Le théâtre, l’histoire, l’utopie

Théâtre
Critique
Portrait

Le théâtre, l’histoire, l’utopie

Le 20 Jan 2022
L'Île d'or (2021) Cornélia (Hélène Cinque) et son ange gardien-infirmier Gabriel (Sébastien Brottet-Michel) © Michèle Laurent
L'Île d'or (2021) Cornélia (Hélène Cinque) et son ange gardien-infirmier Gabriel (Sébastien Brottet-Michel) © Michèle Laurent
L'Île d'or (2021) Cornélia (Hélène Cinque) et son ange gardien-infirmier Gabriel (Sébastien Brottet-Michel) © Michèle Laurent
L'Île d'or (2021) Cornélia (Hélène Cinque) et son ange gardien-infirmier Gabriel (Sébastien Brottet-Michel) © Michèle Laurent

À pro­pos de L’Île d’or.

Ari­ane Mnouchkine – Théâtre du Soleil1

« Vite, une île ! » Présen­tée à la Car­toucherie de Vin­cennes depuis le 3 novem­bre 2021, la nou­velle créa­tion col­lec­tive du Théâtre du Soleil, sous la direc­tion d’Ariane Mnouchkine, con­voque l’île comme thème lit­téraire et objet de réflex­ion. L’appel d’Hélène Cixous dans sa note pour le pro­gramme sig­nale que l’île y est avant tout conçue comme vir­tu­al­ité d’ordre philosophique et poli­tique. « Vous vous sou­venez d’Utopia naturelle­ment. Une île presqu’incroyable… » Utopie : voilà ce qu’incarne avant tout l’île, pour Cixous, Mnouchkine et l’ensemble de la troupe. Mais quelle utopie ? Un espoir, un pro­jet ? Ou peut-être un rêve – c’est du moins ce que peut laiss­er penser Cornélia, l’héroïne mal­gré elle d’Une cham­bre en Inde, qui se trou­ve cette fois malade du Covid et, de sa cham­bre d’hôpital, rêve qu’elle est au Japon.

L’île d’or existe vrai­ment. Du moins s’inspire-t-elle d’une île exis­tante : Sado. Cette île, au large de Hon­shu, Ari­ane Mnouchkine la con­nais­sait avant d’imaginer ce spec­ta­cle – elle en a déjà par­lé2. Sado fut d’abord – à par­tir du VIIIe siè­cle – un lieu de ban­nisse­ment, apte pour le pou­voir impér­i­al à éloign­er les dis­si­dents. Des poètes, des artistes y furent exilés jusqu’au XVIIIe siè­cle, par­mi lesquels Zea­mi, fon­da­teur du nô, en 1434 : c’est à lui que l’on doit son surnom d’île d’or. Il sem­ble que la tra­di­tion d’une pra­tique théâ­trale intense sur le sol de Sado remonte à cette époque-là. Aujourd’hui encore, plusieurs troupes y exis­tent, ani­mées par des pro­fes­sion­nels et des ama­teurs, et chaque année, pen­dant six mois, les spec­ta­cles s’enchaînent sur les dif­férentes scènes de l’île, au cours d’un fes­ti­val tra­di­tion­nel et pop­u­laire.

Le théâtre, l’utopie, l’histoire : dans cette nou­velle créa­tion, et d’une manière revendiquée, les trois notions s’entremêlent, comme une syn­thèse de ce qu’est la troupe du Soleil elle-même, ain­si qu’elle fut imag­inée par ses fon­da­teurs et con­tin­ue de vivre et de créer aujourd’hui. L’Île d’or, pour­tant, prend garde de révéler avec trop de net­teté quel équili­bre est instau­ré entre les trois élé­ments, et à quoi cette com­bi­nai­son aboutit. Quelques hypothès­es peu­vent dès lors être émis­es.

Le théâtre « dans » l’his­toire

« Le théâtre est tou­jours his­torique d’une cer­taine façon3. » « Le Théâtre du Soleil me paraît tou­jours his­torique, et je crois que le grand théâtre est his­torique4… » Chez Ari­ane Mnouchkine, le pro­pos a quelque chose du leit­mo­tiv. Ceci n’est pas pour éton­ner le spec­ta­teur qui se sou­viendrait que 1789 (1970) et 1793 (1972) furent les deux pre­mières créa­tions à voir le jour à la Car­toucherie de Vin­cennes, respec­tive­ment en 1970 et 1972. Elle ne sur­prendrait pas non plus ceux qui ont pu voir les pièces his­toriques de Shake­speare, dans les années 1980, ni sans doute, plus près de nous, Les Naufragés du fol espoir (2010), évo­ca­tion du XXe siè­cle bal­bu­tiant à tra­vers l’histoire du ciné­matographe et les prémices de la Pre­mière Guerre mon­di­ale.

1970-1789©Gérard-Taubman
1789 (1970) — Au pre­mier plan : le Con­teur (René Parig­ni­ani). Au sec­ond plan : Louis XVI (Alain Salomon), entouré de Lou­ba Guertchikoff, Anne Demey­er, et Myrrha Donzenac © Gérard Taub­man

L’affirmation pour­rait cepen­dant appa­raître plus dis­cutable en ce que la troupe du Soleil s’est pro­gres­sive­ment saisie d’événements plus actuels, trai­tant d’une his­toire de plus en plus récente, immé­di­ate même. On peut citer (par­mi d’autres) L’Histoire ter­ri­ble mais inachevée de Norodom Sihanouk en 1985, sur le Cam­bodge post­colo­nial, La Ville par­jure en 1994, dont le pré­texte était l’affaire du sang con­t­a­m­iné, ou Le Dernier Car­a­van­sérail, en 2002, sur ceux que l’on n’appelait alors pas encore couram­ment « migrants ». Alors même que le Soleil voy­ait donc sa voca­tion évoluer et son tra­vail scénique pren­dre un tour­nant par­fois qual­i­fié de « doc­u­men­taire5 », cette affir­ma­tion de l’ancrage his­torique de ses créa­tions est demeurée avec la même per­ma­nence. D’autres affir­ma­tions, qui pour­raient appa­raître tout aus­si vraies n’apparaissent pas avec la même fréquence : que le Théâtre du Soleil est un théâtre poli­tique, par exem­ple, ou encore un théâtre de révolte, un théâtre guidé par un cer­tain idéal­isme égale­ment. Des évi­dences pour bien des spec­ta­teurs, qui n’apparaissent pour­tant que rarement dans les dis­cours entourant les créa­tions du Soleil. L’affirmation de la dimen­sion his­torique du tra­vail effec­tué à la Car­toucherie revient, elle, avec la régu­lar­ité d’un mantra.

