se com­pare à un « enfant frag­ile ». Il a eu peur de « tomber dans un vide, dans un trou ». Sa femme lui répond : « c’est comme un rêve, peut-être, sans expli­ca­tion ». Elle par­le d’elle, de sa vie. Lui est préoc­cupé, elle est atone. « Je voudrais une expli­ca­tion », réclame l’homme-enfant. (À qui s’adresse-t-il ?) Elle, « [t]out douce­ment, je vais dormir. J’ai de l’amour dans mon cœur ». Ils s’accouplent sur le sofa. « Ça y est j’ai mon expli­ca­tion de tout à l’heure. Tu ne fais pas d’enfant », dit l’homme avant de pren­dre sa veste. L’absence d’enfant est iden­ti­fiée comme la cause du mal-être de l’homme et il se dégage ain­si de toute respon­s­abil­ité quant à un mal-être qu’il a lui-même énon­cé. Puis Trofim fuit en effet l’appartement et va se saouler au bistrot du coin. La voi­sine du dessus, mère de trois enfants, rend vis­ite à Sophia : « Par­fois entre un homme et une femme, il se passe quelque chose, une petite chose, minus­cule. » Inter­ven­tion de l’impondérable (qu’est-ce qui fait qu’un bébé naît ?), et le cou­ple devient le fer­ment d’une cul­pa­bil­ité que le spec­ta­cle tente d’étudier.

Chloé Briot (la Femme), Norma Nahoun (la Jeune Fille)
Chloé Briot (la Femme), Nor­ma Nahoun (la Jeune Fille)

Trofim est ouvri­er dans une chauf­ferie. Il trompe sa femme avec Gan­ka, 13 ans (un peu plus dans la mise en scène), orphe­line par le cou­ple adop­tée (elle vient de per­dre son père dans la mansarde du dernier étage) sous les yeux de la pre­mière. Il cumule alors plusieurs respon­s­abil­ités, celle liée au dérè­gle­ment cli­ma­tique via son tra­vail à la chauf­ferie, celle de la destruc­tion de sa femme, et de sa fille adop­tive par son entrem­ise. Lorsque l’appartement est inondé, Gan­ka, Trofim et Sophia se réfugient chez leurs voisins. La fic­tion présente l’inondation comme un élé­ment du réel auquel on se soumet. L’eau sert la fic­tion en tant qu’événement « naturel » (il pleut, on n’y peut rien). Par­al­lèle­ment, lorsque mari et femme sont allongés sur le sofa de leurs voisins, cela est com­men­té par un nar­ra­teur, un homme seul dans une case-logis du dessus, qui nous apprend ain­si que Sophia attend seule­ment que Trofim se tourne vers elle. Sophia est, de manière assez clas­sique, « intérieure­ment activée » par un nar­ra­teur omni­scient. Elle est opposée à l’eau, qui pénètre les intérieurs, s’infiltre et dévaste tout. Comme l’inondation « arrive », à la fois élé­ment piv­ot de la fable et élé­ment « naturel », Sophia est pénétrée par un autre qui la « par­le », réduite à espér­er être touchée par l’homme qui la trompe. La « Nature » et Sophia sont toutes deux présen­tées comme puis­sances tan­tôt destruc­tri­ces, tan­tôt infer­tiles. Au fond elles s’emboîtent. Elles sont toutes deux figées, dans la fic­tion, pour la servir, man­quant ain­si un lien moins de causal­ité que de per­méa­bil­ité des élé­ments, cor­porels et « naturels », aux activ­ités humaines.

L’association com­plé­men­taire de la puis­sance de la Nature et de la petitesse de la femme meur­trière, leur car­ac­tère com­mun de débor­de­ment est certes dis­tan­cié un moment par l’adolescente, Gan­ka, incar­na­tion de la puis­sance du désir, qui défait l’identification en spi­rale de l’eau et de la femme et la bina­rité du cou­ple et des familles en miroir, l’une au dessus de l’autre, l’une avec enfants, l’autre sans enfants. Or, en choi­sis­sant de représen­ter l’assassinat de Gan­ka dès le début du spec­ta­cle puis de dédou­bler son per­son­nage, pris en charge par deux actri­ces qui se ressem­blent comme deux gouttes d’eau, la mise en scène pose cette mort comme la matrice de la pièce, éle­vant au car­ré la fic­tion ini­tiale. Le spec­ta­cle est là machine à dupli­quer les impen­sés d’un texte pro­duit dans un con­texte par­ti­c­uli­er, mais aus­si mar­qué par une con­ti­nu­ité, la struc­ture patri­ar­cale de nos sociétés occi­den­tales, car­ac­térisées par la fix­a­tion, à des fins de maîtrise, de fig­ures d’« altérité » 1.

