Avant la première

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Avant la première

Le 12 Fév 2016
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
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- AVANT LA PREMIÈRE. Je suis assis. La salle est dans la pénom­bre, le plateau est faible­ment allumé. Je ne sais pourquoi, je me sou­viens tout à coup qu’un jour, après avoir regardé un match de foot, je m’é­tais demandé si les joueurs — comme sou­vent les acteurs de théâtre — pis­sent avant d’en­tr­er en jeu. C’é­tait une ques­tion assez triv­iale, j’en con­viens. Mais pourquoi faudrait-il se l’in­ter­dire dès l’in­stant où le théâtre, le sport, met­tent en bran­le des corps humains ? Et cette inter­ro­ga­tion n’é­tait pas sitôt venue qu’elle fit remon­ter de ma mémoire un sou­venir, celui d’une émis­sion de radio que j’avais enten­due il y a longtemps, où Mary Mar­quet, une grande actrice, celle-là, un de ces mon­stres sacrés à l’an­ci­enne, déclarait avec un aplomb inimag­in­able (je cite approx­i­ma­tive­ment): « on n’est pas vrai­ment actrice si on n’a jamais pis­sé dans l’évi­er de sa loge ». Ha ! J’imag­ine d’i­ci la scène ! La grande Mar­quet un pied sur une chaise, l’autre sur le lavabo, rel­e­vant la robe d’Hermione, et s’ef­forçant de piss­er trois ultimes gouttes pen­dant que le régis­seur de plateau frappe à la porte de la loge en dis­ant : « madame Mar­quet en scène dans une minute ! »

Le prêtre — encore un corps qui fait spec­ta­cle — doit-il piss­er juste avant la messe ? Dia­ble ! La pre­mière idée est que non. Tout cela s’ac­corde mal avec le sacré de la croy­ance. Le ciboire et la zigounette, même quand elle ne sert à rien d’autre qu’à faire pipi, ne font pas bon ménage juste avant l’of­fice. La fonc­tion sacrée n’a pas de vessie, aucun bas-ven­tre, aucun organe, surtout celui-là. Mais la fonc­tion est incar­née, portée par un homme. Du point de vue de l’in­di­vidu-prêtre, le rit­uel est aus­si une per­for­mance à accom­plir. Elle est mod­este pour un curé de cam­pagne qui se pro­duit devant quelques rares fidèles. Mais imag­i­nons une céré­monie pres­tigieuse dans une église qui a pignon sur rue. La mod­estie n’est plus de mise. Ambas­sadeurs, indus­triels, ban­quiers, chefs d’É­tat, le pub­lic hup­pé est là, les caméras de télévi­sion retrans­met­tent le show, le monde est à l’é­coute. Alors oui, le prêtre est claire­ment pro­posé en acteur du spec­ta­cle, d’un grand spec­ta­cle, et dans ce cas pourquoi n’au­rait-il pas le réflexe des acteurs ?

Ce pos­si­ble, per­me­t­tez que je l’é­taie d’un sou­venir per­son­nel (encore).

Lors de ma com­mu­nion solen­nelle, le curé qui tenait à ce que les choses soient bien ordon­nées, nous avait fait répéter quelques jours plus tôt l’a­vancée en rang vers l’au­tel dans l’église. Bons pains bien pétris, nous chan­tions : « je m’a­vancerai jusqu’à l’au­tel de Dieu, la joie de ma jeunesse » en nous efforçant de le faire d’un pas lent et cadencé. Il fal­lait bien marcher et bien chanter. Les deux en même temps. Pas trop vite, pas trop faux. Et pareille­ment, en bons petits acteurs que nous auri­ons à être le jour de la céré­monie, nous avons plusieurs fois répété la presta­tion du ser­ment de fidél­ité au Christ. Moi, douze ans, dans mon pre­mier cos­tume gris (adieu les cour­tes culottes), les cheveux bien col­lés à la bril­lan­tine, avec le sérieux que vous me con­nais­sez, déjà mort de trac en pen­sant à l’a­vance à maman qui me regarde et qui san­glote d’é­mo­tion, je pose la main droite sur le Saint Livre et je dis (voix sucrée du curé : « par­le dans le micro, Jean-Marie, tiens-toi bien droit, n’aie pas peur, le Bon Dieu est ton ami. ») Donc, après cette inter­rup­tion intem­pes­tive, je respire un bon coup et je bre­douille : « je renonce à Satan, à ses pom­pes et à ses œuvres et je m’at­tache à Jésus Christ pour tou­jours. »