Plus encore d’ailleurs qu’une sim­ple dimen­sion his­torique du tra­vail théâ­tral, ou qu’une manière de traiter d’un point de vue his­torique un sujet, l’idée fon­da­men­tale qui guide le rap­port entre le Théâtre du Soleil et l’histoire est, selon les mots d’Ariane Mnouchkine, que « le théâtre aide à se met­tre dans l’Histoire6. » S’il faut en effet pré­cis­er une chose, c’est que le Théâtre du Soleil n’a jamais été pour autant un théâtre de recon­sti­tu­tion his­torique. L’enjeu demeure non pas de pro­pos­er un spec­ta­cle dont le ren­du serait con­forme à un cer­tain mod­èle, mais bien, tou­jours, d’actualiser ce passé par le tra­vail scénique.

Le but est tou­jours de pro­pos­er un réc­it crédi­ble et effi­cace, apte à nous rap­procher de cette his­toire, tout en la ren­dant elle-même trans­par­ente aux enjeux con­tem­po­rains. Là se trou­ve d’ailleurs, un enjeu iden­ti­fié dès 1789, et relevé comme une dif­fi­culté, dic­tant notam­ment le choix du sujet lui-même : « pourquoi pas Jeanne d’Arc ou Philippe le Bel ? » se demande alors Ari­ane Mnouchkine. Parce que, con­traire­ment à ce que per­me­t­tait le thème de la Révo­lu­tion française pour la troupe en 1970, une telle pièce aurait imposé « l’obligation, pour la faire com­pren­dre et la ren­dre lis­i­ble à notre époque, de la tor­dre com­plète­ment7. » Là se présente donc un souci per­ma­nent non seule­ment de se met­tre, mais de met­tre le pub­lic lui-même dans l’histoire, et donc, au fond, un souci de vérité plus que d’exactitude, d’une façon qui se véri­fie tout au long de la démarche d’élaboration – de façon évi­dente, par exem­ple, sur les cos­tumes, qui ne font pas l’objet au Soleil, y com­pris pour des scènes et per­son­nages his­toriques, d’une pure recherche d’authenticité à par­tir de sources, mais d’une élab­o­ra­tion con­jointe entre les comé­di­ens et l’équipe de créa­tion des cos­tumes, tout au long de l’élaboration du spec­ta­cle et de ses per­son­nages8.

Le Théâtre du Soleil est donc un théâtre his­torique qui traite de l’histoire pour la ren­dre la plus vraie pos­si­ble, sans vis­er à la recon­stituer. Cette même his­toire peut d’ailleurs être aus­si bien ancrée dans un passé loin­tain, que qua­si­ment immé­di­ate. Plus encore, les créa­tions n’hésitent pas à établir des liens entre péri­odes, voire à opér­er des allers et retours entre les temps sur scène, à per­turber les chronolo­gies, plus encore dans les années récentes. C’est en cela que se dis­tinguent notam­ment les plus récentes pièces. À l’enchâssement assez clas­sique de deux réc­its, l’un encad­rant l’autre, dans Les Naufragés9, a ain­si suc­cédé ain­si un enchevêtrement de plus en plus poussé dans Une cham­bre en Inde ou encore dans Kana­ta. Mis en scène en 2018 par Robert Lep­age, cette créa­tion reli­sait un fait divers (les assas­si­nats en série de Robert Pick­ton, arrêté en 2002) à la lumière du passé colo­nial cana­di­en et des orphe­li­nats autochtones, his­toire qui irriguait le réc­it, les répéti­tions et impro­vi­sa­tions fournies sur ces sujets n’ayant pour la plu­part pas été inté­grées au spec­ta­cle final mais en con­sti­tu­ant le sous-texte. La ques­tion de l’histoire et de la manière de se « met­tre » au milieu d’elle tout en trai­tant d’enjeux con­tem­po­rains aboutit donc à l’établissement d’un dia­logue de plus en plus riche entre épo­ques, passé loin­tain et proche, voire, comme dans Une cham­bre en Inde, la dimen­sion immé­mo­ri­ale du mythe. De même, la forme théâ­trale fait per­pétuelle­ment dia­loguer tra­di­tion, courants récents, et inven­tions pro­pres au Soleil. Après les irrup­tions du terukkut­tu dans Une cham­bre en Inde, pour L’Île d’or, l’idée du fes­ti­val per­met de déclin­er une véri­ta­ble antholo­gie des théâtres de toutes épo­ques, asi­a­tiques ou occi­den­taux. Par ce biais, le Soleil nous plonge cepen­dant bien dans les tour­ments les plus actuels du monde, ain­si à la fois mis à dis­tance et res­sai­sis sous la forme du drame, par la forme théâ­trale.

Cette idée selon laque­lle le proces­sus théâ­tral prendrait inté­grale­ment part à la notion de vérité his­torique, à l’établissement d’une « his­toire vraie », est abor­dée ouverte­ment, et comme un com­bat d’essence poli­tique dans L’Île d’or, par l’hommage appuyé à un cer­tain nom­bre de caus­es, et à trois fig­ures sin­gulières : Lu Xiaobo, Tet­su Naka­mu­ra, Li Wen­liang10.  Dans le pro­gramme, Hélène Cixous égrène ces trois noms. « Leur cause : la Vérité11 » dit-elle, soulig­nant que celle-ci a aus­si ses « prophètes » – ou ses mar­tyrs. Sur scène, le des­tin du doc­teur Li Wen­liang, et ses révéla­tions sur les débuts de l’épidémie, sont ain­si traités par de tris­te­ment comiques mar­i­on­nettes à mi-chemin entre bun­raku et guig­nol, qui leur font dans le même temps acquérir une force orac­u­laire.