Ce redou­ble­ment des par­ti-pris idéologiques (l’exercice d’une dou­ble dom­i­na­tion sur les femmes et la nature via le tra­vail à la chauf­ferie) et esthé­tiques (le réal­isme fan­tas­tique), du texte à la mise en scène, pro­duit un effet de fas­ci­na­tion sur le pub­lic, et lui fait croire en effet à un « irrémé­di­a­ble » : le futur est en amont du présent, comme si tout était déjà joué d’avance ; le temps est une boucle, il n’y a de pro­grès que « sci­en­tifique ». Et l’on épuise en fait tou­jours plus les ressources – la mise en scène situe l’histoire dans les années 1950, qui, bien que ce cadre se veuille intem­porel, fait signe vers une péri­ode de grande accéléra­tion des pris­es de déci­sion les plus destruc­tri­ces pour la planète (société de con­som­ma­tion, agri­cul­ture inten­sive, nucléaire, déchets non pris en compte, plas­tique…).

Inex­is­tantes dans la représen­ta­tion, la peur de l’homme, sa honte peut-être à être un rouage dans une machine plus large de destruc­tion de la terre, son sen­ti­ment d’infériorité (il ne peut pas se don­ner à lui-même l’enfant dont il iden­ti­fie l’absence comme la rai­son de son mal-être). Mieux vaut se mon­tr­er en maîtrise qu’en déprise, en désar­roi, en proie au ver­tige.

Yael Raanan-Vandor (la Voisine), Chloé Briot (la Femme)
Yael Raanan-Van­dor (la Voi­sine), Chloé Briot (la Femme)

La fonc­tion du théâtre n’est-elle pas de nous mon­tr­er ce qui nous meut en pro­fondeur, afin, peut-être, de nous per­me­t­tre d’en pren­dre con­science, voire de nous en émanciper ? Une fonc­tion du théâtre dans nos sociétés à l’ère du cap­i­talocène2 serait de porter atten­tion à ce que rôles féminins et évène­ments « naturels » recou­vrent et pren­nent en charge : la respon­s­abil­ité humaine vis à vis des écosys­tèmes qui nous entourent et dans lesquels chacun·e s’inscrit, et notre humaine dépen­dance à l’égard des autres, humains et non-humains, cor­réla­tive de notre essen­tielle vul­néra­bil­ité3, notre dif­fi­culté à être, à naître. Porter atten­tion à cela n’est pas se promet­tre la mort, c’est affron­ter notre mor­tal­ité. C’est s’interroger sur ce qui lie les per­son­nages, se pencher sur ce qui les tient en vie, plutôt que de chercher à mon­tr­er com­ment la mort les ronge.


  1. Le XVI­Ie siè­cle est celui du ratio­nal­isme sci­en­tifique, de l’absolutisme poli­tique, et de chas­se aux sor­cières. (Voir Sil­via Fed­eri­ci, Cal­iban et la sor­cière, Genève, Entremonde, 2017) ↩︎
  2. Andreas Malm, L’an­thro­pocène con­tre l’his­toire — Le
    réchauf­fe­ment cli­ma­tique à l’ère du cap­i­tal
    , Paris, La Fab­rique, 2017. ↩︎
  3. Je ren­voie là à la notion de « néoténie » : « La néoténie vraie (ou totale) est l’ap­ti­tude que pos­sède un organ­isme ani­mal à se repro­duire tout en con­ser­vant une struc­ture lar­vaire ou imma­ture. Ce terme, créé par J. Koll­mann en 1884, sig­ni­fie éty­mologique­ment “ main­tien de la jeunesse ” (neos, “ jeune ” et teinô, “ je pro­longe ”). La néoténie a été surtout observée dans deux groupes très éloignés l’un de l’autre, les Insectes et les Batra­ciens. […] Le terme de néoténie a par­fois été appliqué à l’homme, pour soulign­er la durée excep­tion­nelle­ment pro­longée de sa péri­ode juvénile, entraî­nant des apti­tudes d’adap­ta­tion ren­for­cées. Ce ralen­tisse­ment dans la vitesse de crois­sance – ou “ fœtal­i­sa­tion ”, selon la ter­mi­nolo­gie de Louis Bolk (1926) – serait lié à la phy­lo­genèse de l’e­spèce humaine. ». (Lie­ba Lazard, « Néoténie », Ency­clopæ­dia
    Uni­ver­salis
    ). ↩︎
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Juliette Riedler
Écrivaine et metteuse en scène, Juliette Riedler est autrice d’une thèse sur l’émancipation des actrices...Plus d'info
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