Bien sûr, l’en­fant que j’é­tais s’in­ter­ro­geait sur les pom­pes de Satan. Les pom­pes de Satan ? Tout de même, je n’é­tais pas aus­si niais que vous le croyez. Je com­pre­nais bien que ça ne pou­vait pas vouloir dire ce que je pen­sais que ça voulait dire. De là à vrai­ment com­pren­dre ! J’avoue que je ne voy­ais pas trop, et je ne voulais évidem­ment pas pos­er la ques­tion au siru­peux ser­pent khââ qui allait encore en prof­iter pour me retenir après le catéchisme. Jusque là, aucun détail trop triv­ial. Puis le dimanche suiv­ant, ce fut le grand jour. Maman por­tait un beau tailleur et un grand cha­peau. Les cloches d’onze heures son­naient à toute volée, les grains d’en­cens fumaient sur la braise des encen­soirs. Pour les acolytes, on avait sor­ti les étoles rouges bor­dées d’her­mine. Et au moment de for­mer le cortège — nous étions une ving­taine dans la sac­ristie, tous et toutes plus pom­pon­nés qu’un rég­i­ment de canich­es nains — une grenouille de béni­ti­er (elle aide mon­sieur le curé dans sa tâche, voyez-vous), avait glapi : « Per­son­ne ne doit aller faire pipi ? Per­son­ne ? Si quelqu’un a besoin, c’est le moment, on va com­mencer ». Du coup, la messe avait pris dix min­utes de retard ! Et de l’é­tat des toi­lettes, nous ne dirons rien.

Je ne sais pas pourquoi mais l’idée qu’on pisse avant d’en­tr­er en scène me récon­forte. Dans le cas du sportif, dans le cas du curé, dans le cas de l’ac­teur. Il y a là quelque chose de pro­fondé­ment ter­restre. Vous aurez remar­qué que le sportif, à la dif­férence des deux autres, pisse aus­si après sa presta­tion. Mais cette fois, le sens de l’acte est totale­ment dif­férent. Il ne faut pas y voir une man­i­fes­ta­tion d’hu­man­ité. C’est d’un con­trôle qu’il s’ag­it. On veut tra­quer la triche. Le joueur n’est plus un homme, c’est un sus­pect. Le pipi n’est plus un hom­mage anticipé ren­du à l’ex­ploit qui va suiv­re, c’est une pré­somp­tion de faute, un qua­si aveu exigé sur un mode com­mi­na­toire. Vous ne m’en­lèverez pas de l’idée qu’au nom d’une éthique de la per­for­mance vraie, il y a là une atteinte à la dig­nité. Imag­ine-t-on un instant qu’on fasse piss­er le pape après la messe de minu­it ! Quel scan­dale ! « Mes bien chères sœurs, mes bien chers frères, nous avons la douloureuse tristesse de vous informer que la messe de minu­it à laque­lle vous venez d’as­sis­ter est entachée d’ir­régu­lar­ité. Sa sain­teté ayant un peu for­cé sur les anabolisants, la transsub­stan­ti­a­tion n’a pu avoir lieu dans des con­di­tions con­sid­érées comme val­ables. » Mon Dieu ! Je n’ose imag­in­er l’onde de choc qui frap­perait le monde entier. Les mécréants se frot­teraient les mains. Pour leur clouer le bec, on exig­erait la con­tre-exper­tise. Et en cas de faute incon­testable, que faire ? On imag­ine mal la Curie romaine sus­pendre le pape pour six mois, ce serait la pagaille au Vat­i­can.