On aurait tort de qual­i­fi­er hâtive­ment cet aspect de sim­ple­ment « com­mé­moratif » – bien que la com­mé­mora­tion soit, aus­si, une écri­t­ure de l’histoire. Ces hom­mages ten­dent plutôt à soulign­er en quoi le Théâtre du Soleil demeure « tou­jours his­torique » selon les mots d’Ariane Mnouchkine. Car ce rap­port à la vérité sig­nale une authen­tique démarche his­to­ri­enne. L’enjeu n’est pas seule­ment de célébr­er les arti­sans d’une vérité men­acée, con­tre les tis­seurs de men­songes et les tyrans qui les propa­gent. Il est, aus­si, d’arrimer solide­ment à la fois le réc­it scénique et le pub­lic qui le reçoit à ces pro­duc­teurs de vérité. Il s’agit en somme d’établir de quel réc­it le spec­ta­teur par­ticipe, et de quel point de vue ce même réc­it est établi. « Exprimer le passé en ter­mes his­toriques ne sig­ni­fie pas le recon­naître “tel qu’il a réelle­ment été” », ain­si que l’affirmait déjà Wal­ter Ben­jamin, dans ses thès­es sur le con­cept d’histoire. Cela sig­ni­fie, en revanche, « s’emparer d’un sou­venir tel qu’il appa­raît […] à l’instant du dan­ger12 ». Par la chaise vide de Lu Xiaobo, par la mar­i­on­nette du doc­teur Li, le Soleil ressus­cite bien par le truche­ment de la scène cette « image irrat­tra­pable du passé » ; de même, simul­tané­ment, le présent se recon­naît « comme désigné en elle13 », chargé de la faire vivre encore.

L’opéra­tion his­torique au théâtre

Dès lors s’instaure par le tra­vail scénique un aller-retour per­ma­nent entre passé et présent qui finit par aboutir, dans un même geste, à l’actualisation du passé, et à l’historicisation du présent élevé au rang de réc­it his­torique : dernière­ment, celui des atten­tats ou de la pandémie. Dans l’intervalle entre les deux se trou­ve le théâtre : celui des bateleurs dans 1789, des sec­tion­naires dans 1793, comme celui du terukkut­tu dans Une cham­bre en Inde ou celui des artistes afflu­ant au fes­ti­val de L’Île d’or. La démul­ti­pli­ca­tion et l’empilement des scènes dans cette dernière créa­tion vient ain­si tiss­er autour de l’opération his­torique réciproque entre présent et passé un réseau inex­tri­ca­ble, qui finit d’ailleurs par fusion­ner à la fin de la pièce lorsque les moments de théâtre dans le théâtre illus­trent l’intrigue politi­co-affairiste qui se trame. Le yacht d’où est com­man­dité le pro­jet immo­bili­er devant détru­ire Sado appa­raît ain­si à tra­vers la représen­ta­tion d’une troupe brésili­enne de théâtre « social­iste ».

Loin d’instaurer de la con­fu­sion, de tels moments ren­for­cent l’identification du moment théâ­tral à l’opération his­torique, les deux se con­fon­dant dans la tem­po­ral­ité par­ti­c­ulière de la représen­ta­tion. Le temps du théâtre représente vrai­ment le temps absent d’un passé qui, par essence, fait tou­jours défaut – y com­pris pour l’historien, comme a pu le soulign­er Certeau, et quelles que soient les élé­ments doc­u­men­taires dont il peut dis­pos­er14. Dans le même temps, cette représen­ta­tion met à dis­tance le présent pour mieux le ren­dre, à son tour, présent. Tout au long du réc­it est dès lors instau­ré comme seul temps per­ti­nent celui du théâtre lui-même édic­tant « sa » vérité – et cela était, déjà, le mes­sage cen­tral d’Une cham­bre en Inde – tout en garan­tis­sant la cor­re­spon­dance entre passé et présent.

Ce ques­tion­nement sur le posi­tion­nement du théâtre entre temps his­torique et temps présent n’est pas spé­ci­fique à Ari­ane Mnouchkine, mais il la préoc­cupe depuis longtemps. Le Soleil a déjà pro­posé dans les années 1970 une créa­tion éclairant le présent (celui de l’époque), à tra­vers la forme théâ­trale et son his­toire, et tout par­ti­c­ulière­ment la com­me­dia dell’arte. Ce spec­ta­cle, L’Âge d’or (1975), qui forme une sorte de trip­tyque avec les deux pièces sur la Révo­lu­tion qui le précédèrent15, mon­tre plusieurs affinités avec L’Île d’or. Il était égale­ment né des réflex­ions bien plus anci­ennes de Jacques Copeau, cité par Ari­ane Mnouchkine dans le pro­gramme de L’Âge d’or : « Sommes-nous les représen­tants d’un irré­para­ble passé ? Sommes-nous au con­traire les annon­ci­a­teurs d’un avenir qui se peut à peine dis­cern­er à l’extrême lim­ite d’une époque finis­sante16 ? »

1975-LAge-dOr©Denis-Bablet
L’Âge d’or, pre­mière ébauche à la Car­toucherie (1975) © Denis Bablet

