Dorota Buchwald : Ewa, comment ça ? Toi, une actrice qui possède un acquis artistique si important, qui jouit d’une position professionnelle solide, tu abandonnes tout à coup une place confortable, tenue depuis plus de trente ans et tu décides en quelque sorte de « tout reprendre au début » ? Quel événement, pour toi, constitue le théâtre de Warlikowski ? Pourquoi as-tu décidé d’y travailler ?
Ewa Datkowska : Je te répondrai de manière anecdotique, presque évangélique. Tu te souviens, le Christ a dit au jeune homme : « Tu veux être excellent, abandonne tout et viens avec moi ». C’est à peu près ce qui s’est passé avec moi. Il y a huit ou neuf ans, je me suis frottée à ce type « d’autre » théâtre quand j’ai joué à Rozmaïtosci Les Cérémonies dans la mise en scène de Grzegorz Jarzyna. Mais le théâtre de Warlikowski était pour moi un espace inconnu. J’avais donc pris déjà quelques risques et lorsque Krzysztof m’a dit, lors d’une pause cigarette devant l’hôtel à Édimbourg : « Ils veulent que tu sois avec nous », j’ai accepté.
D.B.: Avant de prendre une décision définitive tu as eu la possibilité d’être dans cette troupe presque à l’essai, de l’observer de l’intérieur.
E.D.: C’était un peu « à crédit ». Le premier pas fut l’invitation présentée par Redbad Klijnster au nom de Warlikowski — qui, paraît-il, était gêné de parler avec les acteurs — de remplacer Stanistawa Celiñska dans le Dibbouk. Lorsque j’ai accepté, Krzysztof m’a rapporté le texte, j’ai rencontré Jacek Poniedziatek et je l’ai fait. Une sensation fantastique. Aucune répétition de gestes, de regards d’autrui, aucune attache pour des effets obtenus auparavant. C’était des répétitions agréables parce que Warlikowski a façonné à nouveau ce person- nage en m’utilisant moi, un être différent. Ensuite ilm’a demandé un remplacement semblable dans Purifiés. J’ai vu le spectacle et j’étais certaine de ne pas pouvoir le faire. « Krzysztof, lui ai-je dit, je t’en supplie, Stanistawa a joué de façon géniale, ne le faisons pas. » J’avais vraiment décidé de refuser mais lorsque nous étions en voiture avec Malgosia Szczefniak, ils insistaient tous deux tellement pour me convaincre arguant que ce serait mieux pour tout monde, que je connaîtrais mieux la troupe si je jouais un peu plus pour eux. Ils ont tellement insisté que je l’ai fait ! Nous avons joué à Wroctaw où a eu lieu la première au cours du Festival de l’Année Grotowski devant un public international. C’était magnifique, je ne l’oublierai jamais. La troupe m’a beaucoup aidée car ils aimaient particulièrement jouer cette pièce.
Tu m’interroges sur la troupe. L’ambiance derrière les coulisses de Purifiés était tout simplement un enchantement. C’est une banalité de dire que les acteurs qui jouent dans chaque représentation forment une famille. Ma nouvelle famille s’aime, mais aussi se révolte, râle, crie, fait des histoires, mais ce sont des histoires au sujet d’idées, de conceptions, d’inventions. Les affrontements sont permanents. Les opinions individuelles s’expriment à haute voix, librement. Par exemple, Andrze)j Seweryn, le metteur en scène, m’a un jour téléphoné
pour me faire une proposition alléchante. Alors, autour de moi, s’est déchaîné un océan de bruits d’abattoir qui m’empêchait d’entendre.
D.B.: Si l’on travaille avec de telles émotions, d’une manière, si je comprends bien, totalement engagée, cette énergie suffira-t-elle longtemps ? Combien de temps peut-on entretenir un tel feu ?
E.D.: Un certain temps, très certainement. Personne n’a réussi jusqu’à présent à créer une troupe définitive de gens entièrement dévoués : « Laisse tout et suis moi ». Ils te suivent puis vient la lassitude, l’épuisement, le quotidien. Christian Lupa, Warlikowski, eux, savent qu’une troupe n’est vivante que brièvement, que vient la routine, que s’installent les traditions. Je suis curieuse de voir ce que cela donnera ici. Tout est « suspendu » à l’imagination et la force créatrice d’un individu. À sa flamme.
D.B.: Bien que tu sois consciente du caractère irrémé- diable de certains processus, tu es parti avec lui, tu l’as suivi.
E.D.: Ils me voulaient.
D.B.: Et ça a été comme ça, comme dans du beurre ?
E.D.: Ne me prends pas au mot. Je suis entrée de manière définitive durant les répétitions pour (A)pollonia. D’abord nous avons lu ce que Krzysztof avait préparé comme base. Pendant plusieurs mois. Nous avons réfléchi sur les fragments, les scènes, nous avons discuté. Nous savions déjà que certains personnages étaient attribués, que des rôles étaient définis. Moi, je lisais tout. Je ne savais rien. Cette situation est pour un acteur une épreuve difficile, mais j’ai résisté. Je ne savais pas quelle tâche me serait attribuée et d’une manière générale, je ne savais rien. Quand j’ai commencé à craquer, parce que les acteurs sombrent facilement dans le doute — ils doutent d’eux-mêmes — alors les camarades ont obligé Krzysztof à faire la distribution définitive. Et, finalement, il l’a annoncée.