L’ac­teur qui pisse avant d’en­tr­er en scène est vul­nérable, ban­cal. Il est con­cret, frag­ile, éphémère comme le théâtre. Il est intem­pes­tif, irrévéren­cieux, atten­ta­toire aux brumes des idéal­istes, prêt à rabat­tre le caquet des tran­scen­dances trop fières d’elles-mêmes, tou­jours déjà rétif à la sub­li­ma­tion par laque­lle les grandil­o­quents de l’art veu­lent châtr­er la vie. Et pour­tant dans quelques instants, cet acteur (cette actrice) sera sub­lime. Oui, sub­lime. Il va porter en tri­om­phe deux mille cinq cents ans d’his­toire. Il va faire chanter la grande tra­di­tion du théâtre. Il va redonner un présent aux forces créa­tri­ces du passé. Il va faire œuvre de vie pour des per­son­nages con­tem­po­rains qui n’ex­is­tent encore que sur le papi­er. Il va être lui-même et un autre dans une vir­tu­osité et un tal­ent qui le dis­tinguent un instant du reste des hommes. La prox­im­ité du triv­ial et du sub­lime m’en­chante. Je n’aime pas que l’un veuille aller sans l’autre. Le triv­ial sans le sub­lime, c’est la télévi­sion. Le sub­lime sans le triv­ial, c’est la messe. Le théâtre déjoue le dou­ble piège par sa dialec­tique du haut et du bas.

Le Théâtre Varia n’est que pénom­bre. Le plateau faible­ment éclairé. Je suis assis dans la salle, seul, flot­tant. Je laisse courir ma mémoire. Je rêve. Qu’est-ce que je fais là ? Rien. J’at­tends. Je suis en sus­pen­sion. Dans les loges, les acteurs achèvent leur méta­mor­phose ; dans la cab­ine de régie les tech­ni­ciens véri­fient les instru­ments du spec­ta­cle qui va suiv­re. Je suis seul, isolé, inap­pro­prié à la ner­vosité pos­i­tive qui règne autour de moi, extérieur par la force des choses. (À quoi peut bien servir un auteur à quelques min­utes de la créa­tion de sa pièce ? C’est un inutile, un gêneur, un homme à con­tretemps qui se croit au bout du tra­vail alors que le tra­vail est encore à faire).

Je suis inutile, mais heureux comme roi en son palais. Je suis entre deux temps. Je suis entre deux mon­des. J’imag­ine qu’un cos­mo­naute sur le départ regarde son habita­cle avec le même sen­ti­ment d’ir­réal­ité. C’est le réel et ce n’est pas le réel. Dans ce moment de sus­pen­sion entre le tra­vail de répéti­tion qui a précédé et la flam­bée d’imag­i­naire qui va suiv­re — tou­jours le triv­ial et le sub­lime — je capte une impres­sion de pro­fonde appar­te­nance. On peut cer­taine­ment avancer des raisons objec­tives pour jus­ti­fi­er ce sen­ti­ment d’ap­par­te­nance. Com­ment, par exem­ple, pour­rais-je oubli­er que ce Varia me fit auteur, puisqu’il n’est d’au­teur que joué et rejoué, et que j’ai trou­vé au Théâtre Varia les con­di­tions de déploiement de mon activ­ité d’écri­t­ure ?

Pour­tant, à cet instant, c’est à quelque chose de plus sub­jec­tif, de plus per­son­nel, de plus privé que je suis sen­si­ble. Dans ce lieu qui attend avec moi que le rideau se lève, tout, même le calme presque sacré qui tombe sur cet instant d’a­vant la pre­mière et laisse percevoir au fond du silence l’é­cho des pre­miers chants de la tragédie ; tout, même le bruit d’une chas­se d’eau que je n’en­tends pas mais que je peux fort bien imag­in­er du côté des loges, tout me dit : ici, tu es chez toi. C’est ta mai­son. C’est ta vraie mai­son.

couv 58-59Ce texte a été publié dans le numéro 58-59 d'Alternatives théâtrales en octobre 1998.
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Théâtre
HS21 - Accents toniques
Numéro 58-59
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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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