Cette spé­ci­ficité « inter­sti­tielle » de l’opération his­torique réal­isée au théâtre comme mise en rap­port du passé et du présent par la scène et ses formes ne se com­prend, par ailleurs, qu’en sai­sis­sant pré­cisé­ment les impli­ca­tions de cette logique théâ­trale de la représen­ta­tion. Le théâtre con­siste en vérité en bien plus qu’en une sim­ple « représen­ta­tion » qui ne sig­nale guère qu’une rela­tion entre signe et sig­nifié. On sait com­bi­en les orig­ines du théâtre sont religieuses : cela est vrai du théâtre occi­den­tal et de ses racines grec­ques, comme de la plu­part des grandes tra­di­tions théâ­trales – en par­ti­c­uli­er en Inde, ou au Japon. Plutôt que de représen­ta­tion, Aris­tote par­le sim­ple­ment de mimé­sis, d’imitation17. À ce procédé répond la cathar­sis qui en résulte, véri­ta­ble opéra­tion de purifi­ca­tion par la pur­ga­tion des pas­sions – les impli­ca­tions religieuses sont, là aus­si, tout à fait claires. En cela, le théâtre demeure le lieu d’un moment mys­tique, celui d’une dou­ble opéra­tion his­torique d’actualisation (du passé) et de dis­tan­ci­a­tion (du présent), qui est aus­si un moment d’incarnation et de dés­in­car­na­tion, fidèle à une rela­tion archaïque de représen­ta­tion d’essence théologique18. Cette opéra­tion his­torique et mimé­tique vient met­tre en rap­port le « corps » absent du réc­it his­torique, mythique, et le corps ecclésial bien présent dont elle sus­pend la présence : le présent col­lec­tif du pub­lic, l’en-dehors du théâtre que la mimé­sis met momen­tané­ment à dis­tance, dont elle sus­pend la présence tout en le reje­tant à son tour par­mi les mythes. Aus­si pour­rait-on tout autant, pour soulign­er la nature mys­tique du moment théâ­tral, le désign­er encore comme eucharis­tique . Du moins la forme théâ­trale per­met-elle l’actualisation-mythification entre passé et présent, la mimé­sis étab­lis­sant son pro­pre régime de vérité simul­tané­ment par incar­na­tion de l’absence et dés­in­car­na­tion du réel – et ce rit­uel théâ­tral ne trou­verait pas son accom­plisse­ment sans sa récep­tion, la man­d­u­ca­tion publique de l’objet-théâtre, con­di­tion à la cathar­sis qui en est la final­ité.

Le lieu de l’u­topie

Or c’est dans ce même inter­stice, ce même écart de la représen­ta­tion où peut s’accomplir l’opération his­torique toute par­ti­c­ulière au théâtre, que peut aus­si s’insinuer l’utopie. Or, si l’on peut penser – comme Ari­ane Mnouchkine – que le théâtre est tou­jours his­torique, il est plus dif­fi­cile d’affirmer qu’il est tou­jours utopique. Dans L’Île d’or, l’utopie est cepen­dant revendiquée, et avec une forme d’urgence par Hélène Cixous, récla­mant « tout ce qu’il faut pour faire par­adis, égal­ité entre les sex­es, cul­ture des arts, créa­tion d’une langue… » Ce lien établi au sein de L’Île d’or entre l’opération his­torique du théâtre et l’utopie n’est ni hasardeux, ni totale­ment nou­veau. Pour le Soleil, le théâtre se mêle sou­vent à l’utopie. On pense aux mots de Saint-Just choi­sis comme sous-titre pour 1789 : « La révo­lu­tion doit s’arrêter à la per­fec­tion du bon­heur ». La révo­lu­tion mise en scène par Ari­ane Mnouchkine était d’essence utopique – et c’était là d’ailleurs sans doute une rai­son d’être du spec­ta­cle. On pense encore, plus près de nous, aux Naufragés du fol espoir, qui enchâs­sait deux réc­its, celui d’une équipe de ciné­ma social­iste en 1914, et celui du film, d’après le scé­nario (inspiré de Jules Verne) d’une utopie fondée après un naufrage.

2009-NFE_Répétitions©C.-H.Bradier
Les Naufragés du Fol Espoir (Aurores), répéti­tions (2009) — Yuras (Seear Kohi) © Charles-Hen­ri Bradier

L’utopie, en tant que forme, con­struc­tion nar­ra­tive, a directe­ment à voir avec l’histoire. Cio­ran, il y a bien longtemps, avait dev­iné le lien orig­inel du réc­it utopique avec l’Apocalypse. « Élim­inez le ciel, con­servez seule­ment la “nou­velle terre”, et vous aurez le secret et la for­mule des sys­tèmes utopiques19 ». L’utopie, il est vrai, con­serve en son cœur le pro­jet d’un réc­it escha­tologique. Le témoignage rap­porté de lieux imag­i­naires, d’une société nou­velle, et d’une human­ité autre, rédimée des injus­tices et cru­autés qui partout en sont à la fois la malé­dic­tion et le principe, fonc­tionne bien, d’une cer­taine manière, comme « parousie dégradée, mod­ernisée20 ». C’est que l’utopie est en vérité un mythe mod­erne, si l’on prend le temps de se pencher sur le mot et ce qu’il recou­vre, aus­si, d’ambiguïtés ou de con­tra­dic­tions : « mot frag­ile, mot sen­si­ble, mot qui file entre les doigts », mais aus­si « mot disponible » – ce qui en fait d’ailleurs la force21. Plus exacte­ment, elle est le retourne­ment d’un mythe, en ce qu’elle rejette dans l’avenir le plus indé­cis un idéal orig­inelle­ment ancré dans le passé le plus retiré. Ce mythe antique, c’est celui de l’âge d’or, et on retrou­ve celui-ci dans L’Île d’or. Plutôt qu’Hésiode, c’est dans les Méta­mor­phoses d’Ovide qu’Hélène Cixous pioche pour intro­duire la pièce : « D’abord luit l’âge d’or, qui sans loi ni police, / De lui-même hon­o­ra la foi et la jus­tice22… » C’est que l’utopie reprend, en le trans­for­mant, le mythe antique de régres­sion, de perte ou de déchéance, et le con­ver­tit en autre chose, un mythe de con­ver­sion, voire de pro­grès – c’est-à-dire un par­fait mythe mod­erne. Cette idée de l’utopie comme fin ne se trou­ve cepen­dant pas chez Thomas More. Utopia (1516) est le réc­it d’un voy­age imag­i­naire, le témoignage d’une cité idéale et coupée du monde, mais pas un pro­gramme poli­tique. Le suc­cès du texte entraî­na une mode des utopies, tout au long du xviie siè­cle : La Cité du soleil de Tom­ma­so Cam­panel­la, La Nou­velle Atlantide de Fran­cis Bacon, Oceana de James Har­ring­ton repren­nent ain­si la for­mule pour expos­er, cha­cun à son tour, sa vision d’une société idéale, en un lieu inac­ces­si­ble. En pas­sant de l’Âge d’or aux utopies mori­ennes, le réc­it passe du passé mythique au présent imag­i­naire. Ce n’est que plus tard que l’utopie se mue en idéal éclairant l’avenir, voire – pour ses opposants – en pro­jet irréal­is­able, en chimère23 : avec le social­isme utopique de Saint-Simon, Fouri­er, Owen au Roy­aume-Uni, ou encore le Que Faire ? de Tch­erny­chevs­ki, source de con­tro­ver­s­es en même temps que d’inspiration pour des généra­tions de révo­lu­tion­naires russ­es.

Cette approche de l’utopie et de son posi­tion­nement chronologique – dans le passé loin­tain, ou dans un avenir rêvé comme réponse aux prob­lèmes du présent – trou­ve un écho par­ti­c­uli­er dans L’Île d’or, qui abor­de l’utopie par une extrémité nou­velle. Con­traire­ment aux Naufragés, le havre de paix et de lib­erté présen­té dans L’Île d’or appa­raît plus authen­tique­ment calqué sur le mod­èle de l’Utopia de Thomas More, que sur l’utopie révo­lu­tion­naire for­mée postérieure­ment à ce dernier. L’Île d’or nous révèle un lieu idéal et non un idéal à con­stru­ire, un hori­zon à attein­dre. Plus encore, la pièce est le réc­it d’une men­ace, celle de l’annexion de l’île au monde déchu – et l’on com­prend dès lors com­bi­en impor­tante est la référence à Ovide. L’île d’or, ce frêle par­adis des artistes exilés, chas­sés de leurs patries, fuyant guer­res et per­sé­cu­tions, est men­acé à son tour par le pro­jet d’y édi­fi­er un casi­no et de la soumet­tre au cap­i­tal­isme mon­di­al­isé du diver­tisse­ment.

D’une cer­taine façon, et tout en restant fidèle au con­cept d’utopie, du moins aux orig­ines de celui-ci, le Théâtre du Soleil renou­velle son approche de la ques­tion dans L’Île d’or, en réaf­fir­mant la nature his­torique de l’utopie. D’horizon espéré, l’utopie devient alors un héritage frag­ile, et le refuge des per­sé­cutés, lui-même men­acé.

Du monde rêvé au refuge

On peut avancer quelques ten­ta­tives d’explication à cette évo­lu­tion, aboutisse­ment d’une phase de l’histoire du Soleil qui occupe la dernière décen­nie écoulée. Dans cette péri­ode, cinq spec­ta­cles prin­ci­paux ont fait vivre les nefs de la Car­toucherie : les Naufragés en 2010, puis Mac­beth en 2014, Une cham­bre en Inde en 2016, Kana­ta en 2018 (mise en scène de Robert Lep­age), et, donc, L’Île d’or. Au cours de cette même péri­ode, trois élé­ments sont venus mar­quer tout par­ti­c­ulière­ment la troupe, et ont été inté­grés tous trois, diverse­ment, à la nou­velle créa­tion.

Le pre­mier, le plus évi­dent, c’est la pandémie. Le spec­ta­cle, élaboré en 2020, a été plusieurs fois reporté en rai­son de la crise san­i­taire, tout en inté­grant au fur et à mesure des mod­i­fi­ca­tions pro­fondes influ­encées en par­ti­c­uli­er par le con­texte pandémique, jusqu’à sa créa­tion en novem­bre 2021. Par­mi les idées ini­tiales, une par­tie impor­tante de la pièce devait se dérouler sur un yacht réu­nis­sant l’élite économique mon­di­ale, venue assis­ter aux Jeux olympiques de Tokyo. L’enjeu devait alors con­stituer dans la mise en scène de cette élite économique vivant dans une « bulle » plus ou moins affranchie des lois, tout en explo­rant, égale­ment, la présence souter­raine des équipages, des domes­tiques, et – du moins peut-on le sup­pos­er – les thé­ma­tiques de dom­i­na­tion, d’oppression ou de rébel­lion à l’œuvre. Cette pre­mière idée appa­raît d’ailleurs comme l’écho incon­scient d’un roman de Jules Verne, L’ÎIe à hélice, pub­lié deux ans avant l’écriture d’En Mag­el­lanie (source d’inspiration revendiquée des Naufragés). L’Île à hélice fonc­tionne comme le miroir d’En Mag­el­lanie et ren­verse l’utopie en faisant le réc­it d’une île arti­fi­cielle pour mil­liar­daires améri­cains, et du des­tin de qua­tre musi­ciens français invités mal­gré eux à diver­tir ses habi­tants, et assis­tant aux tribu­la­tions et à la perdi­tion finale de l’île. On prête par­fois à Jules Verne des tal­ents de vision­naire : L’Île à hélice acquiert une réso­nance par­ti­c­ulière aujourd’hui, et s’avère étrange­ment sim­i­laire – jusque dans son dénoue­ment – à quelques pro­jets bien actuels et par­fois mis au point, pré­cisé­ment, au cours de la pandémie24. Voilà du moins autour de quelle intrigue aurait pu s’organiser la créa­tion au Soleil, avant qu’un virus mon­di­al ne vienne tout boule­vers­er, et que l’idée du fes­ti­val ne fasse alors apparem­ment irrup­tion, chas­sant le yacht dans une marge de la pièce. La prob­lé­ma­tique du cap­i­tal­isme, de ses excès, de sa men­ace, n’en demeure pas moins tou­jours au cen­tre de l’intrigue.

Le sec­ond élé­ment qui a mar­qué les dernières années du Soleil c’est, avec Kana­ta, l’irruption pour la pre­mière fois d’une cri­tique vio­lente, d’une polémique même. Certes, le Théâtre du Soleil a déjà con­nu dans son his­toire des cri­tiques néga­tives, mais rien n’avait pré­paré la troupe à se voir visée par des accu­sa­tions d’appropriation cul­turelle, prin­ci­pale­ment relayées dans la presse grand pub­lic québé­coise, puis française. Ari­ane Mnouchkine ne voulait pas faire de cet épisode pénible le cœur du pro­pos dans sa nou­velle créa­tion, mais L’Île d’or offre pour­tant, d’une manière ou d’une autre une réponse. Cela appa­raît, d’abord, par l’idée du fes­ti­val, cette volon­té de réu­nir sur l’île d’or – et sur la scène qui occupe la scène – tous les con­ti­nents, toutes les nation­al­ités, les tra­di­tions, les caus­es, les écoles. Ain­si se réalise sous l’œil du spec­ta­teur un tour­bil­lon­nant « théâtre-monde25 » où les acteurs de la troupe font vivre cette pro­fu­sion bouil­lon­nante, drôle, et par­fois con­flictuelle. La mémoire de Kana­ta et de la « con­tro­verse » autour de la pièce sem­ble par ailleurs avoir sédi­men­té d’une autre manière, avec un sens bril­lant de l’ironie, à tra­vers le per­son­nage de Cornélia et la façon dont celle-ci imag­ine (ou hal­lu­cine) être au Japon. Dès lors, ce spec­ta­cle japon­ais se déroulant au Japon, mais où ne joue pas un seul comé­di­en japon­ais, et où la forme très directe­ment inspirée des formes japon­ais­es sert un pro­pos qui est, lui, hors de toute tra­di­tion théâ­trale ou lit­téraire stricte­ment japon­aise, fonc­tionne tel un pas­tiche involon­taire et incon­trôlable, jusque dans l’élaboration appar­ente d’une langue : « je com­prends tout » dit Cornélia sur­prise ; mais c’est que les fan­tômes de son imag­i­na­tion pra­tiquent l’anastrophe d’une manière sys­té­ma­tique qui ne peut que rap­pel­er la leçon du maître de philoso­phie à Mon­sieur Jour­dain : « Me font vos yeux beaux mourir, belle Mar­quise, d’amour26… »

Enfin, le troisième élé­ment qui affleure dans L’Île d’or pour­rait être décrit comme « attente tes­ta­men­taire ». En effet, depuis plusieurs années main­tenant, chez les cri­tiques, au sein du pub­lic, se répand de façon insis­tante à la Car­toucherie la ques­tion de la « dernière pièce » de sa direc­trice. L’Île d’or voit le retour de Cornélia, per­son­nage dont la ten­dance à l’exaltation bouf­fonne, au ridicule, jus­ti­fie qu’on y voie un dou­ble comique d’Ariane Mnouchkine. Sans doute y a‑t-il de cela (quoique la même chose puisse être avancée à pro­pos d’autres per­son­nages) : la thèse est soutenue par le fait que le per­son­nage soit atteint par le virus du Covid-19 et mêle ses hal­lu­ci­na­tions à la pré­pa­ra­tion de sa pièce, comme Ari­ane Mnouchkine qui avait annon­cé s’en être rétablie lors de la pre­mière vague de la pandémie en Europe, en 2020, quand la troupe élab­o­rait cette nou­velle créa­tion. Ce dou­ble appa­raît cepen­dant, surtout, comme une manière de rejeter cette ques­tion tes­ta­men­taire, cette attente d’une œuvre « défini­tive », d’une pièce qui résumerait soix­ante années de tra­vail, du spec­ta­cle « point final » – que cer­tains, déjà, évo­quaient lors du « retour au source » shake­spearien en 2014, puis pour Une cham­bre en Inde, et pour le « pas­sage de témoin » à l’occasion de Kana­ta.

On peut com­pren­dre à par­tir de ces quelques élé­ments que l’utopie de L’Île d’or renoue avec Thomas More plutôt qu’avec les appels au change­ment. L’utopie d’un nou­veau monde s’est muée en utopie d’un refuge, comme par prise de con­science d’un âge d’or dont les ves­tiges seraient désor­mais à pro­téger. On pour­rait dès lors ne voir dans ce spec­ta­cle qu’une forme de désen­chante­ment. Du moins ne masque-t-il pas son inquié­tude. Face aux tragédies trop réelles de notre temps, ne sont sou­vent opposés que l’ironie ou le bur­lesque, réflex­es avant tout défen­sifs. C’est pour­tant d’abord une per­sis­tante ambiguïté qui car­ac­térise la pièce. La struc­ture de L’Île d’or est, certes, com­plexe, pro­fuse, tour­bil­lon­nante jusqu’à l’excès. Chaque instant de théâtre dans le théâtre n’est jamais qu’une répéti­tion, tou­jours brève, inter­rompue ; tou­jours, l’artiste est pressé par le temps, prié de céder sa place. Cette con­struc­tion fausse­ment relâchée impose d’autant mieux au spec­ta­teur une forme de ver­tige, un rythme qui, par­fois, sem­ble faire obsta­cle à la com­préhen­sion même, comme pour mieux pro­duire l’effet des événe­ments même qui sont évo­qués sur scène, et de leur enchevêtrement – Hong Kong, l’Afghanistan, la Pales­tine, le Brésil, etc., et, tou­jours, la pandémie. Jacques Der­ri­da il y a vingt ans déjà, soulig­nait à pro­pos du 11 sep­tem­bre : « l’événement, c’est ce qui arrive et en arrivant arrive à me sur­pren­dre, à sur­pren­dre et à sus­pendre la com­préhen­sion. […] L’événement, c’est d’abord que je ne com­prenne pas. »

Face à l’impensable de l’événement, qui domine toute tem­po­ral­ité sociale ou poli­tique, L’Île d’or présente comme seule utopie le refuge d’un âge d’or frag­ile. Cette ambiguïté voulue et cul­tivée entre utopie et désen­chante­ment, on la retrou­ve enfin à tra­vers la chan­son dont la place grandit au fil du spec­ta­cle avant de le con­clure : We’ll meet again. Le chant de résis­tance et de com­bat pour les Bri­tan­niques pen­dant la sec­onde Guerre mon­di­ale, avait été remis à la mode par Élis­a­beth II comme chant de résilience pen­dant le con­fine­ment. L’espoir qu’il des­sine n’est toute­fois pas dépourvu de ques­tion­nements. Nous nous retrou­verons : mais où ? Don’t know where… Mais quand ? Don’t know when… On ne peut guère plus oubli­er, après les nom­breuses évo­ca­tions d’un con­texte sou­vent rap­proché de la guerre froide, l’une des plus fameuses cita­tions de cette chan­son, par Stan­ley Kubrick, comme con­clu­sion apoc­a­lyp­tique de Doc­teur Folam­our (1964). Une nou­velle fois, L’Île d’or cul­tive l’ambiguïté entre l’espoir d’une utopie, et l’ironie féroce face à la men­ace, peut-être irré­sistible, de la sub­mer­sion.

Hétéro­topie con­tre hétéro­topie

Le Théâtre du Soleil a tou­jours été présen­té, par Ari­ane Mnouchkine, par ses mem­bres, comme par ceux qui en par­lent ou qui l’étudient, comme une utopie lui-même, avec sa ges­tion coopéra­tive, sa stricte égal­ité salar­i­ale. L’utopie dans sa pleine portée révo­lu­tion­naire, c’est-à-dire le « pos­si­ble non encore réal­isé27 ». Et l’utopie, pas­sant par­fois, plus ou moins ouverte­ment dans les pièces du Soleil, a pu faire penser à une troupe se représen­tant elle-même, trans­for­mant en théâtre sa pro­pre vie de troupe. Cela a pu être dit, par exem­ple, à pro­pos de Molière – et par Ari­ane Mnouchkine elle-même28 – ou à pro­pos des Naufragés. « Régulière­ment la troupe rejoue son auto­bi­ogra­phie col­lec­tive […] En mon­trant sur scène ce qu’elle vit, la troupe se sur-vit29 », selon les mots de Bruno Tack­els.

Le théâtre con­siste tou­jours, d’une cer­taine manière, en la créa­tion d’un espace par­ti­c­uli­er, un espace autre, inter­sti­tiel, par laque­lle s’opère en par­ti­c­uli­er une opéra­tion d’essence his­torique. Cela ne sig­ni­fie pas que le théâtre se pro­pose for­cé­ment comme utopie. Dans une con­férence pronon­cée en 1966, Michel Fou­cault avait pro­posé le con­cept d’hétérotopie pour désign­er, non pas ces « emplace­ments sans lieu réel » que sont les utopies (lit­téraires, philosophiques) comme per­fec­tion­nement ou « envers de la société », mais « des lieux réels, des lieux effec­tifs […] qui sont des sortes de con­tre-emplace­ments, sortes d’utopies effec­tive­ment réal­isées », des « lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pour­tant ils soient effec­tive­ment local­is­ables30 ». Le théâtre fai­sait assez logique­ment par­tie des exem­ples cités par Fou­cault, à côté de lieux de crise ou de dévi­a­tion (la clin­ique, la prison, le cimetière). Par les lieux qu’elle fait se suc­céder sur le rec­tan­gle de la scène, le théâtre met en œuvre le pou­voir de l’hétérotopie « de jux­ta­pos­er en un seul lieu réel plusieurs espaces », mais aus­si celui d’une rup­ture absolue avec le temps tra­di­tion­nel, extérieur, dimen­sion « hétérochronique » de l’hétérotopie que l’on retrou­ve aus­si, dans un arrange­ment dif­férent, au musée, dans une bib­lio­thèque, ou dans cer­tains espaces de loisirs. De façon générale, l’hétérotopie a pour fonc­tion « de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illu­soire encore tout l’espace réel31 ».

2021-Ile-dor-1©Michele-Laurent
L’Île d’or (2021) L’arrivée de la troupe des mar­i­on­net­tistes guidée par le maître Daig­oro (Duc­cio Bel­lu­gi-Van­nuc­ci­ni), accom­pa­g­né de gauche à droite par Yoshi, le dis­ci­ple (Vin­cent Man­ga­do), Kie­ki, la soeur aînée du maitre (Juliana Carneiro da Cun­ha), et Sachiko, la soeur cadette (Niru­pa­ma Nityanan­dan) © Michèle Lau­rent

Il est à not­er, d’abord, que le navire aus­si, « morceau flot­tant d’espace, lieu sans lieu » est pour Fou­cault un exem­ple remar­quable d’hétérotopie, voire « l’hétérotopie par excel­lence32 ». L’opposition de l’île d’or et du yacht doré devient alors, plus claire­ment encore, affron­te­ment entre deux hétéro­topies antag­o­nistes – hétéro­topie d’une société égal­i­taire, créa­trice, joyeuse, con­tre hétéro­topie du libéral­isme invasif, asphyxi­ant et meur­tri­er. Mais, sous l’île d’or – et der­rière L’Île d’or – c’est le Théâtre du Soleil lui-même qui appa­raît comme la réal­i­sa­tion ultime de l’hétérotopie théâ­trale. L’hétérotopie comme espace hors de l’espace et temps hors du temps : voilà, d’une cer­taine façon, une déf­i­ni­tion de la troupe elle-même, par les choix mar­qués et pro­gres­sive­ment accu­mulés qui en font la cul­ture dra­ma­tique et visuelle depuis les orig­ines – on pense aux masques, ou aux décors et plateaux sur roues, deux élé­ments que l’on retrou­ve dans L’Île d’or. Le reflux appar­ent de l’utopie, dans cette nou­velle créa­tion, depuis la foi en un hori­zon changé, en un monde nou­veau, fon­da­men­tale­ment révo­lu­tion­naire, vers un mod­èle frag­ile et men­acé, n’est pas un reniement. Ce refuge à pro­téger face aux men­aces de l’envahissement et de la perte, c’est bien sûr celui du théâtre, de l’art, de la lib­erté artis­tique, de la créa­tion, du rêve, et plus pré­cisé­ment celui du Soleil. Ari­ane Mnouchkine et sa troupe sem­blent soucieux de ne surtout pas nous ras­sur­er, de ne pas néces­saire­ment pro­pos­er, comme il y a dix ans, « l’avènement d’une société nou­velle33 », et peut-être de per­dre un peu de ce que l’optimisme a par­fois d’aveuglant. Mais le choix n’est pas pour autant celui de la résig­na­tion ou du pes­simisme ; la lueur du Soleil n’en est pour autant pas moins obstinée. Du théâtre comme phare au théâtre comme île, le Théâtre du Soleil se présente et se représente comme hétéro­topie : un con­tre-mod­èle dans lequel il ne tient qu’à celui qui regarde de voir, s’il le souhaite, un chemin tracé.


  1. Mes remer­ciements vont à Charles-Hen­ri Bradier et Hélène Cixous pour leurs com­men­taires et encour­age­ments pen­dant l’élaboration de ce texte. ↩︎
  2. Dis­cours de récep­tion du Goethe-Preis de Stuttgart, pronon­cé depuis Sado­gashima, 20 août 2017. ↩︎
  3. Entre­tien avec Cather­ine Ail­loud-Nico­las, 18 novem­bre 2013, dans Côté Cour Côté Jardin, Comédie de Valence, n. s., n° 1, sai­son 2013 – 2014. ↩︎
  4. Entre­tien enreg­istré le 30 mars 2018, url : youtube.com/watch?v=P8gWawBdySU. ↩︎
  5. Voir Bruno Tack­els, Ari­ane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, Besançon, Les Soli­taires Intem­pes­tifs, 2013, p. 63 – 74. ↩︎
  6. Entre­tien avec Mona Chol­let, Char­lie Heb­do, 23 févri­er 2000, ver­sion longue sur Périphéries, url : peripheries.net/article192.html. ↩︎
  7. Entre­tien avec Antoine Casano­va, Richard Demar­cy et Jacques Poulet, La Nou­velle Cri­tique, n° 45, 1971. ↩︎
  8. Pro­pos de Nathalie Thomas recueil­lis par Jean-Claude Lal­lias et Isabelle Bour­rinet-Sebert, « Les cos­tumes se créent avec les comé­di­ens au fil des répéti­tions », Théâtre aujourd’hui, n° 1, p. 30 – 34. ↩︎
  9. L’enchâssement est même triple : de nos jours (réc­it 1), une doc­tor­ante tra­vaille sur les orig­ines du ciné­ma pop­u­laire et amène la nar­ra­trice à évo­quer les sou­venirs de son grand-père à l’été 1914 (réc­it 2), époque de la réal­i­sa­tion du film sur les naufragés (réc­it 3). ↩︎
  10. Lu Xiaobo et Li Wen­liang font l’objet de scènes explicites, tan­dis que Tet­su Naka­mu­ra est évo­qué par Hélène Cixous dans ses notes de pro­gramme pour L’Île d’or. ↩︎
  11. Ibid. ↩︎
  12. Wal­ter Ben­jamin, Sur le con­cept d’histoire, trad. fr. Olivi­er Man­noni, Paris, Pay­ot, 2017, p. 60. ↩︎
  13. Ibid., p. 59. ↩︎
  14. Michel de Certeau, « L’opération his­torique » dans Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire, rééd. en 1 t., Paris, Gal­li­mard, 2011, p. 17 – 66. ↩︎
  15. Anne Neuschafer, « 1970 – 1975 : écrire une comédie de notre temps », mai 2004, url : https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/a‑lire/1970 – 1975-ecrire-une-come­die-de-notre-temps-anne-neuschafer-4247. ↩︎
  16. Jacques Copeau, Appels, reg­istre I, Paris, Gal­li­mard, 1974, cité par Ari­ane Mnouchkine, notes de pro­gramme, repris­es dans L’Âge d’or. Pre­mière ébauche, Paris, Stock, 1975. ↩︎
  17. Aris­tote, Poé­tique, 1449b. ↩︎
  18. Voir Michel de Certeau, La Fable mys­tique, Paris, Gal­li­mard, 1982, p. 111 – 114. ↩︎
  19. Emil Cio­ran, His­toire et utopie, Paris, Gal­li­mard, 1960. ↩︎
  20. Ibid. ↩︎
  21. Thomas Bouchet, Utopie, Paris, Anamosa, 2021, p. 47. ↩︎
  22. Ovide, Méta­mor­phoses, livre I, trad. Olivi­er Sers, Paris, Les Belles Let­tres, 2019. ↩︎
  23. Voir Thomas Bouchet, Utopie, op. cit., 2021. ↩︎
  24. Par exem­ple le Satoshi, pro­jet d’utopie lib­er­tari­enne off­shore conçu par quelques pio­nniers des cryp­tomon­naies. Voir Sophie Elmhirst, « The dis­as­trous voy­age of Satoshi », The Guardian, 7 sep­tem­bre 2021, url : theguardian.com/news/2021/sep/07/disastrous-voyage-satoshi-cryptocurrency-cruise-ship-seassteading. ↩︎
  25. Voir J. Le Mauff, Kana­ta : Pour un théâtre monde, 2 jan­vi­er 2019, en ligne : www.theatre-du-soleil.fr/fr/a‑lire/kanata-pour-un-thtre-monde-4225. ↩︎
  26. Le Bour­geois gen­til­homme, II, 4. ↩︎
  27. Ari­ane Mnouchkine, citée par Béa­trice Picon-Vallin, « 1964 », texte paru en 2014 dans la brochure des célébra­tions nationales du Min­istère de la Cul­ture et de la Com­mu­ni­ca­tion à l’occasion des 50 ans du Théâtre du Soleil, url : www.theatre-du-soleil.fr/fr/a‑lire/1964-beatrice-picon-vallin-4149. ↩︎
  28. « J’ai eu l’idée d’entreprendre Molière pour sig­ni­fi­er à tous ce qu’était la vie d’une vraie troupe. » Sophie Ben­a­mon, « Molière. L’Émoi Soleil », Pre­mière Clas­sics, juil­let-sep­tem­bre 2020, p. 106 – 117, cita­tion p. 110. ↩︎
  29. Bruno Tack­els, Ari­ane Mnouchkine…, op. cit., p. 38. ↩︎
  30. Michel Fou­cault, « Des espaces autres », repris dans Dits et écrits, éd. Paris, Gal­li­mard, coll. « Quar­to », t. 2, p. 1571 – 1581. ↩︎
  31. Ibid. ↩︎
  32. Ibid. ↩︎
  33. Jean Jau­rès, cité au cours de l’entretien réal­isé par Julien Le Mauff et Marie-Ade­line Tavares, « Ari­ane Mnouchkine et la lueur obstinée du Soleil », 5 mars 2010, en ligne : theatre-du-soleil.fr/fr/a‑lire/ariane-mnouchkine-et-la-lueur-obstinee-du-soleil-4055. ↩︎
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Julien Le Mauff
Julien Le Mauff est historien, chercheur associé au Laboratoire d’études sur les monothéismes (UMR 8584).Plus d'info
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